Des forêts en libre évolution : une vision qui cherche encore sa place dans les politiques publiques, et un dossier scientifique encore lacunaire mais déjà intéressant
Résumé
Ce numéro de la Revue forestière française, faute de connaissances scientifiques partout bien établies, n’aborde que marginalement certaines questions : il en est ainsi en particulier des contributions respectives des forêts gérées et des forêts en libre évolution comportant bois sénescents et bois mort, dans le stockage du carbone, et de la résilience présumée plus forte des forêts en libre évolution. En dépit de ces lacunes, ce numéro permet d’éclairer d’une part les enjeux d’une politique européenne de préservation des « primary and old-growth forests » et d’autre part de l’ensauvagement des campagnes du fait de la déprise agricole et forestière. Il montre enfin à quel point le débat technique et scientifique examiné est articulé à des points de vue culturels et éthiques concernant le rapport au sauvage, les relations entre l’humanité et la nature, et les vertus du lâcher-prise. Il illustre le bouillonnement actuel de réflexions et d’initiatives, avec leurs forces et leurs lacunes, ainsi que les défis à relever.
Introduction
Comme nous l’avons écrit dans l’introduction au présent numéro thématique de la Revue forestière française, « le débat concernant la libre évolution est à la fois scientifique, culturel, éthique et politique, et se mène simultanément sur ces quatre registres, selon une logique d’interactions imparfaites et différées. ». Un des problèmes rencontrés est que la décision politique ne peut pas aujourd’hui s’appuyer sur un paysage scientifique entièrement balisé et cohérent. Or l’urgence découle notamment de la stratégie européenne sur la biodiversité à mettre en œuvre d’ici 2030, mais elle fait également écho à une certaine forme de pression culturelle, tant de la société en général que de la multiplicité des initiatives locales visant à laisser une plus grande place à la libre évolution un peu partout en Europe. En France néanmoins, le nombre des acteurs impliqués et motivés reste encore globalement limité, et leur audience est longtemps restée faible.
Texte
Faute de connaissances scientifiques suffisamment établies ou de disponibilité des auteurs sollicités, le présent numéro thématique a fait certaines impasses, n’abordant qu’à la marge certaines questions pourtant importantes et parfois déjà débattues aux niveaux techniques et politiques :
• La question capitale (du point de vue de l’acceptabilité sociale de tel projets) de la potentielle contribution des territoires en libre évolution à la vie économique et sociale locale n’a pu être abordée, faute de disponibilité des auteurs pressentis. Mais il semble exister des expériences très intéressantes dans des pays européens assez divers, avec notamment le développement significatif d’un tourisme différent, même si la différence de contexte social et culturel entre ces pays et la France mérite attention.
• La caractérisation de la contribution d’une part des « primary and old-growth forests », d’autre part des forêts férales
• Il existe en particulier un débat, souvent polémique, sur la contribution des forêts en libre évolution, notamment celles qui comptent une proportion significative de bois sénescents et morts, au stockage du carbone, par comparaison avec le cycle du carbone qui caractérise les forêts gérées, incluant le bois qui en est issu. Les affirmations, dans un sens ou dans un autre, sont souvent péremptoires, et s’appuient fréquemment sur des biais méthodologiques ou des manques de connaissances identifiés dans les argumentations de ceux qui défendent une autre thèse.
• L’importance de l’herbivorie, en interaction avec les grands prédateurs
• Jusqu’à quel degré, et pour quels types de perturbations, les forêts en libre évolution sont-elles plus résistantes et plus résilientes que les forêts gérées ? Les réponses scientifiques à ces questions sont encore faibles, malgré ce qui est souvent écrit sur la base d’une analyse bibliographique trop rapide de la question.
• Même si ce sujet est abordé sous différentes facettes par de nombreux articles, il manque une synthèse spécialement conçue à l’attention des gestionnaires forestiers sur les différences entre forêts gérées et forêts non gérées depuis au moins cinquante ans. Mais il est possible de trouver de tels éléments dans le dossier des Rendez-Vous techniques de l'ONF (n° 56) sur les « Principes et résultats du projet GNB Gestion forestière, Naturalité et Biodiversité » (automne 2017).
• Si le risque de mise en cause de la responsabilité pour accidents de tiers, possiblement accrus dans les forêts en libre évolution (du fait de la portion significativement plus importante d’arbres sénescents et morts), est unanimement identifié (cf. l’article de P. Billet), il n’en est pas de même dans trois autres domaines : le risque d’incendie de forêt (du fait que certaines mesures de prévention ne sont pas cohérentes avec la logique de la libre évolution), le risque (actuellement pas ou mal établi) d’augmentation de dégâts causés par le grand gibier autour des forêts en libre évolution, et le risque (à ce jour pas ou mal démontré scientifiquement : cf. l’article de H. Jactel et L. Marini) que la libre évolution modifie le risque de pullulation d’insectes potentiellement ravageurs, de champignons pathogènes ou d’autres organismes dommageables à la santé des arbres (nématode du pin, par exemple) autour de zones en libre évolution. Il se rajoutera certainement à terme l’enjeu de la lutte contre les espèces invasives dans le cadre de l’organisation de la lutte obligatoire contre certaines d’entre elles, interpellant à la fois les défenseurs et les opposants aux forêts en libre évolution. Les projets actuels de réserves intégrales, essentiellement de petite taille, ne suscitent pas la mise en avant de ces risques, mais les deux projets de grandes réserves biologiques intégrales du Vercors et des Maures (de plus de 2 000 ha), initiées au début des années 2000, et celui de la réserve intégrale dans le cœur du parc national de forêts créé en 2019, ont clairement fait apparaître une certaine perception de ces risques, nécessitant une dizaine d’années de débats animés avant que ces réserves intégrales aient pu être créées. La caractérisation de tels risques nécessite d’abord des observations nombreuses et ciblées, des projets de recherche et enfin un travail juridique nouveau, prenant en compte à la fois les données scientifiques, les textes réglementaires actuels, les raisonnements de la jurisprudence sur des cas proches, et leurs possibles évolutions (du fait d’une valorisation sociale de la libre évolution, ou pour d’autres causes).
Néanmoins, malgré ces lacunes, le présent numéro thématique permet d’ores et déjà de dessiner un paysage technique et scientifique, mais aussi éthique, en train de prendre forme à l’échelle du continent européen. Le double enjeu actuel, d’une part de la mise en place d’une politique communautaire des « primary and old-growth forests », d’autre part de la déprise forestière visible dans certaines zones, et des boisements spontanés découlant notamment des effets indirects de la politique agricole commune, rend nécessaire de prendre, sans trop attendre, un certain nombre de paris techniques et stratégiques. Il implique aussi de mener des expérimentations à relativement grande échelle, sur la base de connaissances partielles, mais en conduisant en parallèle les travaux indispensables en matière de suivi et de recherche. En effet, à peu près partout en Europe les décideurs forestiers ont été généralement peu attentifs à la dynamique décrite dans l’article de L. Miko et al., qui a abouti aux décisions communautaires de 2021. Il ne leur a donc pas été possible d’anticiper ces décisions, même si un travail important a été consenti par des « passionnés » pour mieux connaître les forêts anciennes et matures (cf. l’article de J.-M. Savoie et al.), avec des moyens somme toute réduits. Dès lors, à court terme, pour remédier aux lacunes constatées en matière de connaissance, il n’y a souvent pas d’autres solutions que de s’approprier les résultats des recherches et expérimentations menées dans d’autres pays européens, et de chercher comment les adapter au contexte local, alors même qu’en France les forestiers et les naturalistes ne sont pas tous nécessairement intéressés ou convaincus par une telle option de parangonnage.
Une des difficultés majeures pour les décisions politiques et stratégiques tient au fait qu’on connaît à la fois très mal les unités territoriales (localisation et surface) justifiant
L’article de V. Maris et R. Beau a mis en avant tout ce que notre regard sur la libre évolution révèle de notre rapport au temps, mais aussi dans une moindre mesure à l’espace (notamment sous l’angle des intrications entre temps et espace).
Deux sensibilités se manifestent quant à la prise en compte de la dimension spatiale dans une politique revalorisant la libre évolution des écosystèmes :
• Les experts des processus écologiques, comme les spécialistes des aires protégées sont préoccupés par le souci que l’espace concerné, nécessairement en interaction avec des interventions humaines aux alentours, atteigne une taille unitaire suffisante pour que le maximum de processus écologiques et évolutifs au sens darwinien s’expriment pleinement, et que les effets anthropiques soient les plus réduits possible sur la plus grande partie du territoire, posant clairement ou indirectement la question des zones tampons, souvent absentes (cf. les articles de L. Miko et al., et de N. Debaive et al.). Les réflexions coordonnées par Wild Europe ou le WWF ont conduit à proposer au niveau européen des seuils et critères pour créer des espaces protégés en libre évolution. Les réalisations et les projets en France ne satisfont généralement pas à ces cahiers des charges, même si leurs promoteurs partagent généralement une sensibilité de ce type, tout en appelant au pragmatisme et au respect des limites imposées par l’acceptabilité sociale de tels projets.
• Mais il existe une autre sensibilité, qui peut d’ailleurs cohabiter avec la première qui se préoccupe prioritairement de garantir une libre évolution sur de vastes espaces : elle privilégie une approche plus sensible, plus esthétique, plus didactique, moins ambitieuse et moins scientifique de la libre évolution. Elle met l’accent sur le fait de voir, même dans des espaces en libre évolution de petite taille, des « choses qu’on ne voit pas ailleurs » (cf. la contribution de J. Garrigue), et de s’en émerveiller, même si tous les processus écologiques ne peuvent s’y exprimer. Elle traduit en partie une protestation contre les effets écologiques et visuels de certains types d’aménagement forestier et de sylviculture, même s’il ne s’agit souvent pas d’un refus en bloc de tous les types de forêts gérées et exploitées. Pour une part significative, c’est un état d’esprit qui anime beaucoup des initiatives prises localement par des particuliers ou des associations, dans une vision qui met l’accent sur des espèces (isolément ou en assemblage) actuellement peu mises en avant de la biodiversité (insectes, champignons...), et parfois sur une autre manière d’apprécier la relation entre les humains et les « non humains ».
Il est d’ailleurs intéressant de ce point de vue qu’une association comme « Rewilding Great Britain » promeuve à la fois les grands espaces en libre évolution et le fait de mettre en jachère pérenne une partie de son jardin, selon une logique proche de la pratique préconisée par saint François d’Assise, référence pour certains débats culturels sur l’écologie.
Pour ce qui concerne le temps long, inhérent à toute option de libre évolution, à peu près tous les articles y font référence, comme à une condition qui permet la manifestation de ce qui est attendu. Mais il apparaît aussi de deux manières plus originales :
• La traduction du temps long, apprécié rétrospectivement ou anticipé, peut aussi s’analyser de manière dynamique, vectorielle, non réductible à un état particulier, mais bien plutôt par une succession d’états, et donc en termes de trajectoires (cf. les articles de V. Robin, de C. Barthod et T. Lefebvre, et de L. Morel et S. Chollet), toujours fragiles, susceptibles d’être modifiées (déroutées ?) par la fréquence et l’intensité des perturbations naturelles, tout comme elles ont pu être historiquement modifiées par les interventions humaines.
• Intégrer dans sa vision le temps très long fait aussi émerger la possibilité de comparer ce que l’on voit ou attend avec un état privilégié, alors choisi comme une référence vis-à-vis de laquelle l’écart avec l’état actuel (et ce qui l’explique) est apprécié, commenté et peut inspirer des stratégies. La paléo-écologie (cf. l’article de V. Robin) nourrit l’approche de certains défenseurs de la libre évolution, comme de beaucoup de ceux du « rewilding » (cf. l’article de G. Rayé). L’article de B. Boisson montre aussi comment la libre évolution et le temps long, comme références, peuvent aussi servir à interpeler aujourd’hui nos sociétés et leurs valeurs. Mais a contrario le temps long des forêts férales échappe à cette approche référentielle et nous confronte de manière stimulante à la création devant nos yeux de nouveaux écosystèmes, car la nature férale n’évoluera pas vers une réplique de ce qui n’est plus (cf. l’article d’A. Schnitzler et J.-C. Génot), sans vraiment pouvoir anticiper le résultat final et la valeur qui lui sera reconnue par la société. Ces nouveaux écosystèmes garderont cependant parfois longtemps la trace des perturbations d'origine humaine qui les ont précédés, dans les sols en particulier.
Le « rewilding » ou ré-ensauvagement est le dernier concept (au sens du plus récent) arrivé dans le paysage culturel des acteurs forestiers. À ce titre, il suscite souvent interrogations, suspicions et même opposition, d’autant plus que le terme laisse sous-entendre, dans la bouche de certains de ses militants, de vastes territoires complètement vidés de toute présence humaine, et renvoie, implicitement ou explicitement, à l’opposition entre nature et culture. De la libre évolution au « rewilding », il existe un continuum, car d’une part le retour spontané, plus ou moins tardif, de certaines espèces animales accompagne la libre évolution, d’autre part il existe de nombreux programmes de réintroduction d’espèces qui interfèrent de fait avec des initiatives de mise en libre évolution. De plus, dans leur action volontariste concernant le retour de certaines espèces animales, les défenseurs du « rewilding » se montrent parfaitement logiques par rapport à ce que prônent les défenseurs de la libre évolution, qui défendent la pleine et libre expression des (de tous les) processus écologiques, mais en se focalisant de fait sur le monde végétal et en prenant comme une donnée de fait les processus écologiques sous contrôle d’espèces animales. À tel point qu’on pourrait dire, dans la logique de l’article de G. Rayé, qu’en France on a fait et on continue à faire du « rewilding » qui s’ignore dans certaines zones de déprises agricole et forestière. Mais la double originalité de la sensibilité qui s’exprime alors tient d’une part à ce que certains défenseurs du « rewilding » revendiquent désormais d’associer comme partenaires incontournables les agriculteurs et éleveurs, les forestiers et les chasseurs, d’autre part à ce qu’ils considèrent que la logique de libre expression des processus écologiques espérés ne nécessite pas que cela soit le cas en tous points, mais que l’appréciation doit être faite à un niveau spatial supérieur. Comme l’écrit R. Larrère, il est parfois possible de recourir à des races rustiques (plus ou moins archaïques) d’espèces domestiques pour renouer avec l’expression de processus écologiques largement disparus.
Le souci de permettre la libre expression des mécanismes de l’évolution darwinienne en forêt grâce aux surfaces en libre évolution (cf. l’article de F. Sarrazin et al.) est ancré depuis leur fondation au sein des approches en conservation de biodiversité. S’il a été en partie occulté par les approches anthropocentrées mettant en avant les services écosystémiques, il rejoint et déplace certains débats en cours sur le besoin de favoriser la résilience à long terme des écosystèmes forestiers confrontés au changement climatique. Ce regard nouveau (au moins pour beaucoup de lecteurs forestiers) appelle une éthique « évocentrée », particulièrement soucieuse des effets à court, long et très long terme des relations et interactions entre humains et non humains sur l’évolution darwinienne de ces derniers, notamment en forêt. N’y-a-t-il pas une place, dans nos stratégies et dans nos territoires, pour ce pari, sans pour autant le réduire à « une » simple solution pour une adaptation de nos forêts au changement climatique mais au contraire en renforçant d’autant plus la lutte contre ces changements pour réduire leurs impacts à l’échelle de l’évolution darwinienne ? Une éthique évocentrée bouscule nombre de repères en gestion de biodiversité. Elle est tout sauf fixiste, du fait de la logique même des sélections et des coévolutions darwiniennes. Comme le soulignent L. Morel et S. Chollet à propos de la libre évolution : « les gagnants d’aujourd’hui sont les perdants d’hier (et vice et versa) », et la question se pose inévitablement de savoir quelles valeurs et quelles places accorder aux « perdants », et donc quelles stratégies méritent ou non d’être mises en place pour les sauvegarder.
Même si la déprise agricole et forestière, sur des territoires cumulant des « handicaps physiques et économiques » pour la production de bois, conduit d’ores et déjà à constater a posteriori une libre évolution depuis des décennies, ainsi qu’une faible probabilité du retour d’une gestion active, la question est souvent posée d’un statut « labellisant » de tels territoires (c’est-à-dire reconnaissant publiquement leur valeur biologique, sociale et culturelle) et garantissant juridiquement la poursuite de la non-gestion sur le très long terme. Dans le cas des « primary and old-growth forests », à coup sûr relictuelles en France, il est possible et souhaitable qu’un statut d’aire protégée, adapté à leur spécificité, leur soit donné, dans le cadre d’une politique nationale, régionale ou par grand massif. Un certain nombre d’aires protégées témoignent de l’opérationnalité et de la pertinence d’un tel choix (cf. les articles de L. Larrieu, et de N. Debaive et al.). La question est plus complexe pour la vaste catégorie des forêts férales pour lesquelles il existerait un projet public ou privé de garantir une libre évolution : l’option juridiquement lourde d’un classement en aire protégée est envisageable au cas par cas, mais assurément pas généralisable pour atteindre un objectif de « pleine naturalité » sur 10 % du territoire boisé métropolitain, avec la seule libre évolution ou des objectifs plus ambitieux de rewilding. La contractualisation, articulée avec l’outil des ORE (obligations réelles environnementales) créé par la loi de 2016
Il semble donc actuellement prématuré de décrire ce que pourrait être une politique de la libre évolution, articulant la politique forestière et la politique de la biodiversité dans un contexte marqué par le changement climatique. Mais il est néanmoins possible d’identifier quelques passages obligés et quelques questions sensibles, sans pouvoir s’aventurer très loin sur le terrain des ambitions quantitatives en termes de surfaces :
• Concernant les « primary and old growth forests », la stratégie européenne en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 opte pour une protection stricte de tous les peuplements concernés, après qu’une définition ait été adoptée
• S’agissant des peuplements forestiers concernés au titre de la nature férale, sur la base d’un constat d’abandon de gestion d’au moins quatre ou cinq décennies
La menace vivement ressentie par les acteurs économiques de la filière-bois, suscitant une hostilité et une opposition souvent déterminée, mérite donc d’être relativisée, tout en devant être prise au sérieux dans certains cas précis. Par ailleurs, il semble à la fois indispensable et fructueux que des décisions de ce type, qui traduisent une autre vision possible de l’aménagement du territoire, associent à l’amont les élus locaux et les acteurs économiques du monde rural, notamment agriculteurs, forestiers et chasseurs.
Enfin le besoin d’être à l’écoute des incompréhensions et oppositions concernant la libre évolution, notamment auprès des acteurs du monde rural, est renforcé par le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’un « objet scientifique et technique », mais qu’il charrie inextricablement toute une série de débats culturels et éthiques sensibles : la place du sauvage, le rapport de l’homme et de la nature, les dynamiques des paysages, l’homme et la valeur qu’il reconnaît au non-humain, le lâcher-prise face à une histoire forestière très interventionniste, la valeur qu’une société reconnaît à des territoires qui ne sont plus gérés selon une logique de production, la capacité des acteurs à passer des compromis et à accepter de « l’entre-deux », etc. Celles et ceux qui s’intéressent à la libre évolution ont souvent fait un cheminement personnel dont ils ne savent pas toujours rendre compte, et qui rend difficile un dialogue basé sur des références partagées avec celles et ceux qui restent attachés à des approches plus traditionnelles et peinent à envisager autre chose pour l’avenir. C’est pourquoi il existe un fort enjeu à mobiliser les sciences humaines dans ce débat sur la place que peut ou doit prendre la libre évolution sur une partie de nos territoires. Les articles de M. Chalvet, de P. Deufic et al., de V. Maris et R. Beau, et de R. Larrère illustrent bien la complexité de tout ce qui se cache derrière un débat que certains voudraient réduire à une dimension technique et scientifique quand il s’agit aussi de visions culturelles et éthiques, et de choix d’aménagement du territoire et du cadre de vie.
Pourtant même dans le domaine technique, le lecteur attentif aura identifié, y compris entre des auteurs scientifiques convaincus par l’enjeu de la libre évolution, des sensibilités un peu différentes, des grilles d’analyse et de priorités non systématiquement identiques, sans même parler des conséquences implicites du choix des termes utilisés, notamment en traduction de terminologies anglaises (cf. entre autres les articles de F. Gosselin et al., de L. Larrieu, de F. Benest et al., et de L. Morel et S. Chollet). Ceci nous renvoie une nouvelle fois à l’enjeu complexe d’à la fois accompagner et stimuler des initiatives locales, formaliser une politique nationale ou régionale, et se fixer des objectifs quantitatifs et qualitatifs, sans pouvoir s’adosser, sur tous les points, à des connaissances scientifiques solides et partagées. Plusieurs articles soulignent la force des approches multidisciplinaires et énoncent les défis scientifiques à relever.
Si ce même lecteur aura compris que le contexte écologique, social et culturel, tant national que local, marque aussi profondément les questions à résoudre, il aura aussi perçu combien les collaborations internationales peuvent aider à dégager des enseignements généraux, qui puissent justifier des choix ambitieux. Malgré l’engagement de plus en plus net de la recherche en France, notre pays semble bien ne pas avoir été assez présent dans cet effort international.
De ce fait, certaines de nos options fondatrices pour la politique française de la biodiversité en forêt et dans les milieux associés pourraient se voir réinterrogées, mais certainement moins que ce qui est craint par certains gestionnaires d’aires protégées. Il s’agit en effet davantage d’enrichir la palette des outils et protections, avec une priorité plus grande donnée à la complétude et à la libre expression des processus écologiques, via ce que le Président de la République a nommé « la pleine naturalité », le 6 mai 2019, devant les experts scientifiques de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques). Mais le mot de la fin revient à L. Larrieu qui, dans son article, conclut ainsi : « Les connaissances scientifiques sur la biodiversité et le fonctionnement des forêts naturelles sont certes encore fragmentaires. Néanmoins, nous pensons qu’elles sont à ce jour suffisantes pour optimiser les initiatives de mise en place de surfaces en libre évolution par les gestionnaires de forêts. »
Puisse ce numéro thématique contribuer à crédibiliser en France l’enjeu de la libre évolution, commenté par tant d’articles, et à convaincre de la nécessité de formaliser simultanément un projet scientifique ambitieux et un projet « politique » dans ce domaine, à la hauteur des espoirs mis dans la stratégie européenne en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030, associant d’une part toutes les disciplines scientifiques (y compris les sciences humaines), mais aussi, d’autre part, les élus locaux et les acteurs du monde rural, notamment les agriculteurs, les forestiers et les chasseurs.
Notes
- (1) Aussi bien les peuplements forestiers anciennement gérés mais désormais en déprise depuis au moins une cinquantaine d’années, que les boisements spontanés sur des terrains anciennement agricoles.
- (2) Ce que l’IPBES (la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) appelle désormais les « contributions de la nature aux sociétés », ce qui n’est pas si différent des services écosystémiques sur le fond, mais qui ne centre pas tout sur la valorisation économique et permet de tenir compte plus explicitement de la diversité des cultures et des représentations des relations à la nature à l’échelle mondiale.
- (3) La grande majorité des territoires où il existe un choix assumé de libre évolution font l’objet d’une chasse aux grands herbivores, parfois d’une régulation plus administrative de leurs populations. La présence avérée ou vraisemblable de grands prédateurs, lorsque c’est le cas, ne semble pas influer de manière déterminante sur ce choix. Les effets de l’herbivorie dans ce contexte de libre évolution ne font pas l’objet d’un diagnostic mieux établi ni plus consensuel que ceux dans les peuplements forestiers gérés.
- (4) Les publications européennes sur ce sujet se réfèrent beaucoup au contexte nord-américain. Cf. par exemple une publication portant sur une île canadienne : Le Saout, S., Martin, J.L., Blanchard, P., Cebe, N., Mark Hewison, A.J., Rames, J.L., & Chamaillé-Jammes, S. (2015). Seeing a ghost? Vigilance and its drivers in a predator-free world. Ethology, 121(7), 651-660.
- (5) Les peuplements forestiers qui sont de fait en libre évolution représentent une superficie sans doute relativement importante — si l’on compte les boisements spontanés sur des terres agricoles ou pastorales délaissées depuis les années 1960 et les peuplements qui ne sont plus exploités parce qu’ils sont situés sur des terrains présentant trop de handicaps pour que se maintienne une exploitation économiquement justifiée. L’enjeu en termes de politique publique est de savoir ceux qui justifient une décision explicite de protection.
- (6) Actuellement on ne dispose pas d’une carte complète des zones avec un statut réglementaire garantissant la libre évolution ; y remédier est une priorité.
- (7) Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
- (8) Sans préciser explicitement à ce stade l’équilibre entre ce qui relève des documents d’application relevant de la Commission européenne et ce qui renvoie à la subsidiarité, ce qui peut encore grandement influer sur le niveau d’ambition.
- (9) Le Programme national de la forêt et du bois (PNFB) 2016-2026 précise que : Chaque PRFB (Programme régional de la forêt et du bois) définira .... « la localisation des forêts où auront lieu les prélèvements supplémentaires, à rechercher préférentiellement et au terme d’un diagnostic adéquat, parmi : – les forêts où l’âge d’exploitabilité des peuplements est atteint voire dépassé (tout en conservant de vieux arbres et/ou des îlots de sénescence) et en priorisant sur les massifs à gros bois et très gros bois de bonne voire très bonne qualité... ».
- (10) Qui peut s’expliquer, comme déjà mentionné dans ce numéro thématique, par des conditions de relief, de fertilité, de morcellement foncier, de coût de la desserte forestière, ... La très faible probabilité d’un renversement massif de tendance relativise alors fortement l’enjeu d’une protection juridique forte (souvent coûteuse), sans faire disparaître le besoin de reconnaître et d’assumer publiquement la valeur écologique et culturelle de ces territoires.
- (11) En France, à la lumière des réflexions européennes au sein de Wild Europe et de Rewilding Europe, cela pourrait aller d’un minimum de 10 000 ha jusqu’à 50-100 000 ha (cf. par exemple le projet porté par Francis Hallé), ce qui pose de redoutables questions en termes de combinaison à imaginer entre les outils de maîtrise foncière, réglementaires et contractuels, mais aussi d’aménagement du territoire, et donc en termes d’association des élus et des acteurs ruraux.
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