Chapeau

NDLR : le présent article reprend les points forts d’un repérage biogéographique de la Laponie, effectué en été 2015. Nous remercions la rédaction de la revue Dynamiques environnementales de nous avoir accordé l’autorisation de reproduire cet article paru dans son numéro 39-40 – 2017.

Introduction

La Laponie, ou pays des Sámi, embrasse un territoire océanique transétatique d’Europe nord-occidentale qui s’étend largement de part et d’autre du cercle polaire arctique (66° 33’ n) en Norvège, Suède, Finlande, et presqu’île russe de Kola. Sa façade maritime, baignée par la mer de Norvège à l’ouest et l’océan Arctique au nord en une élégante dentelle de fjords, plonge à l’ouest en mer de Barents et mer Blanche, et au sud dans la Baltique au golfe de Botnie (figure 1).

Figure 1 La nation sámi, transétatique, regroupe une majorité de sa population au nord du cercle polaire, surtout au Finnmark
(modifié d’après www.samer.se)

Le pays occupe le nord du bouclier baltique issu de l’orogenèse calédonienne (Paléozoïque inférieur), socle précambrien pénéplané, puis siège d’un puissant inlandsis au cours des phases glaciaires quaternaires, l’épaisseur maximale de la calotte glaciaire atteignant environ 2 000 mètres. Les périodes postglaciaires voient la fonte de l’inlandsis qui a raboté le bouclier et laissé sur le socle force dépôts morainiques et innombrables cuvettes à l’origine d’une multitude de lacs et tourbières. En dépit des eaux tempérées du Gulf Stream qui lèchent le littoral de la Norvège, si ne subsistent plus au long de la crête faîtière des Alpes scandinaves que des glaciers de cirque, en revanche de belles calottes glaciaires coiffent encore les reliefs côtiers à forts cumuls de précipitations.

Hormis les fjords norvégiens renommés, trois entités majeures caractérisent le paysage végétal lapon : la montagne, la forêt boréale et la toundra des hautes latitudes. Mais, cheminant vers le nord, le forestier des montagnes sud-européennes tombe au détour de la piste nordique de surprise en étonnement, tant à l’observation des paysages grandioses que du comportement d’essences feuillues ou résineuses à ses yeux pourtant très familières (Cantegrel, 2017). Ainsi les conditions passées d’englacement et actuelles d’enneigement propres aux montagnes scandinaves suscitent-elles, dans un environnement boréal singulier, ici l’étonnante longévité, là le port effilé, d’un conifère fort banal en Europe centrale et occidentale : l’Épicéa commun (Picea abies), aussi nommé Épicéa de Norvège (Norway spruce). En contrepoint, les rigueurs climatiques sévissant aux marges de la toundra en proie à l’emprise du gel et du vent contraignent le Bouleau pubescent à différencier une forme tortueuse devenue arbustive dans le Grand Nord (Betula pubescens subsp. tortuosa).

L’originalité dendrologique de la Scandinavie

Des conifères en pointe

Les vétérans : des épicéas peu communs

En deçà du cercle polaire arctique, les Alpes scandinaves de Laponie présentent en Suède une série de bombements au relief assez peu accusé dont les croupes sommitales culminent du sud au nord entre 900 et 1 800 m d’altitude. C’est dans ces montagnes que l’on rencontre les plus vieux sujets d’Épicéa commun connus au monde, découverts par des chercheurs suédois à la fin du XXe siècle. Il s’agit en réalité de conifères aux dimensions très modestes qui bénéficient de l’aptitude de l’Épicéa au marcottage naturel pour initier de nouvelles pousses reliées aux systèmes racinaires anciens, parfois depuis des millénaires (tableau I).

Tableau I Situation et datation de quelques individus postglaciaires d’Épicéa commun en Laponie méridionale
(d’après Öberg & Kullman, 2013)


Localisation aux Alpes scandinaves

Individus clonaux* subalpins de Picea abies

Province suédoise

Massif

Altitude culminale

(m)

Latitude

nord

Nom du conifère primitif

Altitude

(m)

Datation au radiocarbone

14C (an)

Dalarna(a)

Fulufjället(b)

1 051

61° 30’

Old Tjikko

905

9 550

Härjedalen

Sonfjället

1 277

62° 20’

Old Rasmus

990

9 480

Old Raisa

995

2 340

Old Victor

945

2 340

Jämtland

Storsnasen

1 463

63° 15’

The Harry Smith spruce

685

5 585

The Hanna Resvoll-Holmsen spruce

865

8 975

Mullfjället

1 032

63° 30’

The Edvard Wibeck spruce

830

5 175

Åreskutan

1 420

63° 30’

Old Molly

975

6 400

(a) Dalécarlie dans le texte.

(b) Le radical fjäll désigne en Suède (fjell en Norvège) un haut plateau massif, légèrement retouché par les glaces (Chaput, 2006).

Ce type de multiplication végétative, très efficace, permet au conifère d’adopter un port de buisson rampant durant des siècles, protégé par le manteau de neige et les congères pendant les longs hivers boréaux. Jusqu’à ce que, les conditions climatiques s’améliorant au XXe siècle (Öberg & Kullman, 2013), au moins une pousse parvienne sans trop de dommages à franchir le niveau supérieur de la couche nivale et à différencier peu à peu un tronc (photo 1). L’Épicéa jusqu’ici chaméphyte peut alors accéder au statut d’arbre et contribuer de la sorte à élever sa limite altitudinale supérieure (treeline*1(1)) de manière significative.

Photo 1 Un épicéa primitif, potentiellement présent sur site depuis des millénaires. Plateau de Söthålshön au massif de Fulufjället (Dalécarlie), altitude 935 m
Noter la densité de la ramification à ras du sol jusqu’à 1 m de hauteur, niveau de l’épaisseur du manteau nival persistant durant la longue période hivernale.
Photo © Marie-France Cantegrel

Une colonisation postglaciaire étonnamment précoce

Depuis 25 ans, les datations au 14C de plus de 30 clones subalpins de Picea abies entre les 61e et 64parallèles en Suède et Norvège confirment que l’Épicéa fut parmi les arbres potentiels l’un des immigrants les plus précoces après le dernier épisode glaciaire. À tel point qu’il végétait déjà sur certains mêmes sites il y a 9 millénaires ! Par ailleurs, des troncs fossiles d’Épicéa ont récemment été découverts dans la province du Jämtland enfouis dans la tourbe à 1 360 mètres d’altitude non loin du sommet du Mont Åreskutan. Cette découverte inédite atteste, après datation au radiocarbone, la présence de l’espèce il y a 13 000 ans sur un site dépassant de 400 mètres l’actuelle treeline de Picea abies (Öberg & Kullman, op. cit.). À cette époque, le Mont Åreskutan émergeait en nunatak* de la glace alentour, offrant un refuge à l’Épicéa, capable de coloniser ensuite les espaces de moindre altitude après le retrait des glaciers.

Ces résultats révèlent l’incroyable adaptabilité du conifère en milieu extrême et révolutionne les hypothèses admises antérieurement relatives aux dynamiques géobiologiques en cause : l’Épicéa colonisa sûrement les Alpes scandinaves au moins 10 000 ans plus tôt que la littérature l’admettait jusqu’ici, durant une période où l’on imaginait la montagne entièrement couverte de glace.

Le port columnaire de l’Épicéa

En Laponie, l’Épicéa à port columnaire (photo 2) se rencontre schématiquement dans deux ensembles bioclimatiques : l’étage subalpin des Alpes scandinaves et les hautes latitudes boréales.

Mais quelle est l’origine du port columnaire de l’Épicéa commun ?

L’étude des “races” climatiques de Picea abies, entreprise dès 1938 en Europe par l’Union internationale des stations de recherches forestières, tend à prouver une variation clinale* de certains caractères adaptatifs du conifère, au moins dans les massifs montagneux. Dans le Jura français, Bouvarel2(2) élucide ainsi l’augmentation du taux de ses formes columnaires (“épicéa quenouille” et “épicéa écouvillon”) au-dessus de 1 200 mètres en lien avec l’élévation progressive d’altitude d’ouest en est, se traduisant par les gradients bioclimatiques suivants (Bouvarel, 1954) :

— en diminution : durée de la saison de végétation, température moyenne ;

— en augmentation : proportion de neige dans le total des précipitations (ou coefficient de nivosité*), luminosité, violence des vents.

Photo 2 Composée d’Épicéa columnaire et de Bouleau, la taïga est la forêt nordique ouverte la mieux adaptée aux longs enneigements.
Photo © Marie-France Cantegrel

Si l’on transpose les effets de l’altitude croissante dans le Jura à la pression écogénétique* de la latitude en Laponie, on peut supposer que la surdominance du port columnaire dans la taïga s’explique par une adaptation à des variations équivalentes des conditions de croissance nordiques. Au premier rang desquelles la neige, qui couvre ici le sol pendant les longues nuits d’hiver : 5 à 6 mois en Finlande (Viers, 1970a), contre 4 ou 5 mois au versant occidental du Jura (Bouvarel, op. cit.).

Le Pin sylvestre, champion forestier des hautes latitudes

Le Pin sylvestre le plus âgé avoisine les 720 ans en Suède. Autre curiosité qui ne laisse pas de surprendre le naturaliste des montagnes alpines : habituellement le Sylvestre s’y cantonne aux versants ensoleillés de l’étage montagnard3(3), tandis que l’Épicéa, très plastique il est vrai, se révèle davantage alticole. Les pessières peuplent plutôt en effet les expositions froides du montagnard jusqu’au subalpin inférieur (Favarger & Robert, 1966). Or, à la limite nordique de la forêt boréale, c’est toujours le Pin sylvestre qui s’aventure le plus au nord, devançant son concurrent de près d’un degré en latitude. Au Finnmark en effet, le Sylvestre atteint la latitude record de 70° 22’ au bosquet de Børselvdalen à Kistrand, contre 69° 30’ pour un bois isolé d’Épicéa à Pasvik (Cabouret, 1992), aux confins des terres russes de Kola.

Divers facteurs entrent habituellement en jeu pour expliquer le comportement de ces conifères qui diffère entre étage subalpin et zone boréale : impact des grands incendies de forêt, caractère pionnier du Sylvestre dont l’abondante production séminale lui permet de coloniser les sites les plus ingrats (Pardé, 1977) et de repousser plus au nord la treeline résineuse. Ne peut-on suggérer une explication complémentaire du différentiel éthologique entre Épicéa et Sylvestre confrontés à la singularité de l’enneigement et du régime éolien qui sévissent en ces contrées nordiques ? Si en effet les précipitations sont abondantes sur les côtes norvégiennes directement exposées aux flux océaniques d’ouest, avec 1 100 mm recueillis à Tromsø dont la moitié durant la mauvaise saison, on ne relève plus que 500 mm non loin de la pineraie nordique de Stabbursdalen au Finnmark (photo 3), et seulement 300 mm en situation plus interne (Pardé, op. cit.). Cette continentalité, avec un gradient négatif des précipitations vers l’intérieur du pays, laisse présager une faible épaisseur moyenne du manteau nival, d’autant plus inégal que déposé lors de tempêtes de neige et balayé par les vents violents. Or, le Pin sylvestre déserte certainement les sites en creux trop longtemps enneigés en se “réfugiant” sur les croupes plus précocement hors neige au printemps, comme le Pin à crochets, son proche congénère d’altitude aux Pyrénées (Cantegrel, 1986). Cette proposition s’appuie sur l’aptitude du Sylvestre à outrepasser la timberline*, observée au massif de Bæskades notamment où certains pionniers s’aventurent aux marges supraforestières* sur les interfluves à faible accumulation nivale (photo 4).

Photo 3 Un pin sylvestre pluricentenaire en forêt de Stabbursnes (Finnmark). Forêt pure, irrégulière, dont les plus vieux pins sylvestres excèdent l’âge de 500 ans, sise à 70° 10’ N au Stabbursdalen nasjonalpark. .
Photo © Marie-France Cantegrel

Photo 4 Pin sylvestre pionnier au-dessus de la timberline du Bouleau au Finnmark (69° 40’ N). Le pin isolé sur le plateau supraforestier adopte ici le port typique des conifères soumis à l’abrasion des cristaux de neige balayés par les vents violents en période hivernale.
Photo © Marie-France Cantegrel

En revanche, on a vu que l’Épicéa peut stagner des décennies, voire plusieurs siècles, à l’état chaméphytique sur la cordillère scandinave jusqu’à ce que, à la faveur d’épisodes climatiques plus cléments, il puisse "sortir la tête hors de l’eau" à l’état de neige et finir par construire une architecture de phanérophyte. Cette capacité d’adaptation aux variations périodiques de l’enneigement se trouve par la suite confortée par le port columnaire du conifère garantissant sa résistance face aux fortes chutes de neige et aux épisodes de givre intense.

Ainsi, mieux adapté à un épais tapis de neige persistant de longs mois, l’Épicéa domine dans la sous-zone boréale exposée à de fortes nivosités, tandis que le caractère pionnier du Pin sylvestre lui permet de s’aventurer dans les contrées plus nordiques et plus ventées à enneigement vernal supposé moins durable, même si la morsure du froid y devient plus rude.

Des feuillus omniprésents

Où le Bouleau pubescent devient tortueux

Hors phases d’afforestation ou de reconstitution forestière, le Bouleau est habituellement connu comme essence d’accompagnement au sein de la forêt sempervirente. Or ce feuillu pionnier se trouve largement répandu, au point de former des peuplements caducifoliés étendus aussi bien en montagne dans l’étage subalpin qu’au niveau subarctique de transition avec la toundra.

Mais de quelles espèces parle-t-on ?

Le Bouleau verruqueux (Betula pendula) bien sûr prospère au sud de la Laponie et peut même s’aventurer au-delà du cercle polaire (tableau II). Cependant c’est bien le Bouleau pubescent B. pubescens, hormis sa présence dans les hauts-marais, qui constitue l’essence des peuplements de transition avec les espaces supraforestiers ou asylvatiques. Il est désigné par downy birch ou arctic moor birch par les auteurs anglo-saxons, et les Finlandais le nomment Tunturikoivu, soit Bouleau des monts de Laponie. Il appartient à la sous-espèce czerepanovii qui naturellement peut présenter une ou plusieurs tiges. En altitude et en lisière de la toundra, il adopte souvent un port rabattu à une hauteur métrique (photo 5) et on le nomme Bouleau tortueux, Betula tortuosa4(4) (Ledeb.) Nyman (= var. pumila). Mais les dendrologues considèrent qu’il s’agit toujours du même taxon intraspécifique de Betula pubescens.

Quant au Bouleau nain (Betula nana), espèce oroboréale connaissant sa limite chorologique méridionale dans certains hauts marais de Margeride, loin ici de se cantonner aux tourbières, il participe abondamment aux groupements pionniers alticoles (photo 5) et hyperboréens.

Photo 5 Port frutescent de Betula tortuosa, abrité derrière une dalle rocheuse dans la lande culminale (Bæskades 69° 40’ N). Remarquer au premier plan Betula nana qui forme une brousse rase discontinue.
Photo © Marie-France Cantegrel

Tableau II Limites nordiques d’essences forestières en Fennoscandie


Essence

H. Perrin 1909

(Norvège)

M. Cabouret 1992

(Norvège)

R. Cantegrel 2017

(Laponie)

Pinus sylvestris

70° à Altenfjord alt. 230 m

Lappfuru en norvégien

70° 20’ au bosquet de Børselvdalen à Kistrand

70° 10’ à Stabbursnes (Finnmark)

Pinus sylvestris var. lapponica

Lapptall en suédois

Lapinmänty en finnois

Picea abies

(= P. excelsa)

67° à l’ouest

65° à l’est

Gran en norvégien

« L’épicéa pleureur et l’épicéa columnaire existent, mais sont peu répandus. » (sic)

69° 30’ au bois isolé de Pasvik

69° 55’ à Alta (spontané ?)

Gran en suédois

68° 10’ Pessière columnaire à Övre Soppero (Suède)

Taxus baccata

Çà et là

Juniperus nana

(= J. sibirica)

69° 40’ au massif de Bæskades (Finnmark)

Betula pendula

(= B. verrucosa)

65° très répandu

68° 30’ à Valtion Metsää

(Finlande)

Betula pubescens

Cap Nord ? (ambigüité car l’auteur parle de bouleau buissonneux difficile à distinguer du Bouleau nain avec lequel il s’hybride)

70° 40’ 11’’ forêt de Jansvand (Jansvandskog) près de Hammerfest.

« La forêt la plus septentrionale du monde lutte à grand’ peine contre le froid et la nuit »

70° 57’ à Oksvåg, bois de bouleau le plus septentrional du monde

70° 40’ près Kalak

Betula pubescens subsp. tortuosa

(= B. pubescens subsp. czerepanovii)

(= B. pubescens var. pumila)

Bouleau = Bjørk en norvégien, Björk en suédois, Koivu en finnois

Populus tremula

71°

Abondant en Telemarken et Hardanger

69° 45’ à Sekkeno (Finnmark)

69° 40’ à Bæskades et sur les rives du fleuve Tana

Quercus robur

(= Q. pedunculata)

63° à l’ouest

57° 30’ à l’est

57° 15’ à Store Mosse NP

(Jönköping – Suède)

Quercus petraea

(= Q. sessiliflora)

60°

Alnus glutinosa

63° 30’

Alnus incana

70° 30’. Près de Trondhjem (Trondheim) en association avec l’Épicéa. « Les aunes blancs du Lyngenfjord (69° 30’) sont fort beaux ».

69° 40’ à Bæskades

Alnus incana subsp. Incana (= A. incana subsp. kolaensis)

Fraxinus excelsior

64°40’ sporadique

Ulmus minor

(= U. campestris)

63° 30’ çà et là, essence très subordonnée

Ulmus glabra

(= U. montana)

70° idem

Acer platanoides

61° très 2aire

61° 10’ à Vallvik (Gävleborg - Suède)

Acer pseudoplatanus

64° très 2aire

Sorbus aucuparia

Très haut en latitude

69° 40’ à Bæskades

Salix spp.

Très abondants

Prunus padus

Çà et là

[68° 20’ à Abisko(a) (Norrbotten – Suède)]

63° 10’ à Skuleskogen (côte balte)

Tilia parviflolia

62°

Corylus avellana

67° 30’

Fagus sylvatica

67° ( ?) sur la côte ouest

Nota : Les latitudes nordiques notées en caractère gras signalent les avancées dendrologiques extrêmes repérées par les auteurs français. Pour mémoire, le Cap Nord atteint 71° 11’ de latitude nord.

(a) Donnée issue du centre de recherche subarctique Abisko scientific research station (Callaghan et al., 2013).

Des Salicacées à foison

Parmi la famille des Peupliers et des Saules, le Tremble (Populus tremula) apparaît fréquemment dans le paysage, spécialement à l’étage subalpin des Scandes et jusqu’à la limite nordique des arbres. Tout comme les Saules arbustifs, le Tremble occupe au sein de la forêt boréale une niche cruciale tant au niveau de la brousse supraforestière de Bouleau pubescent que de la taïga d’Épicéa columnaire. Quant aux Saules frutescents, ils mériteraient un repérage précis vu la prégnance d’une foule d’espèces dans les divers faciès de la sylve boréale et de la toundra buissonnante. Le plus connu demeure évidemment le Saule des Lapons Salix lapponum, à distribution arctico-alpine*5(5), mais de nombreux intermédiaires semblent exister avec de proches congénères.

En définitive, les contours chorologiques des essences composant la forêt boréale et s’aventurant en lisière de la toundra méritent plus amples investigations. L’état de nos connaissances actuelles des limites nordiques atteintes par les principaux résineux et feuillus se trouve ici synthétisé (tableau II). L’accélération du réchauffement climatique impose de jalonner les éventuelles migrations subséquentes vers le Grand Nord.

Comment les diverses essences forestières occupent-elles les espaces nordiques et comment s’agencent les formations végétales dans le paysage lapon ? Pour tenter de clarifier l’approche de ces questions, la distinction de trois entités biogéographiques significatives paraît constituer un cadre pertinent d’analyse. À savoir, les altitudes élevées des Alpes scandinaves, la zonation boréale méridienne, et les forêts côtières de la Baltique.

Les peuplements d’altitude des alpes scandinaves

Une ceinture arborée singulière : la brousse supraforestière de Bouleau

Le massif de Fulufjället, où fut érigé un parc national en 2002 et détectée la plus ancienne colonie clonale d’Épicéa (9 500 ans), permet une première approche de l’étagement des phytocénoses sur le versant oriental des Alpes scandinaves (figure 2).

Figure 2 Peuplement végétal d’altitude au versant oriental des Alpes scandinaves de Dalécarlie (Fulufjället NP)

Bien que d’amplitude altitudinale réduite à quelque 300 mètres, on observe dans le territoire du parc national diverses ceintures de végétation forestière au sein du subalpin boréal et jusqu’à la limite des étendues sommitales supraforestières. Du centre d’accueil en direction de la cascade Njuskärs, on traverse une magnifique pessière à Pin sylvestre (photo 6), entrecoupée de tourbières à Linaigrette (Eriophorum vaginatum), avec sous-bois continu d’Éricacées6(6) où la Camarine noire (Empetrum nigrum) et les diverses Airelles (Vaccinium myrtillus, Vaccinium uliginosum, Vaccinium vitis-idaea) sont majoritaires. Picea abies présente ici un port columnaire typique, adapté aux abondantes chutes de neige, qui donne à la forêt cette silhouette envoûtante caractéristique de la taïga.

Photo 6 La pessière subalpine de Dalécarlie occupe parfois les sols humides, voire engorgés, mais la bétulaie pubescente prédomine le long des cours d’eau ainsi que dans les ceintures lacustres, tourbeuses, et supraforestières.
Photo © Marie-France Cantegrel

Le rebord du plateau gréseux (blocs de grès rouge et dalles de quartzite), entre 850 et 900 mètres, se pare d’une brousse claire de Bouleau à Sorbier des oiseleurs et Tremble où s’aventurent quelques épicéas et pins sylvestres épars. Cette ceinture de feuillus assure la transition avec la lande sommitale très dense entre blocs rocheux et mini-tourbières. Sur ces grands espaces ventés dominent vers 900 mètres d’altitude les Éricacées, et surtout les arbuscules blanchâtres du lichen Cladonia stellaris qui donnent l’impression d’un saupoudrage de neige. Sous l’effet de la sécheresse le tapis de lichens se rétracte en un réseau de fissures polygonal (photo 7) conférant à la couverture végétale du haut plateau une allure de toundra boisée. Les bouleaux torturés par le vent s’y réfugient à l’abri des corniches rocheuses, tandis que quelques pins sylvestres de petite taille et les fameux épicéas vétérans à ramification bi-étagée (photo 1) indiquent l’épaisseur de la couche hivernale de neige persistante, de l’ordre d’un mètre.

Photo 7 Les polygones lichéniques de Cladonia stellaris au Söthålshön vers 900 mètres d’altitude (Dalécarlie).
Photo © Marie-France Cantegrel

La lande supraforestière s’enrichit d’un Bouleau supplémentaire, le Bouleau nain Betula nana, mais les phanérophytes présentes là-haut se réduisent à quelques « arbres » capables d’endurer les rigueurs climatiques extrêmes, tels les conifères Pinus sylvestris et Picea abies, et surtout les amentifères Betula pubescens et, à un degré moindre semble-t-il, B. pendula.

La bétulaie subalpine de Vindelfjällen (66° N)

En Norrland, la remontée de la Vallée Bleue (Blå Vägen) depuis Storuman jusqu’à la crête frontière de la Norvège donne un bon aperçu de l’étagement de la végétation de l’altitude 500 mètres à 1 400 mètres entre le piémont et le faîte de la chaîne scandinave. En l’espace d’un cheminement de cent kilomètres vers l’amont, on passe graduellement en effet de la pineraie sylvestre à sous-bois d’Éricacées à la pessière columnaire, puis à la bétulaie pubescente qui vers 700 mètres d’altitude devient fourré arbustif au contact de la toundra alpine. Là-haut, les vastes étendues alpines au relief hardi s’ornent encore de larges névés en fin d’été, le tout agrémenté de nombreuses tourbières et torrents ourlés de ripisyles où l’on reconnaît les feuillages argentés du Saule frutescent Salix lapponum.

Mais le plus étonnant est l’immensité des forêts denses de mountain birch, les forestiers nommant ainsi la sous-espèce nordique du Bouleau pubescent (Betula pubescens subsp. tortuosa = B. czerepanovii). À tel point que la bétulaie pubescente constitue dans la réserve naturelle de Vindelfjället l’une des phytocénoses majeures couvrant près de 150 000 ha, ce qui en fait la plus vaste forêt de Bouleau de montagne protégée au monde.

Le Bouleau pubescent de montagne présente ici deux grands ensembles de peuplement :

— une bétulaie à tendance sèche, avec Vaccinium myrtillus, Vaccinium vitis-idaea, Listera ovata, Cornus suecica (photo 8), Melampyrum pratense, Solidago virgaurea, etc.

— une bétulaie humide, avec un lot de Carex (Carex nigra var. juncea, Carex flava, Carex magellanica, Carex vaginata) et de Saules (Salix capraea, Salix myrsinifolia subsp. borealis), Alnus incana subsp. kolaënsis, Geranium sylvaticum, Molinia cærulea, Pinguicula vulgaris, Potentilla erecta

Photo 8 Espèce fréquente en forêt nordique, le Cornouiller de Suède ou Cornouiller nain forme d’épais tapis dans les landes boréales.
Photo © Marie-France Cantegrel

À n’en pas douter, l’extension du Bouleau dans l’étagement des phytocénoses forestières subalpines constitue une grande originalité des Alpes scandinaves.

La toundra alpine au cercle polaire en Nordland (66° 33’ N)

Le franchissement du cercle polaire arctique dans le massif norvégien de Saltfjellet permet une incursion dans les immensités saisissantes de la toundra alpine. Bien qu’à faible d’altitude, on perçoit clairement dans le paysage géobiologique la sévérité des conditions environnantes, d’autant que le Svartisen, la calotte glaciaire la plus étendue de Laponie (370 km²), se situe à seulement une cinquantaine de kilomètres plus à l’ouest.

Outre les champs de blocailles erratiques déposées par les glaciers (photo 9) et les formations de Carex et Graminées (dont le Nard raide Nardus stricta) à fort recouvrement, la lande chaméphytique battue par le vent est omniprésente, malgré l’altitude modeste de 700 mètres. On y remarque Betula nana, Empetrum nigrum, Vaccinium vitis-idaea, Vaccinium myrtillus, Vaccinium uliginosum, Rumex acetosa, Epilobium angustifolium, et un lot de Saules frutescents tels Salix lapponum, Salix phylicifolia, Salix cf. arbuscula, sans parler des tourbières à Sphaignes et Linaigrettes.

Plus bas, l’étage subalpin7(7), où partout le Bouleau constitue l’essence dominante de la forêt décidue, marque cependant une nette asymétrie des peuplements sempervirents (figure 3) : alors que l’Épicéa en constitue l’essentiel au versant sud, le Pin sylvestre reste quasi exclusif au nord, du moins jusqu’à un certain niveau. La brousse supraforestière de Bouleau tortueux est uniformément présente en bordure du haut plateau et semble l’écotone majeur entre forêt subalpine et toundra alpine.

Désormais, au nord du cercle polaire, la forêt feuillue l’emporte largement sur la forêt de conifères. Un autre gradient chorologique se fait jour en cheminant vers le levant : si le Pin sylvestre déserte les îles Lofoten alors que l’on y rencontre l’Épicéa (spontané ?), en revanche Picea abies se raréfie nettement dans la province de Troms, pour disparaître au nord du Finnmark8(8).

Photo 9 Les dépôts morainiques de la toundra alpine au Saltfjellet vers 700 m d’altitude en Nordland. Noter au premier plan l’exubérance de la brousse chaméphytique de Betula nana.
Photo © Marie-France Cantegrel

Figure 3 La toundra alpine buissonnante au passage du cercle polaire ouvre la porte sur le grand Nord

Le Bouleau tortueux au massif sédimentaire de Bæskades (Finnmark)

L’ancienne piste des Sámi qui chemine d’Alta à Kautokeino, en rive gauche du canyon d’Alta, remonte une vallée riante occupée d’abord par une pineraie pure, exploitée, puis par une bétulaie à Éricacées, Verge d’or, Saules, Tremble et Aune blanc Alnus incana (figure 4). Plus haut on retrouve le Sylvestre et en clairière on remarque pour la première fois au ras du sol les délicates feuilles réticulées et déjà rougissantes du Raisin d’Ours alpin (ou Busserole ciliée) Arctostaphylos alpinus, auprès de la Camarine noire et de l’Airelle rouge.

En abordant le plateau sommital, le Bouleau tortueux se cantonne préférentiellement aux talwegs et dépressions, ou à l’abri des rochers et blocs erratiques. L’entablement sédimentaire est ici encombré de paquets morainiques comportant des galets roulés hétérométriques de différentes origines (sédimentaire, plutonique,…) et une matrice fine grise à ocre. Dès 400 mètres d’altitude on découvre aussi des indices de géliturbation* lorsque le sol est nu, avec embryons de polygones pierreux*. Cette observation tend à accréditer l’hypothèse d’une couverture nivale intensément balayée par le vent, laissant des plages de sol à découvert, non protégées des cycles de gel, ce que confirme l’occurrence d’une lande d’Azalée naine Loiseleuria procumbens et de Bouleau nain sur les sites les plus exposés.

La lande sommitale se caractérise par l’abondance des Éricacées, de rares Bouleaux tortueux déformés par les assauts du vent, la bonne représentation des graminées, mousses et lichens, sans compter bien sûr les rochers, et les régolites plus ou moins remaniés par la gélivation. On remarque en particulier : Empetrum nigrum, Vaccinium uliginosum, Vaccinium vitis-idaea, Arctostaphylos alpinus, Loiseleuria procumbens, Betula nana, Betula pubescens, Carex sp., Nardus stricta, Juniperus communis (semi-prostré), Juniperus nana, Salix lapponum, Salix phylicifolia… Le Pin sylvestre s’y aventure en pionnier ici ou là, dépourvu de branches vivantes à la base (photo 4), rappelant ainsi le port de l’épicéa primitif de Dalécarlie, mais sans sa capacité de réitération de nouvelles pousses.

Un peu plus haut en revanche, le Pin sylvestre, tout comme le Genévrier couché, déserte la végétation culminale : seule résiste la lande rase, ouverte, de Camarine noire et Bouleau nain (photo 10). Quelques touffes de Raisin d’Ours alpin Arctostaphylos alpinus s’y dispersent et de rares bouleaux déformés s’abritent sous le vent des dalles rocheuses affleurantes (photo 5). Çà et là des tourbières colmatent les cuvettes du plateau, repérables aux gracieuses aigrettes cotonneuses d’Eriophorum angustifolium, avec ceintures de Carex sp., buissons de Salix lapponum et Betula nana, le tout accompagné de Vaccinium uliginosum, Vaccinium myrtillus,

Figure 4 Dans la région d’Alta, les landes supraforestières s’imposent dès 400 m d’altitude (Grønnåsen)

Photo 10 À l’extrémité nord des Alpes scandinaves, les interfluves supraforestiers demeurent couverts de landes rases discontinues où abondent Camarine noire, Azalée et Bouleau nains (Massif de Bæskades – Finnmark).
Photo © Marie-France Cantegrel

Comme ailleurs dans la cordillère scandinave, le Bouleau tortueux (Betula pubescens tortuosa) forme à Bæskades une ceinture boisée irrégulière et souffreteuse au contact du plateau supraforestier. Le seul conifère à s’aventurer là-haut est le Pin sylvestre, tout en désertant les dépressions où probablement la neige persiste tard en saison.

De la forêt boréale à la toundra

La pineraie bienvenante de Sveg (Jämtland)

En Laponie méridionale, à l’approche du 62e parallèle dans la province suédoise de Jämtland, on traverse près de Sveg une belle pineraie implantée sur un sol apparemment stérile d’arènes granitoïdes grossières encombrées de blocs morainiques. Malgré ces conditions édaphiques très filtrantes et une épaisse couverture lichénique lui conférant une allure boréale affirmée, la futaie se compose de Pin sylvestre élancé et très bien conformé : rectitude de la tige, finesse des branches, cime aiguë (photo 11).

Le trio Calluna vulgaris, Vaccinium vitis-idaea, Cladonia stellaris constitue la base floristique du sous-bois de cette futaie de Pinus sylvestris. On observe également les Airelles bleue Vaccinium uliginosum et noire Vaccinium myrtillus, la Camarine noire ou Empêtre Empetrum hermaphroditum, ainsi qu’un lot de lichens dont Cetraria islandica et Cladonia cf. uncialis. Quelques feuillus ornent les lisières, tels Betula pendula, Salix phylicifolia, Salix capraea

Photo 11 À Sveg (62° N) la futaie de Pin sylvestre, très élancée, est installée sur un sol ingrat couvert de lichens et de chaméphytes éricacées.
Photo © Marie-France Cantegrel

La pessière columnaire, figure emblématique de la taïga

En remontant vers le nord, on parcourt les tunturi, collines érodées aux sommets arrondis caractéristiques qui s’étendent de la Laponie centrale à la Carélie. Dans le Norrland suédois, la pessière d’Övre Soppero, par 68° 10’ de latitude nord, balise la limite septentrionale de la taïga telle qu’on se la représente habituellement avec les silhouettes effilées et les cimes sombres d’Épicéa9(9) en peuplement lâche dominant les feuillages clairs du Bouleau ou du Tremble, rarement mêlé de Pin sylvestre (photo 12).

La pessière se développe sur sols humides à tourbeux, avec Bouleaux (Betula cf. pendula, Betula nana), Saules (Salix phylicifolia, Salix lapponum), et quelques résineux (Pinus sylvestris jeune, Juniperus communis semi-prostré). Au sol, une belle diversité d’Éricacées (Airelles Vaccinium vitis-idaea, Vaccinium uliginosum, Vaccinium myrtillus, Andromédie Andromeda polifolia, Camarine Empetrum hermaphroditum), et de mousses (Sphagnum sp., Polytrichum formosum, Polytrichum commune et autres), lichens (dont Cladonia stellaris), prêles (Equisetum sp.), avec l’Épilobe Epilobium angustifolium en clairière et lisière... Sans oublier le Petit-Mûrier (Ronce ou Mûrier des marais, ou encore Mûre arctique, lakka des Sámi) Rubus chamaemorus, qui s’épanouit partout dans les tourbières de Fennoscandie.

La taïga d’Épicéa domine encore le paysage des monts de Laponie en cheminant vers le sud, du côté de Gällivare, Muddus nationalpark, Jokkmokk, et en deçà du cercle polaire en direction de la Silver Vägen. Dans cette Vallée d’Argent perlée d’innombrables lacs glaciaires logés entre les croupes orientées nord-ouest – sud-est, la forêt boréale se déploie dans toute sa puissance, pointant la cime aiguë de ses magnifiques épicéas columnaires au-dessus des feuillus, où çà et là pâturent de paisibles rennes.

Photo 12 Canopée hérissée typique de la taïga en Laponie centrale (Norrbotten, 68° N).
Photo © Marie-France Cantegrel

Bien sûr, nulle monotonie dans ces étendues forestières nordiques : si l’Épicéa s’impose sur les sols humides des tunturi, toujours le Pin sylvestre devient prépondérant en cas de sol morainique filtrant, ou au contraire lorsque la tourbe s’épaissit. Alors le Sylvestre, certes chétif, reste quasiment seul à s’aventurer dans les tourbières aux côtés des Saules frutescents.

Arjeplog, petite bourgade sise à 66° de latitude nord et 18° de longitude ouest, semble matérialiser la limite méridionale de la pessière boréale columnaire. Plus au sud en effet, lorsqu’on se dirige vers Storuman et l’aval de la Blå Vägen, l’Épicéa n’adopte plus le port typique de la taïga laponne. On traverse alors des forêts mélangées d’Épicéa et Sylvestre, par pieds d’arbre ou par parquets, traitées en futaie régulière et parfois siège de coupes rases assises sur plusieurs hectares d’un seul tenant. Pour la forêt scandinave il semble exister, jusqu’aux latitudes proches du cercle polaire arctique, une homologie avec la limite nordique de “la forêt commerciale” des Québécois.

La pineraie boréale finnoise à lichens terricoles et arboricoles

La Finlande pousse loin au nord-ouest son bois de Renne, entre Lapland suédoise et Finnmark norvégien. On y parcourt le Grand Nord plutôt déserté par l’Épicéa et colonisé ici par de belles et frugales pineraies boréales, telles celle de Valtion Metsää sise à 68° 30’ N sur des moraines à arène granitoïde grossière de couleur rose et blocs arrondis. En sous-bois, mousses, lichens et rochers recouvrent plus de la moitié de la surface au sol (photo 13), le reste se partageant entre les trois Airelles, la Camarine noire, le Raisin d’Ours et le Lycopode alpin... Sans compter le Bouleau verruqueux10(10), le Saule des Lapons et les grandes Usnées noires qui pendent des rameaux de vieux pins.

Le peuplement forestier clair et irrégulier, aux arbres de dimensions modestes (en taille et en grosseur), semble ici de très faible productivité tant les conditions de végétation sont ingrates. Dans le paysage partout s’impose le Pin sylvestre, seul conifère à dominer le Bouleau omniprésent, le Genévrier restant toujours discret.

Photo 13 Entre Éricacées et rochers, le sol de la pineraie boréale claire se couvre de lichens (Cladonia sp.).
Photo © Marie-France Cantegrel

L’étonnante pineraie dunaire de Karasjok (69° 30’ N)

Le bassin orographique du fleuve Tana, qui matérialise la frontière fenno-norvégienne sur une bonne longueur, se présente comme un pays de montagnes arrondies boisées de Bouleau et de Tremble. Quelques pins sylvestres apparaissent dans la forêt caducifoliée, puis de petits bouquets de Pin sur dunes morainiques ponctuent la route entre Karasjok11(11) et Lævvajok. Non loin de là, une jolie pineraie sur dunes continentales, irriguée de rivières torrentielles à Saumon, borde la route de Kautokeino. Située à 69° 30’ N, la futaie résineuse s’accompagne de la flore habituelle des sous-bois boréaux de Pin sylvestre, avec cependant une couverture ici plus épaisse de mousses et lichens, à mettre en relation avec la nature sablonneuse du substrat (photo 14). Il s’agit d’une pineraie exploitée, de structure irrégulière, pauvrement bistratifiée, présentant plusieurs plages de peuplements aux stades semis — plutôt rare — perchis et futaie, dont les plus vieux pins portent des traces de prélèvement de lanières d’aubier à la base des troncs12(12). Le sous-bois est uniformément couvert d’Airelle rouge et d’Airelle des marais, la Camarine noire se révélant beaucoup moins abondante qu’aux très hautes latitudes. On y trouve aussi Arctostaphylos alpinus et, occurrence rare dans le Grand Nord, sa congénère la Busserole Arctostaphylos uva-ursi.

Photo 14 À travers les frondaisons des jeunes pins, on aperçoit les affleurements dunaires de sable siliceux.
Photo © Marie-France Cantegrel

La vieille forêt nordique de Pin sylvestre de Stabbursnes (70° 10’ N)

Sur le littoral de l’océan Arctique s’abrite le parc national de Stabbursnes au fond de l’ample fjord de Porsangen. Là, à plus de 70° de latitude nordique, s’épanouit la pineraie sylvestre (950 ha) à la fois la plus âgée13(13) de Norvège, mais aussi la plus septentrionale. Selon un garde de l’environnement rencontré sur le site, les gros pins14(14) sont âgés de 250 à 350 ans, certains vieux sujets atteignant 500 ans15(15). Ce qui frappe un forestier coutumier des montagnes alpines, c’est que la plupart de ces arbres vénérables, s’ils sont branchus et de taille modeste (15 mètres de hauteur au plus), se révèlent en revanche bienvenants (photo 3). Ils ont bénéficié, grâce à la faible densité initiale du peuplement, d’une croissance libre favorable à leur relative vigueur. Certains de ces pins âgés arborent un fût festonné de crêtes longitudinales connectées aux grosses branches, ce qui donne un aspect bosselé à la tige. Par ailleurs, leur rhytidome peut conserver une couleur orangée jusqu’à la base du tronc, coloration que l’on observe parfois chez certains conifères âgés poussant en altitude (par exemple Pin à crochets de Néouvielle dans les Pyrénées).

Majoritairement, le peuplement se présente comme une pineraie sylvestre à sous-bois de Camarine noire et Airelle rouge installée sur des substrats morainiques filtrants. Lorsque le sol devient humide, la pineraie cède la place à la bétulaie rivulaire à Prêle et Cornouiller de Suède. Les brins de Bouleau y sont bien conformés, parfois rejets de souche, sans jamais présenter les déformations qui caractérisent les arbres en limite climatique.

La rectitude des arbres de la forêt de Stabbursnes montre que, malgré leur situation en limite latitudinale et leur parcours constant par le Renne (photo 15), les peuplements forestiers nordiques de Bouleau et de Pin sylvestre semblent parfaitement adaptés aux conditions climatiques extrêmes.

Photo 15 Renne au pâturage dans la vieille pineraie nordique de Stabbursnes (70° 10’ N).
Photo © Marie-France Cantegrel

Le hallier de Bouleau tortueux en lisière de la toundra arctique

Dans les grands espaces bordant l’océan Arctique, comme déjà observé ailleurs dans le Finnmark, le Bouleau subit périodiquement de sévères défoliations dues à la chenille arpenteuse d’Oporinia autumnata (Kallio & Lethonen, 1975). Le spectacle estival de dizaines d’hectares contigus de bétulaie défoliée est affligeant, mais ne résulte-t-il pas de l’explosion démographique cyclique du lépidoptère16(16), partie prenante dans la sylvigénèse de ces peuplements nordiques caducifoliés ? En tout cas, dans cette maigre forêt de Bouleau, le Renne semble trouver une ressource herbagère moins exposée au mauvais temps (photo 16). Il faut davantage s’avancer vers le nord pour mieux observer le comportement du feuillu proche de la treeline. Au niveau de Kalak, à la latitude de 70° 40’ N, le peuplement, déjà bien rabougri, se présente sous forme d’un hallier de Bouleau tortueux, peu feuillé, de deux à trois mètres de hauteur (photo 17). Si on poursuit plus encore au nord jusque dans la vallée nommée Oksvåg, on atteint le bois de Bouleau le plus septentrional du monde par 70° 57’ de latitude (Cabouret, 1992).

Après cette incursion nordique extrême, on se dirige vers la péninsule de Varanger où, passée la lisière du Bouleau tortueux, s’étendent les immensités désolées de la toundra arctique.

Photo 16 Rennes en estive dans la bétulaie tortueuse défoliée par la chenille d’Oporinia autumnata au Finnmark.
Photo © Marie-France Cantegrel

Photo 17 Le Bouleau tortueux à l’approche de sa limite nordique au-delà du 70e parallèle.
Photo © Marie-France Cantegrel

La toundra de Varanger bordée par la mer de Barents

Déjà à Nesseby, où des traces d’établissement sámi remontent à 10 000 ans BC17(17), la végétation côtière prend des allures de toundra. Ainsi, sur sa presqu’île où s’élève solitaire la petite église en bois, la lande rase dominée par la Camarine noire se compose de Genévrier nain, Raisin d’Ours alpin, Cornouiller de Suède, Ronce petit-mûrier, Campanule à feuilles étroites, et divers Saules dont Salix lapponum et Salix phylicifolia.

En continuant de longer le littoral vers l’est on remarque que Vadsø jalonne l’extrême limite de la végétation arborescente (timberline) sur la côte nord du fjord de Varanger : en remontant vers Vardø ne subsistent plus en effet que de rares saules frutescents à proximité des mouillères ou dans certains talwegs. À l’entrée du parc national de Varanger, Empetrum nigrum, Cornus suecica, Betula nana, Antennaria alpina, Campanula rotundifolia, Cetraria islandica, Deschampsia flexuosa, Silene acaulis composent l’essentiel des landes rases de la toundra asylvatique. Plus loin encore, les vastes ondulations vertes entrecoupées des flocons cotonneux parsemant les tourbières à Linaigrette se détachent du brun plombé des croupes rocheuses rabotées par les anciens glaciers.

Au surplus de la moquette rase de Camarine noire qui couvre sommairement les croupes, on remarque la présence du Bouleau nain, vraiment prostré et non buissonneux comme à plus basse latitude, ainsi que celle du Cornouiller de Suède. Dans les combes à neige viennent les Saules nains, tels Salix reticulata et Salix herbacea. On observe aussi Salix polaris dans le Varanger, ainsi que le lichen islandais Cetraria islandica et le lichen des Rennes Cladonia rangiferina.

On se trouve ici à 70° 20’ de latitude nord, à 31° de longitude est, et à seulement quelques dizaines de mètres au-dessus du niveau de la mer toute proche. Et l’envie de s’attarder sur le spectacle envoûtant des grands espaces pousse l’explorateur plus loin encore…

On poursuit alors le cheminement sur la côte sauvage jusqu’à Hamningberg, village du bout du monde, au terminus de la route étroite qui serpente entre les chaos rocheux, sombres écroulements des falaises sédimentaires qui bordent la mer de Barents. Si on ne parcourt pas le plateau à la recherche des moraines circulaires évoquées par le parc national, sur les hautes surfaces en revanche, demeurent bien visibles les champs de blocs hérités d’alluvions préglaciaires remaniées au temps de l’inlandsis quaternaire. Parfois sur les pentes des galets roulés s’assemblent en cordons18(18) à la manière d’andains rocailleux confectionnés de main d’homme (photo 18).

Photo 18 Détail d’un cordon de galets roulés décimétriques amoncelés par les anciens glaciers arctiques.
Photo © Marie-France Cantegrel

En quittant ces terres hyperboréennes on garde au fond du cœur le souvenir impérissable de l’immense toundra de Varanger qui déborde largement sur sa presqu’île les quelque 2 000 km2 d’espaces protégés. L’âme de ces lieux ensorcelants se projette dans la silhouette majestueuse du Renne Rangifer tarandus19(19) (photo 19) demeurée sauvage en dépit de la domestication ancestrale opérée par les Sámi20(20)!

Photo 19 Le Renne d’Eurasie, maître incontesté des immensités de la toundra arctique.
Photo © Marie-France Cantegrel

Aperçu de la forêt côtière balte

Les forêts de bas étage à Skuleskogen (63° 10’ N)

En bordure du golfe de Botnie, le parc national de Skuleskogen se situe sur un promontoire de roches plutoniques plongeant dans la mer, et le socle affleure sur de larges surfaces arrondies par l’abrasion glaciaire. On grimpe facilement au refuge proche du lac Tärnättvatten, dans un écrin de pineraie à caractère subalpin dominant la Baltique du haut de ses 172 mètres d’altitude (figure 5) ! Le Pin sylvestre, accompagné çà et là d’Épicéa, Genévrier couché, Bouleau verruqueux et Sorbier des oiseleurs, peuple une landine* hélio-acidophile de composition commune aux forêts boréales laponnes, avec Calluna vulgaris, Vaccinium vitis-idaea, Vaccinium mytillus, Vaccinium uliginosum, Arctostaphylos uva-ursi, Andromeda polifolia, Empetrum hermaphroditum, Cornus suecica, Polystichum formosum, Cladonia stellaris, Cetraria islandica. Dans les tourbières de Sphaignes, on observe Drosera anglica ou Drosera intermedia, Rubus chamaemorus, Betula nana, et diverses espèces de Carex et de Saules frutescents. Et les ceintures lacustres s’enrichissent de Pinus sylvestris, Alnus incana, Populus tremula… Un peu plus bas s’épanouit une pessière sur replat sableux, avec vieux épicéas aux branches chargées du lichen Usnea longissima. Le sous-bois est d’Airelle bleue et Myrtille avec Rubus saxatilis, Sorbus aucuparia, et sur les sites plus frais et chimiquement plus riches Rubus idaeus, Melica uniflora…

Figure 5 Succession altitudinale de la forêt mixte tempérée à la forêt sempervirente boréale sur le littoral de la mer Baltique (Västernorrland)

Vers 100 mètres d’altitude on quitte les phytocénoses à tempérament subalpin, et la bétulaie installée sur une terrasse humide (photo 20) revêt un aspect montagnard de versant frais. Betula pendula s’accompagne de Populus tremula, Alnus incana (avec un beau sujet repéré de D1,30 = 35 cm), Prunus padus, Geranium sylvaticum, Viburnum opulus.

Au dernier niveau sylvatique avant le littoral sableux, au sein de la pessière côtière sombre mâtinée de Bouleau, réapparaît la Myrtille. Les petits cours d’eau qui drainent le bas du versant abritent le Castor qui y confectionne des barrages, et qui laisse de sérieuses incisions sur les arbres voisins ! Enfin, le haut de plage aligne un mince cordon dunaire colonisé par une végétation herbacée psammophile* que dominent les touffes robustes de la graminée Elymus cf. arenarius aux larges feuilles glauques.

Photo 20 La forêt balte de Bouleau verruqueux, faciès majeur des replats humides du littoral.
Photo © Marie-France Cantegrel

Les pineraies « méridionales » (Gävleborg)

Bien plus au sud, vers 61° 10’, le territoire du petit village côtier de Vallvik empiète sur une pineraie de Pin sylvestre sur blocs granitoïdes qui déboulent dans la mer Baltique. Sa physionomie ressemble aux forêts sempervirentes laponnes, mais le caractère boréal en moins : absence de tapis lichénique terricole, disparition de la Camarine noire et de l’Airelle bleue au profit d’un couvert complet de Myrtille et d’Airelle du Mont Ida. S’y joignent également l’Érable plane et le Sorbier des oiseleurs. Comme au nord, on retrouve le Bouleau pubescent pourtant devenu semble-t-il plus rare en Laponie méridionale.

On quitte la Laponie et le domaine des forêts boréales pour retrouver les forêts mixtes tempérées du sud de la Scandinavie. À ces latitudes, mis à part les versants de la cordillère scandinave, les forêts de caractère altimontain* ne se rencontrent plus qu’aux stations abyssales, milieux froids que génèrent les tourbières acides si abondantes sur le bouclier baltique.

Essai de zonation biocénotique des espaces boréaux parcourus

Des conditions climatiques froides mais nuancées

À l'échelle du globe, les régions froides21(21) débordent des deux calottes polaires et leur limite coïncide avec l'isotherme + 10 °C du mois le plus chaud, c'est-à-dire la température moyenne de juillet dans l'hémisphère boréal. Entre les zones froides et la zone chaude, grosso modo intertropicale, s'étendent les deux zones tempérées. Ainsi la péninsule fennoscandienne appartient-elle aux terres tempérées boréales (Viers, 1970a), hormis ses marges nordiques et alpines (figure 6) qui relèveraient de la zone arctique d'après Lemée (in Simon, 1998).

Figure 6 Correspondance entre isothermes et limites chorologiques d’essences forestières en Fennoscandie
NB : il conviendrait d’actualiser le tracé de ces courbes issues de G. Lemée (1967). En particulier les isothermes déduites de relevés climatiques datant de plus d’un demi-siècle.

Fondée sur des seuils thermiques différents22(22), la classification de Péguy amène à considérer l’ensemble de la Laponie comme relevant de climats froids (figure 7), excepté le versant atlantique des Scandes, en deçà du cercle polaire, qui jouit d’une modération océanique en bordure de la mer de Norvège. Là-bas en effet, les vents d’ouest répétés et l’abondance des précipitations caractérisent le type norvégien du climat tempéré régnant sur les montagnes côtières occidentales. Sous l’effet des perturbations océaniques, les précipitations deviennent paroxysmiques avec un total excédant parfois 5 000 mm, comme à Alfotbre, à 62° N en Norvège, sans que les hivers23(23) soient rigoureux : + 3 °C à Bergen (60° 20’ N), et – 1,6 °C à Bodø sous le 67e parallèle (Viers, 1970a).

Figure 7 Extrait de la cartographie climatique de l’Europe du nord-ouest selon Péguy
modifié d’après Ch. P. Péguy, Précis de climatologie, Masson, 1970)

Sur cette même côte norvégienne, la ville de Tromsø, située à la latitude 69° 40’, au nord des îles Lofoten et Vesterålen, subirait un climat subarctique avec une amplitude de 12,7 °C, une moyenne annuelle de 3,3 °C et un total de précipitations excédant 1 100 mm (Péguy, 1970). Si le terme de subarctique proposé par Péguy semble approprié pour définir la variante de climat froid sévissant en Norvège septentrionale, quelle est son emprise biogéographique au regard de la répartition des grandes formations végétales ? En effet, la cartographie climatique ici reproduite (figure 7) ne différencie pas le subarctique de l’océanique froid.

L’extension limitée de la toundra en Laponie

Aux hautes latitudes, il n'existe pas de concordance entre permanence d'un sol gelé en profondeur et développement de la toundra en surface, puisqu'au contraire en Yakoutie de larges superficies de taïga contribuent grâce au couvert forestier à freiner le dégel du pergélisol* au-delà d'une épaisseur superficielle d'un ou deux mètres (Viers, 1970a). Par ailleurs, l'occurrence d'un pergélisol exige, non seulement des climats anciens au froid extrêmement rigoureux, mais également l'existence d'un épais sol meuble à forte capacité de rétention d'eau. Le bouclier baltique présentant des surfaces rabotées par les glaciers, c'est seulement au niveau des dépressions comblées de sédiments fins (lutites) et des tourbières que le terrain devient potentiellement favorable au processus. C'est pourquoi l'extension marginale du pergélisol (figure 8) se cantonnerait à des îlots au nord de la Laponie où existent à la fois des substrats propices et des conditions climatiques arctiques susceptibles de le pérenniser, au moins un temps24(24). En zone subarctique, le pergélisol relictuel ne semble subsister que dans les Scandes, au prix d'un amincissement drastique sur le versant oriental depuis la fin du XXe siècle (Callaghan et al., 2013).

Aussi la carte ici référencée, sans doute valable il y a un demi-siècle, exagère largement l’étendue du pergélisol vu le réchauffement climatique qui s’accentue depuis lors. Si bien que les informations diffusées au grand public dans les parcs nationaux du Finnmark n’évoquent plus guère le maintien du pergélisol dans la toundra, sauf peut-être à Vardø, petite cité côtière située à l’extrémité orientale de la péninsule de Varanger.

Figure 8 La limite du pergélisol discontinu coïncide sensiblement avec la lisière méridionale de la toundra arctique, excepté en Sibérie orientale où le gel profond peut subsister sous la taïga
(modifié d’après Viers, 1970a)

À signaler néanmoins l’existence (éphémère) de tourbières à palsen ou palses. Aussi dénommés "tertres de toundra", les palses « sont des monticules de quelques mètres de haut, formés par des ségrégations de glace, comme les pingos, mais uniquement dans les tourbières arctiques » (Tricart & Cailleux, 1967). Cependant on ne manque pas de tempérer localement25(25) : « Si la température annuelle moyenne T ≤  – 2 °C leur noyau reste gelé toute l’année. Avec le réchauffement du climat, ces vestiges de la dernière glaciation fondent peu à peu. »

Quoi qu’il en soit, si pergélisol il y a, le phénomène reste à la fois ponctuel et transitoire en Laponie nordique où la toundra arctique proprement dite semble désormais résiduelle à l’échelle de la Fennoscandie, malgré son extension à toute l’extrémité orientale de la presqu’île de Varanger.

De la taïga à la toundra, ou quand le Bouleau de montagne devient tortueux

La frange de Bouleau tortueux (figure 9), intercalée entre la limite nordique du Pin sylvestre et la toundra, peut atteindre en bordure de l’océan Arctique la latitude record de 70° 57’ N (Cabouret, 1992) sous forme de brousse où elle constitue la timberline ou limite du bois. À l’est, cette limite du hallier de Bouleau s’infléchit vers la mer de Barents : elle descend à Vadsø (70° 10’) sur le littoral de la presqu’île de Varanger – la treeline, ou limite de l’arbre isolé, se situant non loin de là vers Ekkerøy — et passe sous le 70e parallèle dans la presqu’île de Kola.

Figure 9 La lisière forêt boréale / toundra arctique
(modifié d’après Viers, 1970b)

“Pin” de marie = Picea mariana

Bouleau d’Erman = Betula ermani

Mélèze de dahurie = Larix dahurica (= L. Gmelini)

Mélèze de Sibérie = Larix sibirica

Épicéa oboval = Picea obovata

Bouleau tortueux = Betula pubescens subsp. tortuosa

Mais le Bouleau, essence pionnière par excellence, joue un autre rôle que celui de conquérant des espaces arctiques : la sous-espèce czerepanovii de Betula pubescens constitue une large ceinture feuillue subalpine, identifiée sous le nom de Fjällbjörk (Fjellbjørk en norvégien), ou bétulaie de montagne, dans les vastes peuplements orophiles de Vindelfjällen ou d’Abisko, sur le versant suédois des Alpes scandinaves. On la retrouve sur la zone subarctique des monts de Laponie, depuis les rives du fleuve Tana, la haute vallée de l’Alta dans la région de Kautokeino, jusqu’au nord de la Finlande, avec une monotonie seulement rompue par quelques bois de Pin sylvestre.

Cette ceinture de Bouleau pubescent, dit “Bouleau de montagne”, parfois mêlée de Tremble26(26), se déploie en une bande discontinue de 30 à 50 kilomètres dans les contrées nordiques de la Fennoscandie, au nord du 68e parallèle. Quant à la limite supérieure du bois, ou timberline, elle se déplace au-delà de 70° de latitude nord où la brousse de "Bouleau tortueux" jalonne l’écotone sylve nordique / toundra.

La sylve des hautes latitudes : forêt boréale ou taïga ?

On donne en Russie le nom de taïga à la forêt boréale, nommée barrskog en Scandinavie ou forêt hudsonienne au Canada (Viers, 1970b). Le terme désigne la forêt nordique de conifères, réduits en Laponie à deux essences bien connues en Europe : l’Épicéa commun27(27) et le Pin sylvestre28(28), si l’on excepte le Genévrier, surtout présent sous sa forme prostrée.

La persistance d’un épais tapis nival caractérise bien la taïga, autrement dénommée snow-forest par les Anglo-Saxons. Sa silhouette typique d’une canopée hérissée des hautes cimes aiguës de l’Épicéa surmontant une strate moins élancée de Bouleau, Pin sylvestre et Tremble constitue la figure emblématique de la forêt nordique sempervirente (photo 12). Ainsi, au sein de la forêt boréale au sens large, convient-il selon nous de bien singulariser la taïga qui occupe une niche particulière liée à la forte nivosité, à la fois au Subalpin des Scandes et dans les collines (tunturi) de part et d’autre du cercle polaire.

La taïga, surtout composée d’Épicéa columnaire, serait ainsi la réponse adaptative de la population forestière sempervirente à l’abondance des précipitations neigeuses et à la longue persistance nivale sévissant aux hautes latitudes boréales.

Du boréal au subarctique, des faciès forestiers variés

Le parcours méridien de la Laponie centrale montre que la forme columnaire de l’Épicéa domine le paysage entre les 66e et 68e parallèles. Plus au sud, Picea abies accompagne toujours Pinus sylvestris, mais son houppier ne conserve plus une cime aiguë29(29) et le conifère présente plutôt le port “draperie” décrit par Bouvarel et qui prédomine sur le deuxième plateau du Jura (Bouvarel, op. cit.).

Au nord de la latitude 68°, l’Épicéa peu à peu cède la place au Sylvestre, et surtout au Bouleau de montagne qui occupe une niche de première importance au sein des espaces subarctiques. Enfin, au 70e parallèle et au-delà, le Bouleau tortueux compose la timberline au contact de la toundra arctique.

En première approximation, l’agencement latitudinal des grandes phytocénoses nordiques peut se représenter comme au tableau III où figurent deux lignes bioclimatiques majeures : le cercle polaire à 66°33’ N et le limes norrlandicus30(30) qui oscille de part et d’autre du 60e parallèle. On n’a pas cherché à transposer les dénominations des étages bioclimatiques, efficients pour expliquer la répartition des complexes forestiers dans les montagnes alpines. Certes, il y aurait une certaine homologie entre subalpin supérieur et subarctique où se développe la ceinture de Bouleau tortueux. Mais on a vu plus haut que le Pin sylvestre constitue ici le conifère arborescent le plus nordique, alors que l’Épicéa fait preuve d’un comportement davantage alticole dans les Alpes. Par ailleurs, les landes d’Airelle rouge et Callune à lichens, si abondantes par exemple sur les croupes de la Margeride31(31) dépourvue d’étage subalpin, couvrent ici, avec une composition floristique très comparable, les sous-bois de vastes pineraies boréales. Bien entendu il n’existe aucune césure nette entre les zones bioclimatiques proposées, mais un gradient thermique négatif et photopériodique positif à l’origine probable d’une variation clinale des caractères adaptatifs des diverses essences forestières aux latitudes croissantes.

Tableau III Approche de la zonalité bioclimatique des forêts nordiques en Laponie (hors Alpes scandinaves)

Convergences avec la forêt boréale québécoise

On a vu précédemment que les coupes rases pratiquées en deçà du 66e parallèle évoquent “la forêt commerciale” québécoise (Lafond, 1979) composée d’Épinette noire Picea mariana, mêlée accessoirement de Pin gris Pinus banksiana et de Sapin baumier Abies balsamea. L’homologie n’est pas seulement physionomique car on retrouve au Nouveau Monde32(32) une flore majoritairement vicariante de celle rencontrée en Laponie, avec là-bas les feuillus Bouleau glanduleux Betula glandulosa et Faux Tremble Populus tremuloïdes (tamarack des Amérindiens), ainsi que les espèces acidophiles caractéristiques du sous-bois : Bleuet à feuilles étroites Vaccinium angustifolium, Thé du Labrador Rhododendron groenlandicum, Thé des bois Gaultheria procumbens, lichen du Caribou Cladonia sp., parfois dominées par le Mélèze laricin Larix laricina d’affinité très nordique.

Le Pin gris joue au Québec un peu le rôle du Pin sylvestre lapon qui, outre les tourbières, occupe comme lui les terrains sablonneux et se régénère vigoureusement après le passage des incendies33(33). Quant à l'Épinette, elle adopte le même port columnaire que notre Épicéa. Concernant la succession latitudinale, la forêt commerciale — mieux nommée forêt boréale stricto sensu ou forêt boréale continue (Saucier et al., 2010) — voit son extension nordique limitée au 52e parallèle sur les rivages sud de la Baie James (figure 10). Puis vient au nord la taïga proprement dite, pessière noire à lichens, entre 52° et 54-55° N, jusqu'à la lisière de la toundra plus ou moins arborée en bordure de la Baie d'Hudson.

Figure 10 Au Québec on distingue bien, au sein des peuplements d’Épinette noire, la forêt boréale de la taïga plus nordique

On constate en conséquence que la taïga se déploie sur une amplitude nordique sensiblement équivalente, limitée à deux ou trois degrés en latitude, aussi bien au Québec qu’en Laponie. Alors même qu’un glissement septentrional considérable de 14° s’effectue en faveur de la Fennoscandie (cf. la limite du pergélisol figure 8) grâce à la douceur générée par le Gulf Stream remontant en mer de Norvège.

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Les caractéristiques biogéographiques majeures de la Laponie se manifestent grâce à la forte emprise de milieux parfois hostiles sur un paysage réservant de vastes superficies aux espaces naturels marqués de manière indélébile par l’héritage glaciaire. Ainsi, entre les forêts mixtes du sud et la toundra arctique se développe la forêt boréale sur plus d’un millier de kilomètres en latitude. Loin de posséder une monotonie physionomique, cette grande forêt d’Europe du nord présente de multiples faciès que l’uniformité du bouclier baltique et la zonalité climatique communément admise (les terres tempérées boréales de Viers, ou les climats froids de Péguy) laissaient difficilement présager.

Il appert en particulier que la taïga est loin d’occuper tout l’espace des monts de Laponie, et qu’il convient de réserver ce terme forestier pour qualifier la pessière columnaire nordique adaptée aux grands froids et aux forts enneigements. Il s’agit là de la terminaison occidentale de l’immense taïga euro-sibérienne – ici seulement composée des deux conifères Épicéa commun et Pin sylvestre – qui vient buter contre le versant oriental des Alpes scandinaves, et opère une digitation vers le sud norvégien en direction du Telemark. Au sud de la taïga s’étend la forêt boréale stricto sensu composée d’une mosaïque de pineraies et de pessières généralement de belle venue dans une zone où les conditions climatiques moins rigoureuses permettent une croissance convenable des peuplements ainsi qu’une valorisation économique des produits ligneux.

Mais le plus inattendu au pays des grandes forêts de conifères, outre l’exceptionnelle longévité des épicéas primitifs conquérants des Scandes, tient dans la niche insoupçonnée occupée par les bétulaies au sein des écosystèmes nordiques. Non que les autres feuillus comme le Tremble ou l’Aune blanc demeurent négligeables, mais plutôt en ce que chez le Bouleau la pression drastique de l’environnement a différencié divers taxons capables de jouer un rôle incontournable dans la conquête de milieux marginaux et dans le fonctionnement des cycles sylvigénétiques des forêts boréales. Ainsi le Bouleau de montagne forme-t-il de larges ceintures feuillues dans la zone subarctique au nord de la taïga comme dans l’étage subalpin de la chaîne scandinave. Devenu Bouleau tortueux, il frange l’interface entre forêt subarctique et toundra arctique, et il jalonne la treeline entre toundra buissonneuse et toundra asylvatique. Sans parler de l’omniprésence du Bouleau nain et son rôle considérable dans divers milieux des hautes latitudes, non seulement les tourbières boréales, mais aussi l’étage alpin des Scandes et la zone arctique.

Au-delà des repérages biogéographiques mentionnés dans la présente synthèse, les interprétations proposées mériteraient bien sûr de se trouver confrontées à des approches géobiologiques complémentaires, en intégrant notamment la péninsule de Kola et la transition avec les milieux subarctiques continentaux. De surcroît, reste à élucider l’impact de l’élevage du Renne, dans la diversité des pratiques ancestrales et contemporaines opérées par les Sámi et rythmées par la transhumance des grands troupeaux d’ongulés, sur la composition dendrologique et la dynamique végétale hyperboréennes. Reste enfin à évaluer l’impact du réchauffement climatique sur le devenir des phytocénoses zonales ici identifiées, tant boréales que subarctiques, et spécialement l’éventuelle migration nordique des essences forestières les plus frugales.

Remerciements

La cartographie est due au talent de Teddy Auly, géographe à l’université Bordeaux Montaigne, que je remercie bien vivement. Les photographies sont de Marie-France Cantegrel et les transects phytocénotiques de l’auteur. Les figures 2 à 5 adoptent les pictogrammes des essences forestières recommandés par Jean-Claude Rameau (1992) et adaptés à la flore de la région étudiée.

Glossaire

Altimontain : Désigne un niveau biocénotique à l’interface des étages montagnard et subalpin. Acception différente de celle de Gaussen qui réunit sous ce terme les étages alpin et subalpin des montagnes méditerranéennes.

Arctico-alpin : Qualifie un taxon ou un groupement à aire disjointe se répartissant entre zone arctique et hautes montagnes alpines. Le terme boréo-alpin peut désigner selon les auteurs, soit une bipartition de l’aire entre zone boréale et montagnes des basses latitudes (oroboréal), soit l’étage alpin en zone boréale, encore appelé alpin boréal (Ozenda, 2002).

Colonie clonale : Désigne ici un ensemble d’individus pionniers à patrimoine génétique identique, obtenu par voie végétative à partir d’un pied-mère fondateur.

Écogénétique : Induisant une variabilité génétique (ou polymorphisme) conditionnée par des facteurs écologiques adaptatifs (sélection naturelle, altitude, nivosité…).

Géliturbation : Foisonnement de matériaux dû à l’action des cycles de gel sur le sol. Syn. hybride cryoturbation.

Introgression : Incorporation de gènes d’une espèce dans le génome d’une autre espèce proche par hybridation interspécifique accompagnée de croisements en retour.

Landine : Lande basse discontinue typique de l’étage subalpin.

Nivosité : Précipitations atmosphériques à l’état de neige.

Nunatak : Éminence rocheuse émergeant d’une région couverte de glaciers, sur laquelle trouve parfois refuge un stock d’espèces préglaciaires. Inuit nunataq.

Pergélisol : Partie profonde constamment gelée d’un sol des régions froides (cryosol) dont les horizons superficiels dégèlent chaque année (mollisol). Syn. permafrost.

Polygones de pierres : Forme superficielle provoquée par les cycles de gel sur le sol où les pierres dessinent les côtés de polygones décimétriques dont le centre est occupé par des matériaux meubles.

Psammophile : Qualifie une espèce ou un groupement vivant sur substrat sablonneux. Syn. arénicole.

Supraforestier : Caractérise un écosystème ouvert d’altitude (Cantegrel, 1986) se développant au-dessus de la limite supérieure naturelle de la forêt fermée ou forestline.

Sérotineux : Enduit d’une cire qui, chez Pinus banksiana (Jack Pine, Pin gris) ou Pinus serotina (Pond Pine), s’oppose à la déhiscence du cône. Le Pin gris de la forêt boréale nord-américaine possède des cônes sérotineux qui ne s’ouvrent qu’après exposition à une chaleur intense comme celle d’un incendie.

Timberline : Limite supérieure du bois ou de la végétation arborée grégaire, c’est-à-dire des arbres de l’espèce considérée groupés en petits îlots.

Treeline : Limite supérieure de l’arbre ou de la végétation arborée discrète, c’est-à-dire d’individus de l’espèce considérée vivant à l’état isolé.

Variation clinale : Variation progressive et continue de caractères adaptatifs d’une espèce selon un gradient écologique. L’ensemble des populations présentant cette variation constitue un cline (Bouvarel, 1959).

Notes