Le retour du sauvage - Une question de nature et de temps
Résumé
Rémi Beau et Virginie Maris, tous deux philosophes de l'environnement, s'interrogent sur ce que la crise sanitaire révèle de notre rapport ambivalent au monde sauvage, à la fois source de désir et de crainte, et sur les contours que peut prendre “le retour du sauvage” à l'heure de l'Anthropocène, où l'on considère que l'ensemble de la planète est influencé par les activités humaines.
Abstract
Rémi Beau and Virginie Maris are both environmental philosophers who ponder about what the sanitary crisis has revealed about our ambivalent relationship with wildlife – both a source of desire and fear. They also draw the outlines of a potential “rewilding” process occurring during the Anthropocene, an epoch when the whole planet is considered to be influenced by human activities.
Introduction
NDLR : Cet article est construit comme une conversation et un échange d’idées entre les deux auteurs.
Conversation et échange d’idées
Rémi B. – Amorcer un échange sur le « sauvage » alors même que, pour la troisième fois depuis un an, nous nous apprêtons à nous confiner dans les limites étroites de nos habitations ne va pas de soi. Pourtant, la thématique n’a cessé d’occuper l’espace public et médiatique depuis le début de la pandémie. Sans doute la pesanteur d’un quotidien où chaque geste, chaque rapport à l’autre ou à l’environnement proche est examiné au prisme de la transmission potentielle du virus suscite-t-elle des aspirations au « grand air », des désirs d’échappées dans le « grand dehors ». Mais, ce n’est pas la seule raison qui explique qu’une réflexion sur le retour du sauvage accompagne le déroulement de cette crise sanitaire, sociale, économique et politique. En réalité, une variété de figures et de représentations du sauvage s’est invitée dans le débat public depuis le printemps 2020.
L'une des premières avait les traits sympathiques d'animaux sauvages qui, au cœur du confinement, profitaient du retrait temporaire des humains pour investir certains espaces habituellement trop hostiles pour qu'ils s'y aventurent. Ce furent des canards devant la Comédie française à Paris, des rorquals dans les eaux marseillaises, des coyotes dans les rues de San Francisco ou encore des cabiais dans celles de Buenos Aires. Souvent traitées comme des nouvelles apportant un peu de légèreté dans un contexte bien sombre, ces phénomènes, l'anecdote passée, témoignaient d'une certaine capacité de la nature à se revivifier dès lors qu'on lui accorde un peu plus de place et de marges de manœuvre. Ainsi, l'« expérience » contrainte de réduction à grande échelle de la pression anthropique sur certains milieux, à laquelle des chercheurs ont donné le nom d'« anthropause » (Rutz et al., 2020), apportait de l'eau au moulin des défenseurs de la nature sauvage qui soutiennent que la création d'espaces de libre évolution au sein de territoires anthropisés peut jouer un rôle significatif pour « raviver les braises du vivant » (Morizot, 2020). Dès lors que cessent certaines activités humaines qui exercent une forte pression sur les milieux, la vie sauvage habituellement muselée ou invisibilisée peut reprendre place. Ainsi, pour certains, le confinement a pu avoir comme conséquence involontaire un frémissement ou un début de « retour du sauvage ».
Virginie M. – En effet, ce confinement a fait surgir la notion de « sauvage » dans nos vies quotidiennes de façon paradoxale. En réduisant drastiquement la présence des humains dans l’espace extérieur, deux phénomènes semblent avoir fait jour : le retour du sauvage dans des milieux où on ne l’aurait pas imaginé mais aussi la mise en évidence de notre besoin de contact avec la nature sauvage.
Concernant le retour du sauvage que tu décris, au-delà des quelques anecdotes attendrissantes qui ont fait le tour des réseaux sociaux, il nous informe en creux de l'ampleur de l'appropriation humaine de l'espace, physique mais aussi sonore, lumineux, etc. (Rutz et al., 2020). Des espèces de limicoles ont niché sur des plages habituellement bondées de touristes ; des dauphins ont joué à quelques mètres de la côte dans le parc des Calanques ; et, de façon plus discrète peut-être, ce sont probablement des millions d'animaux qui ne sont pas morts dans des collisions (Grilo et al., 2020), ou l'immense énergie gagnée par les oiseaux qui n'ont pas eu à couvrir le bruit des villes pour se faire entendre…
Ces anecdotes sont probablement négligeables quant à leur impact écologique — certains redoutent même que le retour de bâton lié au déconfinement soit une véritable hécatombe — néanmoins, elles peuvent faire l’objet d’un apprentissage social très fertile. C’est un peu une façon de conjurer le phénomène d’amnésie environnementale ou le syndrome de la référence glissante que plusieurs chercheuses et chercheurs ont mis en évidence (Kahn Jr., 1999 ; Pauly, 1995). Nous avons « oublié », génération après génération, la vitalité du monde sauvage, parce que nous sur-occupons le monde.
L’autre versant de cette expérimentation sociale contrainte, qui se trouve finalement en tension avec la première, c’est la mise en évidence de notre besoin de « fréquenter » la nature, de nous promener, d’observer les arbres, les oiseaux, même lorsque nous n’accordons dans notre quotidien que peu d’attention à ceux-ci. Ce besoin semblait d’autant plus criant que justement, c’est dans ces activités solitaires, loin des concentrations humaines auxquelles nous sommes habitués dans les villes et dans les transports, que nous risquions le moins d’être contaminés ou de contaminer les autres. Au printemps 2020, il y a rapidement eu des pétitions demandant que l’interdiction d’aller se promener dans les espaces naturels soit levée, et il était bien difficile de donner du sens à cette interdiction, si ce n’est le souhait que les gens restent chez eux pour faciliter leur contrôle. Or il aurait suffi que chaque jour une poignée de promeneurs arpentent les dunes de Vendée pour que les gravelots à colliers interrompus renoncent à y faire leur nid. Il aurait suffi d’une journée d’escalade ou du passage d’un parapente pour que le couple d’aigles royaux installé sur une falaise habituellement très pratiquée dans le massif de la Chartreuse abandonne son nid et renonce à se reproduire cette année.
Finalement, cet épisode illustre peut-être le paradoxe de notre rapport au monde sauvage : nous avons besoin de lui mais il ne se porte jamais mieux que lorsque nous nous tenons à distance. Je ne crois pas que l’on puisse tout à fait résoudre cette tension. Je pense qu’il faut vivre avec, aménager des lignes de fuites, sans chercher l’harmonie ou le bénéfice mutuel à tout prix, mais plutôt en habitant cette tension et en renégociant sans cesse la « bonne distance » entre nous et les animaux sauvages.
Rémi B. – Au-delà de ce frémissement du monde sauvage aux portes de nos villes, le principal débat impliquant dans ce contexte la question des rapports entre les humains et le monde sauvage a porté sur l’origine animale du virus, autrement dit sur le caractère zoonotique de la pandémie. Sans qu’une causalité soit encore scientifiquement établie, les pistes des chauves-souris comme réservoirs de virus et des pangolins comme hôtes intermédiaires ont conduit, quant à elles, en direction d’une réflexion sur les dangers d’une trop grande proximité avec le monde sauvage. Là où certains se réjouissaient de l’entrée d’animaux sauvages dans les villes, d’autres mettaient en garde contre ce qui n’était pas tant un retour, qu’une revanche de la nature, du pangolin ou des chauves-souris !
Déforestation d’un côté, consommation illégale d’animaux sauvages de l’autre, la pandémie trouverait ses racines dans des comportements destructeurs du monde naturel, qui se seraient ultimement retournés contre les humains. Mais, une telle description peut donner lieu à deux types d’interprétations. La première souligne l’importance de penser ensemble la santé des écosystèmes, des animaux et des humains. C’est la perspective de One Health. La seconde insiste plutôt sur l’idée selon laquelle c’est parce que nous avons oublié qu’il fallait se défendre contre la vie sauvage et la tenir à distance que nous traversons cette crise. Or, bien loin du plaidoyer pour la vie sauvage, cette seconde interprétation en attiserait plutôt la peur.
Virginie M. – Il est bien difficile en effet de penser que le monde sauvage sorte entièrement gagnant de cet épisode. Je me réjouis néanmoins que cette fois, contrairement à ce qui a pu se passer au moment de la grippe aviaire, il n’y ait pas eu à ma connaissance de réflexe d’extermination visant par exemple à réduire ou à éradiquer les populations de chauves-souris. Quand les origines zoonotiques de cette épidémie ont été évoquées, il a plutôt été question des méfaits de la déforestation et de la disparition subséquente des habitats de nombreuses espèces, ce qui est plutôt encourageant en termes de prise de conscience des impacts de la destruction de la nature sur la santé humaine.
Mais au-delà de ces quelques évocations médiatiques en forme de mea culpa, il faut bien avouer que cette crise est tellement complexe qu’aujourd’hui encore, nous sommes loin d’en comprendre tous les ressorts. Il convient d’abord de noter que ce qui lui a donné son caractère « pandémique », ce n’est pas tant la proximité entre des chauves-souris chassées de leur habitat naturel et des paysans locaux. De tels contacts auraient pu donner lieu à un petit foyer épidémique comme il y en a probablement toujours eu dans la longue histoire de l’humanité. Ce qui donne à cette zoonose son caractère pandémique, c’est une sorte de promiscuité globale liée à l’hypermobilité des personnes et des marchandises à l’échelle de la planète.
Pour ajouter encore à l'enchevêtrement de causes qui se trouve à l'origine de cette crise sanitaire, et à l'impossibilité de démêler ce qui relève de notre proximité avec le monde sauvage de ce qui relève de l'organisation bien humaine de l'économie mondialisée et de la consommation de masse, un article récent suggère un lien entre l'épidémie de SARS-Cov2 et la peste porcine africaine, qui a lourdement touché la Chine en 2019 (Xia et al., 2021)
Autrement dit, ce qui se joue dans la crise sanitaire que nous traversons, et qui mérite toute notre attention, c’est un phénomène caractéristique de l’Anthropocène, à savoir qu’il n’y a pas le monde sauvage d’un côté et le monde des humains de l’autre, mais une indémêlable intrication d’êtres et de processus sauvages, domestiques et humains. Face à cet enchevêtrement, il est tentant de considérer que l’Anthropocène est le temps de l’hybridation totale et de se débarrasser pour de bon de toute référence à la nature ou à des catégories telles que celles du sauvage et du domestique. Mais personnellement, je pense que ces notions restent utiles et pertinentes. C’est un peu ce que j’ai essayé de défendre dans La part sauvage du monde (Maris, 2018), et notre conversation sur le retour du sauvage en témoigne.
Rémi B. – Venons-en précisément à l’idée du sauvage. Comme tu le soulignes, au moins depuis les années 1980, on ne finit pas de vouloir en finir avec ce qui a été décrit comme la conception classique de la nature sauvage, associée au terme américain de wilderness (Callicott & Nelson, 1998 ; Nelson & Callicott, 2008). Parce qu’elle charrie une histoire coloniale, faite de dépossessions de terres et de pratiques de domination des peuples autochtones, il semblait bien difficile de réactiver l’idée de nature sauvage, tout du moins pour quiconque se montrait en même temps soucieux des enjeux de justice sociale que soulèvent les bouleversements environnementaux contemporains (Larrère & Larrère, 2015). Pour cette raison, le choix d’un terme « neuf » comme celui de « féral » est une option intéressante (Schnitzler & Génot, 2012). Comme l’ont décrit Annik Schnitzler et Jean-Claude Génot, la nature férale peut désigner les milieux qui évoluent librement après la cessation des activités humaines qui y prenaient place. Elle est aussi fréquemment mobilisée depuis quelques années dans des programmes de recherche relevant du champ des « humanités environnementales
Cependant, le titre de ton livre en témoigne, tu n’as pas fait ce choix de ton côté. Tu défends en effet que l’on peut débarrasser l’idée de sauvage de ses habits coloniaux, mais aussi masculinistes, et qu’il y a là un enjeu théorique et pratique fort pour résister à l’occupation humaine du monde. Cette pensée de la résistance du sauvage fait, en définitive, écho à l’œuvre d’Henry David Thoreau. Comme l’a récemment souligné Malcom Ferdinand dans une perspective décoloniale
Virginie M. – En effet. Mieux vaut commencer par le commencement. Qu’est-ce donc qui revient quand le « sauvage » est de retour ? Pour réfléchir à cet éventuel « retour du sauvage », une première question est de savoir ce à quoi renvoie cette notion de « sauvage ». La racine bien connue de ce terme est en latin « silva », la forêt. Et cette forêt représente d’emblée l’extériorité du « domus », le milieu de vie originalement agraire et patriarcal.
Le sauvage se présente ainsi comme le contraire du domestique, et, par extension, comme le contraire du civilisé. Pour ma part, je rapproche cette notion de l’idée de « nature-altérité », que je définis comme la part du monde que nous n’avons pas créée (Maris, 2018). Le sauvage ainsi conçu est ce qui se produit par soi-même, qui n’est pas le fruit d’un dessein ou d’une intention humaine. Baptiste Morizot utilise également cette notion du « par soi-même » qu’il retrouve dans une langue des signes amérindienne utilisée pour communiquer entre différents peuples des plaines (Morizot, 2016).
Mais le fait est que cette notion de sauvage est un concept proprement occidental, qui justement renvoie à tout ce qui échappe ou résiste au processus d’occidentalisation (domestication, christianisation, urbanisation puis rationalisation, industrialisation…). En ce sens, la notion de sauvage a souvent servi à désigner les personnes ou les peuples jugés non civilisés — les peuples autochtones d’Amérique ou d’Australie, mais aussi de nombreux peuples non occidentaux de par le monde. Je suggère que nous laissions de côté cet aspect du terme sauvage, que l’on a vu tristement ressurgir dans une certaine presse et dans la bouche de certains des plus hauts responsables politiques du moment à propos de « l’ensauvagement de la société ».
Dans le contexte écologique qui nous intéresse, j’ai l’impression que la référence à un « retour du sauvage » peut référer au moins à trois catégories :
— des espaces : avec le « retour » ou l’extension d’espaces de nature non productifs, soit parce qu’un ensemble d’activités humaines sont interdites, comme dans certaines aires protégées, soit parce qu’on ne leur trouve pas ou plus d’utilité (les versants escarpés ou peu exposés, les friches urbaines, agricoles ou forestières...) ;
— des espèces : avec des espèces sauvages qui colonisent ou recolonisent de nouveaux territoires. Ces changements d’aires de distribution peuvent avoir différentes causes. Souvent, c’est simplement parce que des espèces ne sont plus persécutées qu’elles réapparaissent là d’où elles avaient été chassées, comme la plupart des rapaces ou les loups. Parfois, il s’agit de nouvelles colonisations d’espèces importées, volontairement ou non, par les humains. On parle alors d’espèces « exotiques » et, faute de coévolution au long cours avec les espèces natives des milieux hôtes, il arrive que certaines d’entre elles prolifèrent, évoquant là encore de façon spectaculaire un certain « retour du sauvage ». Enfin, des espèces se déplacent du fait des changements environnementaux, par exemple parce que de nouvelles sources de nourriture sont rendues disponibles à certains endroits (décharges, parcs urbains) ou, au contraire, par manque de ressources dans leur milieu d’origine. Une forme particulière de ces migrations qui risque de s’accentuer dans l’avenir est la migration d’espèces vers des climats plus favorables du fait des changements climatiques ;
— des processus : avec la libération de certains processus biophysiques naturels. C’est par exemple ce que l’on observe avec le reboisement naturel, la libre circulation hydraulique le long des vallées ou encore des processus d’érosion et de remobilisation sédimentaire dans les deltas. Ces processus peuvent réapparaître spontanément faute d’entretien de certaines pratiques (pâturage) ou de certains dispositifs de contraintes des milieux (digues ou barrages). Ils peuvent également être activement accompagnés par des mesures de renaturalisation des milieux.
Enfin, quand on parle de « retour du sauvage », cela peut donner l’impression que ce sauvage revient de lui-même, que c’est un processus spontané. Mais il y a dans le paysage de la conservation actuel une diversité de formes que peut prendre ce « retour » et l’on parle aussi beaucoup de ré-ensauvagement. Dans ce cas, il ne s’agit pas de l’extension spontanée de certains espaces, de la dispersion de certaines espèces, ou de la libération de certains processus, mais bien d’actions concertées de gestion (ou de non-gestion) en vue d’obtenir un résultat qui s’apparente à un retour du sauvage.
Rémi B. – Rétablir cette pluralité est essentiel. Cependant, pour beaucoup, le retour du sauvage reste une expression piégée, car elle introduirait une référence problématique au passé. Parler de retour, ce serait pointer en direction d’une époque révolue où la vie sauvage occupait une place plus importante sur la surface de la Terre. Une telle proposition s’exposerait nécessairement à l’objection triviale de l’impossibilité du retour en arrière, qui tend à renvoyer la défense de la nature sauvage à une forme de nostalgie d’un passé fantasmé ou à un culte des origines (Bruckner, 2011 ; Lévêque, 2013). De ce point de vue, il serait donc préférable d’éviter l’expression afin de ne pas préparer le terrain à une critique trop facile. Du reste, les mouvements récents en faveur de la nature sauvage parlent plus volontiers de ré-ensauvagement, rewilding en anglais, que de retour du sauvage. Pour autant, ce choix ne permet pas d’écarter entièrement le problème soulevé, car la présence du préfixe semble indiquer elle aussi une référence à une antériorité. En définitive, plutôt que d’essayer de le contourner, il apparaît nécessaire d’examiner plus attentivement la question du rapport au temps qu’entretiennent les différentes actions en faveur du ré-ensauvagement.
Dans cette perspective, le concept de « régime d’historicité », défini par l’historien François Hartog (Hartog, 2003) comme une manière d’articuler le passé, le présent et le futur, peut s’avérer utile. L’historien identifie une diversité de régimes d’historicité parmi lesquels : un « ancien régime » d’historicité, dans lequel le passé assumait la tâche centrale d’éclairer l’avenir, le « régime moderne » dominé par un futur qui oriente la flèche du temps et, enfin, le « présentisme » qui régnerait depuis la dernière décennie du XXe siècle et se caractériserait par l’hypertrophie d’un présent absorbant le passé et le futur. Comment interpréter les projets de ré-ensauvagement à la lumière de ces différents régimes d’historicité ?
Pour leurs détracteurs, l'affaire est entendue : ces projets sont dominés par le passé et renverraient par conséquent à un régime d'historicité prémoderne, dont la spécificité dans le champ de la protection de la nature est de privilégier des références temporelles nettement plus anciennes que celles retenues par la « conservation traditionnelle ». C'est en ce sens qu'ils inviteraient à s'intéresser, non pas aux paysages préindustriels, mais à ceux qui ont précédé le Néolithique (Barraud et al., 2019 ; Barraud, 2020).
Cette ambition est en effet pleinement assumée par différents mouvements en faveur du rewilding, qui expriment un attrait, sinon une fascination, pour la faune et la flore qui vivaient au début de l’Holocène, que cela concerne la mégafaune ou des forêts postglaciaires comme la forêt calédonienne en Écosse.
Virginie M. – En effet, cette question de la référence temporelle joue un rôle important dans la biologie de la conservation en général, et dans les projets de ré-ensauvagement en particulier. Et si l’on s’intéresse aux régimes d’historicité que tu viens de mentionner, peu importe finalement que l’on place la ligne de référence juste avant la révolution industrielle, ou avant la colonisation américaine, ou encore avant la généralisation des processus de domestication qui marque la fin du Mésolithique. Du point de vue du rapport au temps, il s’agit dans tous les cas d’attendre du passé qu’il nous informe, voire qu’il nous dicte, ce qu’il convient de faire advenir.
Il faut dire que cette critique de Bruckner ou Levêque est aussi vieille que la conservation elle-même et relève selon moi d’une lecture biaisée, pour ne pas dire malhonnête, de ce qui a toujours été au centre des considérations conservationnistes. Conserver ou restaurer les milieux naturels et la biodiversité n’a jamais signifié qu’il faille les figer en l’état, les « mettre sous cloche » comme se plaisent à le railler les adversaires de la protection de la nature ; moins encore à remonter le temps pour recréer à l’identique des écosystèmes du temps passé.
Qu’il s’agisse de conservation, de restauration ou de ré-ensauvagement, le passé est en effet convoqué, mais il l’est d’une façon plus subtile qu’en tant que modèle qu’il nous faudrait reproduire à l’identique.
Cet intérêt pour le passé, lorsqu’il convient d’orienter nos actions de protection de la nature, n’est pas arbitraire. Il est une réponse assez logique au caractère critique de la période actuelle. S’il s’agit de faire face à l’effondrement actuel de la biodiversité, et sachant que les causes de cet effondrement sont liées à certains types de relations à la nature particulièrement dévastateurs (productivisme, extractivisme, mondialisation des échanges, etc.), il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on s’intéresse prioritairement à l’état des écosystèmes avant que ne se soit installé et généralisé ce type de rapports. Ce passé nous donne un aperçu de ce que pourrait être le « bon état de santé » des milieux naturels et permet d’orienter les décisions présentes, pas tant pour revenir en arrière que pour retrouver une trajectoire satisfaisante à partir des contraintes du présent.
Rémi B. – D’ailleurs, ces mouvements rejettent les accusations d’être passéistes et soutiennent bien au contraire qu’il s’agit avant tout de projets tournés vers le futur (Locquet & Héritier, 2020). Dans ce sens, ils poursuivent l’ambition d’incarner une protection de la nature moins défensive que proactive, militant notamment en faveur de la réintroduction d’espèces ou même de la mise en œuvre de processus de dé-extinction qui visent à faire renaître certaines espèces disparues. Pour le dire rapidement, il ne s’agirait plus tant de sauver ce qui peut l’être des paysages du passé que de faire renaître des espaces dédiés à la nature sauvage. Au fond, bien plus que l’inscription dans le passé, ce qui animerait ces initiatives, ce serait des visions d’un futur où les êtres sauvages occuperaient une large place sur la surface de la terre. Le projet Half-Earth initié par Edward O. Wilson est sur ce plan emblématique. Ainsi, cette façon de se projeter dans un futur désirable, qui réorienterait les politiques de protection de la nature, témoigne plutôt de l’inscription des projets de rewilding dans un régime d’historicité pleinement moderne, c’est-à-dire dominé par le futur.
Virginie M. – Je me demande si l’on ne trouve pas ce régime d’historicité dans une autre forme de la protection de la nature qui pourrait, dans une certaine mesure, devenir une nouvelle figure du ré-ensauvagement : une gestion des milieux fondée sur l’anticipation des changements climatiques à venir. Flux de gènes assistés, colonisations assistées, réintroductions ciblées… On pourrait voir ces modalités comme de l’hypergestion, à mille lieues de l’idée d’un ré-ensauvagement des milieux ou des espèces. Mais elles s’inscrivent dans l’idée que les changements climatiques actuels sont tellement rapides que nous avons besoin de donner des coups de pouce à la nature pour lui permettre de s’adapter. En sens, elles ne sont pas moins interventionnistes que des projets de réintroduction de grands herbivores pour mimer les dynamiques de pâturage sauvage du Néolithique. Elles ne s’en distinguent pas par leur rapport à la technique mais davantage par leur rapport au temps.
Ici, le régime d’historicité renvoie distinctement à ce qu’Hartog attribue à la modernité : c’est le futur — en l’occurrence, le climat futur et les contraintes qu’il fera inévitablement peser sur la biodiversité — qui guide l’action présente. Le ré-ensauvagement n’est alors plus une réparation des « erreurs » du passé, il est une anticipation ou une atténuation des problèmes à venir.
On peut voir cette temporalité s’esquisser également dans des projets de renaturation des milieux, par exemple dans le Delta du Rhône, où d’anciens salins font l’objet d’un vaste programme de renaturation, avec abrasion des digues etc. La rhétorique qui sous-tend ce projet mis en œuvre sur des espaces récemment acquis par le conservatoire du littoral est celle des « solutions basées sur la nature ». Face au recul du trait de côte et à l’inévitable salinisation des milieux deltaïques, accompagner une dynamique plus spontanée de circulation hydraulique et d’échanges entre eau douce et eau salée peut être une façon beaucoup plus souple et efficace de faire face aux changements climatiques que de poursuivre cette stratégie perdue d’avance qui consiste à élever toujours plus haut des digues toujours plus vulnérables.
Rémi B. – À ce titre, le moment d’émergence des mouvements en faveur du ré-ensauvagement, c’est-à-dire la dernière décennie du XXe siècle, peut interpeller dans la mesure où elle correspond très exactement, dans la périodisation de François Hartog, au basculement dans le présentisme, régime d’historicité qui succède au régime moderne. Sous cet angle, ces mouvements incarneraient une forme de résistance moderne à l’enfermement dans le présent qui caractérise ce nouveau régime d’historicité dominant. Il y aurait là l’ambition d’écrire un nouveau récit, une nouvelle utopie futuriste, au temps de la fin de l’histoire. L’hypothèse n’est pas absurde, mais elle conduit aussi à un certain scepticisme quant à la possibilité de voir ces projets se concrétiser à grande échelle. Comment un nouveau grand récit pourrait-il se concrétiser dans une époque dont la spécificité — à travers ses institutions sociales et politiques, son développement technologique, mais aussi son organisation économique mondiale — serait précisément d’instaurer un régime de l’instantanéité qui s’oppose à toute forme de projection dans le futur ? Le risque est grand que le décalage ne fasse que s’accroître entre des projections utopiques symbolisées par des représentations cartographiques d’un ré-ensauvagement à l’échelle continentale et les processus globaux en cours qui témoignent d’une accélération du phénomène d’« absorption » de la part sauvage du monde par les sociétés humaines (Maris, 2018).
Cependant, les projets de rewilding à grande échelle ne sont pas les seules initiatives à porter depuis environ deux décennies la volonté de mettre en œuvre des formes de ré-ensauvagement. Derrière la bannière de la « libre évolution », on observe en effet une diversité d’actions visant à redonner à la nature des degrés de liberté sur des territoires de taille plus modeste (CEN, Conservatoires du littoral, ONF). Moins coûteux et moins exigeants en matière de transformation sociale, politique et culturelle à accomplir, ces projets se heurtent également à des résistances, mais semblent néanmoins plus accessibles. À la différence d’un rewilding actif visant un état de référence particulier, la libre évolution apparaît en effet comme un concept assez simple à opérationnaliser dans la mesure où tout milieu soustrait à l’influence directe des activités humaines peut basculer dans un régime de libre évolution, qui caractérise la nature férale. En outre, comme nous l’avons évoqué, il peut être jugé encourageant de constater que les effets de la diminution de la pression anthropique sur certains milieux peuvent être observés relativement rapidement. Mais, alors que l’on pouvait s’interroger sur la façon dont les grands projets de rewilding intégraient les contraintes fortes de la période actuelle, ce type d’approche soulève en quelque sorte la question inverse de savoir s’il ne cède pas trop au présentisme en survalorisant des phénomènes dont la pérennité est loin d’être assurée. En effet, si la nature férale, qui intègre notamment la diversité des espaces libérés par les déprises agricole et industrielle, occupe une superficie non négligeable, les milieux « gérés » sous le régime de la libre évolution et protégés sur le long terme en constituent une faible part. Ainsi, les approches par îlots de la libre évolution (îlots de sénescence, fourrés humides, etc.) peuvent se voir opposer la faiblesse relative de leur portée au regard des enjeux contemporains de la protection de la nature
Virginie M. – En effet, je me disais en t’écoutant que cette fascination pour les friches et le retour du sauvage sur les « ruines du capitalisme » (Lowenhaupt Tsing, 2017) avait peut-être quelque chose à voir avec cet hyper-présentisme. Je le ressens de façon diffuse.
Mais d’abord, comme tu l’as évoqué, il faut reconnaître que cette approche par la libre évolution est très enthousiasmante et qu’elle tranche avec les réflexes gestionnaires et interventionnistes d’un grand nombre d’acteurs et d’actrices de la conservation. Car si derrière la crise de la biodiversité se cache une crise de notre rapport à la nature, il faut bien admettre qu’en troquant le rôle de « maître et possesseur » pour celui d’intendant ou de bon gestionnaire, on reste tributaire d’un imaginaire dans lequel l’humain domine, qu’il est responsable et en quelque sorte extérieur aux milieux naturels. Quant à la nature, si elle n’est plus considérée comme une simple ressource, elle se définit néanmoins par sa vulnérabilité plus que par sa puissance ou son autonomie. En ce sens, défendre la possibilité de laisser simplement faire la nature, se refuser d’intervenir et accepter de se laisser surprendre par les dynamiques naturelles est probablement un pas salutaire vers une conception plus humble et plus modeste de notre rôle.
Mais comme souvent, il n’y a pas une norme qui serait bonne en toutes circonstances. Et ces plaidoyers pour le « laisser-faire » peuvent parfois être réinterprétés par certains comme une façon de discréditer un travail de longue haleine visant à préserver et à réparer la nature. Il y a en ce moment une esthétique et une écologie de l’Anthropocène qui s’accommodent trop vite, selon moi, de la destruction du monde. On s’extasie devant la capacité de certaines plantes exotiques à coloniser des sols hyper pollués, ou sur les prodiges évolutifs des grillons du métro parisien, ou encore devant l’ingéniosité de certains migrateurs qui optent pour une vie sédentaire au sommet des décharges à ciel ouvert. C’est une « esthétique » très présente dans l’Atlas féral que tu as mentionné plus tôt d’où j’aurais pu tirer la plupart de ces exemples. Évidemment, les chercheuses et chercheurs à l’origine de cet atlas ne se réjouissent pas de la pollution des sols, de la prolifération des décharges, etc., mais je crains que cette focalisation sur quelques anecdotes d’une féralité qui nous surprend par sa vitalité dans un monde dévasté ne contribue à faire trop vite le deuil d’une nature riche, diversifiée, prolifique que nous devrions tout faire pour préserver.
Rémi B. – Entre ces deux pôles que constituent les grands projets futuristes, d’un côté, et les éloges de la spontanéité interstitielle, de l’autre, l’on peut sans doute situer une diversité d’actions en faveur du ré-ensauvagement, mais la question demeure de savoir de quelle façon leurs orientations respectives dans le temps pourraient contrer concrètement les effets de la « tyrannie du présent » (Baschet, 2018) dans le champ de la protection de la nature. Pour y répondre, nous pouvons essayer d’approfondir l’analyse de ce rapport au temps, en nous intéressant non pas simplement à l’articulation du passé, du présent et du futur, mais aussi à la conception même du temps qui prévaut dans les différents projets. L’hypothèse que l’on peut suivre est que le succès des actions en faveur du ré-ensauvagement dépend en partie de leur capacité à déjouer ce que la philosophe Bernadette Bensaude-Vincent appelle le « piège de la flèche du temps » (Bensaude-Vincent, 2016). Elle décrit par là la façon dont les sciences modernes, en particulier la physique newtonienne, ont contribué à imposer une figure du temps unique, celle d’un temps universel et linéaire, découpé en unités mesurables et orienté dans le sens du progrès. Cette construction sociale et culturelle du temps aboutit à l’occultation d’autres figures du temps, en particulier celles du temps cyclique. Sous cet angle, le régime d’historicité moderne aurait scellé la domination du temps vectorisé de la technique sur le temps cyclique de la nature, matérialisé par la diversité des cycles biologiques, biogéochimiques ou climatiques. Cette configuration est un piège pour la pensée et pour l’action en faveur du ré-ensauvagement, car elle les conduit à endosser des façons d’envisager le temps qui ne leur donnent pas de prise sur la réalité contemporaine — que cela soit en se projetant dans un passé fantasmé ou dans un futur non contraint par le présent, ou encore en acceptant de s’installer dans l’instantanéité. De ce point de vue, l’un des enjeux du ré-ensauvagement pourrait être la réintroduction de la pluralité des figures du temps de la nature (Bensaude-Vincent, 2021).
Virginie M. – Oui je suis tout à fait d’accord avec toi et je pense en effet que cet ouvrage de Bernadette Bensaude-Vincent est à ce titre très inspirant. Notamment, pour compléter ce que tu viens de dire, parce qu’il n’oppose pas un temps linéaire des humains à un temps cyclique de la nature mais parce qu’il y est question de la multiplicité et de l’hétérogénéité de temporalités, dans les affaires humaines comme dans les affaires naturelles. Car s’il y a des cycles dans la nature, il y a aussi une historicité, des points de ruptures, de l’imprévisibilité. Accepter que les milieux naturels ont aussi une histoire, au sens linéaire de ce terme, et ne sont pas une toile de fond immuable — quand bien même elle changerait de couleur avec la succession des saisons — mais que l’évolution et l’écologie sont faites d’accidents, de ruptures, d’irréversibilités, cela me semble être essentiel pour penser des modalités fécondes de ré-ensauvagement. Il n’y a pas de retour en arrière possible, le retour du sauvage ne prendra jamais la figure d’une “dé-domestication”, les espèces comme les milieux sont le fruit de leur histoire. Par contre, il est possible de soulager les contraintes, de redonner de l’espace et des opportunités, à une population, à une forêt ou un cours d’eau.
Rémi B. – Par-delà l'opposition binaire entre temps cyclique de la nature et temps linéaire des humains, il s'agirait alors de penser les processus de ré-ensauvagement à partir de la diversité des figures du temps au sein de la biologie de la conservation, qui relèvent à la fois des temporalités de l'écologie scientifique et du temps de l'évolution. Concernant les premières, dans ses travaux sur l'histoire de l'écologie scientifique, Jean-Marc Drouin a identifié trois modèles qui ont structuré le développement de la discipline et qui continuent pour partie à cohabiter au sein de la discipline : un premier modèle dominé par une conception cyclique du temps, calqué sur le processus de rotation des cultures ; un modèle linéaire articulé autour des idées de croissance organique et de succession végétale ; et enfin un modèle non linéaire centré sur l'idée d'irréversibilité et d'imprédictibilité (Drouin, 1991 ; Drouin, 2013). Le passage du deuxième au troisième modèle a été largement thématisé au sein de la biologie de la conservation. Il engageait les réponses aux accusations récurrentes visant le fixisme supposé sous-tendre le développement de la discipline (Robert et al., 2017), ainsi que son ancrage dans une théorie des équilibres climaciques désormais dépassée. La dynamisation de la biologie de la conservation conduisait à en faire une science historique, et pas simplement une science des processus, autrement dit à adopter une conception du temps orientée. Cela invitait dans le même temps à intégrer le développement de l'écologie des perturbations et à développer des modèles non linéaires.
Mais ces débats ont pu parallèlement marginaliser la prise en compte du temps cyclique. Ce phénomène a par ailleurs été renforcé par la reconnaissance de la nécessité de mieux intégrer la dimension évolutive dans la biologie de la conservation, dans un contexte de basculement vers des échelles de temps de plus en plus grandes porté par l’introduction de la notion d’Anthropocène dans le débat. Sous cet angle, l’une des contributions les plus importantes des pensées du ré-ensauvagement pourrait bien être de revaloriser la figure cyclique du temps au sein de la protection de la nature. Deux exemples pourraient en témoigner. Le premier est celui du débat ouvert par l’hypothèse contestée de Frans Vera concernant le rôle des herbivores dans les formations forestières postglaciaires (Vera, 2000). Contrairement aux théories postulant l’existence continue d’une forêt à canopée fermée de – 14 000 BP à – 5 000 BP, le biologiste a soutenu que le rôle des grands herbivores dans les cycles forestiers avait été sous-estimé et que ceux-ci permettaient de conserver des degrés d’ouverture plus grands dans ces formations postglaciaires (Barraud, 2020). De ce point de vue, la question principale n’est pas tant celle de la localisation historique de la référence temporelle choisie, mais bien celle de la caractérisation de la dynamique des cycles forestiers. Le second exemple que l’on peut citer concerne également les forêts. Bien souvent, lorsque l’on pense au ré-ensauvagement des forêts, le critère de l’ancienneté, associé aux îlots de sénescences et au bois mort, est mis en avant, suivant ainsi une conception linéaire du temps. Or, la littérature sur le ré-ensauvagement des forêts (voir par exemple la lettre « Forêts sauvage » et Vallauri, 2007) insiste au moins autant sur la transformation observable entre une forêt de production et une forêt sauvage sur le plan des cycles forestiers. À l’inverse des cycles raccourcis observés dans les forêts de production, le ré-ensauvagement se caractérise par la restauration des cycles sylvigénétiques qui animent la dynamique des forêts non gérées. Ainsi, l’exemple des forêts sauvages permet de souligner qu’il ne s’agit pas d’opposer les temps cyclique et linéaire, mais bien de réintroduire la pluralité des figures du temps dans les pensées et les actions en faveur du ré-ensauvagement.
Virginie M. – Alors pour conclure, même si j’aimerais poursuivre encore longtemps cette conversation, peut-être pourrait-on émettre l’hypothèse suivante : Si le sauvage est l’envers du domestique, et que le projet sous-jacent à la domestication peut être caractérisé comme une façon de fixer, de stabiliser des formes de vie ou des paysages dans le temps afin d’en lisser les aléas, de les rendre plus prévisibles et plus compatibles avec les besoins humains, alors le retour du sauvage, qu’il se fasse spontanément ou qu’il soit activement accompagné dans des projets de ré-ensauvagement, pourrait s’apparenter à un surgissement de temporalités que nous avons savamment écartées de nos vies et de nos conceptions du monde : les temporalités linéaires très longues — le temps de l’évolution — et leur soudaine accélération — l’Anthropocène ; des temporalités cycliques à des échelles auxquelles nous nous sommes rendus aveugles — successions végétales, alternance de forêts et de prairies — ; et des temporalités buissonnantes, imprévisibles, non linéaires — avec des points de bascule et les (bonnes ?) surprises qui peuvent en résulter. Le retour du sauvage n’aurait alors plus rien d’un retour mais représenterait au contraire une ouverture vers une multiplicité de futurs possibles.
Notes
- (1) Je remercie Camille Besombes d’avoir signalé cet article (encore en révision) à mon attention.
- (2) L’appellation désigne les diverses disciplines appartenant aux sciences humaines et sociales qui se sont emparées des enjeux environnementaux.
- (3) https://feralatlas.org/
- (4) Dans son livre Une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand propose de penser les enjeux écologiques depuis le monde caribéen et met en lumière la fracture qui a séparé les enjeux écologiques des questions coloniales, rendant invisibles certaines injustices qui se nouent au croisement d’usages destructeurs de la terre et de pratiques de domination sociale. Il analyse ainsi notamment le cas du chlordécone massivement utilisé dans les bananeraies au prix de fortes dégradations écologiques et de l’exposition de nombreux travailleurs à cette substance toxique.
- (5) Il faut noter toutefois l’existence d’initiatives cherchant à donner de l’ampleur à ce mouvement par essaimage, comme celle menée par l’association Rewilding Britain qui invite tous les propriétaires à laisser 1/5e de leur jardin en libre évolution. Voir https://www.rewildingbritain.org.uk/explore-rewilding/rewilding-the-land/15-ways-to-a-wilder-garden. Nous remercions l’un de nos relecteurs d’avoir attiré notre attention sur ce projet.
Références
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