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Conservation/préservation de la nature « sauvage » : une histoire des savoirs, des imaginaires et des idéologies (XIXe siècle et première partie du XXe siècle)

Résumé

Les idées de retour à la nature, de libre évolution, de naturalité connaissent actuellement un certain succès. Mais quelle est l’histoire de ces courants de pensées et de leurs applications concrètes aux États Unis d’Amérique mais aussi dans les États européens et leurs colonies ? Du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, cet article vise à comprendre comment des courants spécifiques de préservation de la nature se dégagent des autres tendances des mouvements de protection de la nature. À travers l’histoire des savoirs écologiques, mais aussi des dimensions culturelles, identitaires et idéologiques de la nature, nous chercherons à comprendre la circulation des connaissances, des pratiques et des modèles à l’échelle transnationale mais aussi à proposer une histoire nationale des imaginaires, des symboliques et des idéologies de la nature.

Abstract

“Return to nature”, “unmanaged forests”, “naturalness”, these concepts are quite trendy these days. But what is the history of these schools of thought and their concrete applications in the United States of America, and also in European states and their colonies? From the XIXth century to the first half of the XXth century, the present article is aimed at understanding how specific trends in nature preservation stood out compared to other trends in nature protection movements. Based on the history of knowledge in ecology, but also of the cultural, identity and ideological dimensions of nature, we attempt to understand how knowledge, practices and models are disseminated at the trans-national scale, but also to propose a national history of the fancies, symbols and ideologies of nature.

Introduction

Réensauvagement, préservation de la wilderness, retour à la nature1(1), au sauvage mais aussi nature férale, naturalité et libre évolution, les mots ne manquent pas pour évoquer la non-intervention des sociétés humaines dans les milieux (Schnitzler & Génot, 2012 ; Génot, 2014). Ces expressions et leurs évolutions dans le temps et dans l’espace renvoient à des courants de pensées divers. Elles témoignent aussi des multiples conceptions scientifiques, culturelles, politiques, éthiques et philosophiques sur la question de l’intervention anthropique dans les milieux. Elles renvoient à une histoire qui se situe à la croisée de la construction des savoirs écologiques et des constructions culturelles et idéologiques tout en tenant compte des évolutions socioéconomiques et écologiques des sociétés et des milieux. Ici, il s’agit de proposer une histoire des savoirs, des imaginaires et des idéologies dans les contextes du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle, c’est-à-dire à l’heure des constructions nationales mais aussi des grands bouleversements socioéconomiques et écologiques liés à l’industrialisation et à l’urbanisation. Cette histoire des courants de pensées ne peut se mener de manière détachée du concret, des projets et de leurs applications. Les idées ne sont pas de pures abstractions immuables. Elles s’ancrent dans des temps, des espaces et des sociétés. Elles sont les produits d’acteurs sociaux et reflètent des intérêts et des enjeux politiques, économiques, sociaux, culturels, scientifiques et écologiques. En conséquence, des États-Unis aux différents pays d’Europe, ce récit historique ne peut être linéaire. Il est fait d’interactions et d’évolutions complexes, de liens et de ruptures. Cette complexité est d’autant plus forte qu’au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, les courants de pensées de la protection de la nature sont à la fois multiples et entremêlés. Entre les tenants de la conservation et de la préservation2(2), les frontières sont perméables et en constante évolution. Pour nous guider dans cet écheveau, nous nous concentrerons sur les thèmes de la circulation des savoirs et des modèles à l’échelle transnationale, sur les dimensions culturelles, identitaires et idéologiques sans oublier les enjeux économiques et sociaux des réalisations concrètes.

De la conservation à la préservation de la nature : une démarche transnationale ?

L’apparition puis l’affirmation des premières idées de préservation de la nature sont difficiles à dater tant les frontières entre les différents courants de la protection de la nature et même des paysages sont étroitement mêlés avec un vocabulaire qui prête, de plus, à confusion. Sans tenter une vaine recherche des « origines » ou des racines, d’ailleurs impossible à mener, il s’agit de présenter une histoire des mouvements de protection de la nature en examinant tout particulièrement les moments de mutations et de réagencements des paradigmes et en regardant l’émergence des premières propositions de préservation de la nature à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle internationale. Comme cela a été souvent affirmé : existerait-il une primauté, un modèle américain de la défense de la wilderness et en parallèle un retard européen ?

La politique de protection de la wilderness : la construction d’un modèle états-uniens ?

Dans l’histoire de la protection de la wilderness, le cas des États-Unis, particulièrement célèbre, a donné lieu à la construction d’un récit valorisant la primeur et l’exceptionnalisme américain, un récit exemplaire3(3) avec ses dates, ses grands personnages et ses textes législatifs fondamentaux : 1832, le peintre George Catlin propose de créer un « parc magnifique » où les « grâces et beautés de la nature » mais aussi les Indiens menacés de disparition seraient sauvegardés4(4) ; 1864, l’État de Californie reçoit du pouvoir fédéral la Yosemite Valley afin de la transformer en parc de récréation et de protéger ses « curiosités naturelles » ; 1872, création du parc national du Yellowstone, présentée comme une date fondatrice. Puis les créations de parcs nationaux se succèdent de manière rapide : 1875, parc de Mackinac ; 1890, parc du Yosemite et parc de séquoias ; 1899, parc du mont Rainier. Ces initiatives de protection d’une nature que l’on croyait sauvage sont ardemment défendues par de grandes figures. L’histoire a retenu les noms de George Catlin, Henry David Thoreau, Nathaniel Langford, John Muir, Aldo Léopold… mais la liste pourrait être encore fort longue. Écrivains, peintres, scientifiques, forestiers, administrateurs et hommes politiques, se sont réunis dans des organisations à l’instar du Sierra Club (1892) et de la Wilderness Society (1937), véritables groupes de pression voulant à la fois former une opinion publique et obtenir l’appui des décideurs politiques. Stratégie gagnante puisque les États-Unis comptent parmi les premières grandes lois spécifiquement consacrées à la protection de la nature ; du Yosemite Valley Grant Act, 30 juin 1864, au Wilderness Act, un siècle plus tard en 1964. Au-delà de la seule chronologie, l’organisation du premier parc national puis les lois, notamment le Wilderness Act, ont posé les trois grands principes de la réglementation américaine : une protection à l’encontre de toute exploitation commerciale et de toute implantation humaine, une ouverture aux visiteurs qui peuvent venir admirer le « spectacle grandiose de la nature », une gestion publique, en général par l’État fédéral.

Cependant, il ne faut pas oublier que, dans un premier temps, le cadre de protection de la wilderness aux États-Unis n’était pas encore fixé. Plusieurs tendances existaient avec un gradient variable d’intervention anthropique et les historiens américains ont distingué par la suite plusieurs courants (Worster, 1993). Dans le wise use, ou usage raisonné de la nature (conservation) de Gifford Pinchot, la protection devrait permettre le renouvellement des ressources naturelles dans une perspective qui reste anthropocentrée. Dans l’approche dite « préservationniste » de John Muir, il s’agissait de préserver ce que l’on pensait être la « nature sauvage » intacte pour elle-même. Dans cette perspective, la protection de la nature était donc plus radicale mais également bio-centrée. Dans la démarche d’Aldo Leopold, la protection était forte sans être absolue devant créer une harmonie, un équilibre entre l’homme et la nature (Depraz & Héritier, 2012).

Au XIXe siècle, le principe d’ouverture des zones protégées au tourisme n’était pas encore posé. Dans le contexte du succès des thèses transcendantalistes de Ralph Waldo Emerson et de Henry David Thoreau5(5), une tendance préservationniste romantique et esthétique s’est, en tout premier lieu, diffusée. En 1890, John Muir a, par exemple, réussi à créer un parc national dans le Yosemite (1890). C’est seulement dans un second temps, que les parcs nationaux américains se sont ouverts au tourisme puis ont été touchés par un tourisme de masse, bien loin de l’idéal préservationniste.

Quelles que soient les politiques américaines de protection de la nature, les récits qui en ont rendu compte ont surtout insisté sur leur nouveauté et sur leur exemplarité6(6). Dans l'esprit de l'époque, ces politiques avaient une visée universelle et ont été présentées comme un modèle, une voie pour le reste du monde (Duban, 2001). Dès le XIXe siècle, les publicistes ont magnifié « la meilleure idée que nous ayons jamais eue. Absolument américaine » (Wallace Stegner cité par Jones, 2012). Objets d'admiration, les premiers parcs nationaux, présentés comme des modèles de protection de la wilderness, ont d'ailleurs donné lieu à de nombreux échanges internationaux entre scientifiques mais aussi entre responsables politiques. Ils ont reçu les visites de dignitaires européens comme le comte britannique de Dunraven ou le roi Albert de Belgique et ils ont été promus comme une sorte de label qu'il serait possible d'exporter (Jones, 2012). Au début du XXe siècle, enthousiasmés par ces espaces qu'ils croyaient intégralement protégés, les défenseurs de la nature ont milité en faveur de l'ouverture de parcs nationaux. Le système des parcs nationaux s'est d'ailleurs répandu bien au-delà des frontières états-uniennes : dès la fin du XIXe siècle, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, puis à partir de 1909 dans les pays européens (Suède, Suisse7(7)) et plus encore dans leurs colonies (Larrère et al., 2009). Au début du XXIe siècle, on compte environ près de 4 000 parcs soit cinq millions de kilomètres carrés, équivalents à 3 % de la terre8(8) (Kupper, 2014 ; Jones, 2012). Ce succès pourrait faire croire en une sorte de leadership états-uniens dans la question de la conservation/préservation de la « nature sauvage ». En ce qui concerne le passé, les études historiques mettent désormais en avant une histoire plus complexe.

Une histoire plus complexe faite d’entrelacements communs

De nos jours, les historiens se gardent d’analyser le mouvement de protection de la nature comme un processus linéaire et uniforme s’étendant à partir d’un modèle unique, celui des États-Unis d’Amérique. Les mouvements sont en fait multiples, complexes et paradoxaux. Des États-Unis aux pays européens et inversement, il y a certes reprise de modèles et de références, mais il y a surtout des interactions, des influences mutuelles ou à l’inverse des différences et des démarcations (Jones, 2012 ; Kupper, 2014 ; Mathis & Mouhot, 2013).

Un nouveau regard sur la nature : une nouvelle sensibilité

La volonté de préserver la « nature sauvage » naît d’un total renversement des grilles de lecture du paysage à partir de la fin du XVIIIe siècle. Jusque-là, la nature non mise en ordre par les hommes était vue comme fort laide et seule la nature ordonnée et productive était valorisée.

G. Leclerc, comte de Buffon, témoigne bien de cet état d’esprit :

« Dans ces lieux sauvages, (…) l’homme rebrousse chemin et dit : La Nature brute est hideuse et mourante ; C’est Moi, Moi seul qui peux la rendre agréable et vivante : (…) Mettons le feu à cette bourre superflue, À ces vieilles forêts déjà à demi consommées ; Achevons de détruire avec le fer ce que le feu n’aura pu consumer (…) »9(9).

Les profonds bouleversements des milieux et des paysages liés à la modernisation agricole, à l’industrialisation et au développement urbain mais aussi l’émergence de nouvelles formes de tourisme font naître un regard nouveau et une conception sentimentale positive de la nature. Les artistes, peintres, poètes et romanciers ont diffusé cette nouvelle sensibilité à travers deux modèles paysagers. À l’opposé de la victoire de la raison et des Lumières, des lois mécaniques du classicisme et de la sécularisation d’un univers vu comme « désenchanté », les romantiques voulaient poétiser le monde, faire ressurgir, à travers l’art, la rêverie et la contemplation de la nature, la sensibilité et la passion, la splendeur et le ravissement, le mystère et le fantastique, le sublime et un sentiment d’harmonie universelle (Gusdorf, 1985). De Caspar David Friedrich aux peintres de l’Hudson River School pour les peintres, de Hugo à Schelling et Mickiewicz pour les poètes, il s’agissait d’admirer la beauté grandiose de la nature ou son reflet artistique magnifié. En parallèle, d’autres artistes en réaction aux transformations des paysages ruraux et à l’industrialisation ont réactivé les modèles pastoraux ou forestiers plus anciens dans un idéal « pittoresque ». Inspirés par les maîtres anglais, les peintres paysagistes de Barbizon peignaient « en plein air et d’après nature » la forêt de Fontainebleau. Largement diffusées au sein des élites européennes puis américaines, ces nouvelles sensibilités à la nature ont favorisé au XIXe siècle l’émergence d’un mouvement de protection d’une nature vue comme « sublime » ou « pittoresque », pour des raisons esthétiques et affectives (Luginbühl, 2012 ; Mathis, 2010 ; Schama, 1999 ; Walter, 2004).

Patrimonialisation des paysages

Dans la première moitié du XIXe siècle, dans une Europe bouleversée par les changements politiques, économiques, sociaux, culturels et paysagers naissait une nouvelle tendance de protection des monuments anciens et des traces du passé. Ce mouvement de patrimonialisation a englobé les paysages « exceptionnels ». Avant même les premières mesures américaines, les élites sociales, le plus souvent urbaines, faisaient pression sur les pouvoirs publics pour obtenir la protection d’une nature vue comme belle car « pittoresque » (Mathis, 2010), ou vue comme belle car « sauvage » ; dans tous les cas d’une nature qui ne serait pas exploitée et dans cette nouvelle vision « dénaturée ». De la protection des hautes futaies de Hêtres de la forêt domaniale de la Sainte-Baume en Provence (138,2 ha)10(10) (Chalvet, 2016), à la mise en place du parc naturel des Drachenfels11(11) en Prusse (Lekan, 2004) sans oublier le cas de la forêt d’Epping en Angleterre12(12) (Mathis, 2010), les exploitations forestières, minières ou agricoles ont été bloquées dans un mouvement de patrimonialisation des paysages. L’exemple le plus connu est très certainement le classement en « série artistique » de 1 097 ha dans la forêt de Fontainebleau, classement obtenu sous le Second Empire par les amoureux des « arbres remarquables » et des paysages de la forêt notamment, les peintres de Barbizon13(13). Néanmoins, disséminés dans des pays différents et sur des espaces beaucoup plus restreints, ces premières mesures de protection des « monuments naturels » n’ont pas eu le retentissement américain. Quoiqu’il en soit, que l’on se trouve aux États-Unis ou dans les pays d’Europe, le succès de ce mouvement témoigne d’une nouvelle manière d’envisager la nature ; non plus seulement comme une ressource privée que l’on transmettrait à sa descendance mais comme un bien commun qui devrait être transmis intact aux générations futures. En opposition à la seule perspective utilitariste, une démarche inédite — morale, artistique, affective et collective — était née puis s’est développée au cours du XIXe siècle de manière conjointe aux récentes pratiques sociales de la nature (tourisme et excursions) s’exprimant pleinement dans de nouveaux organismes comme les Touring Clubs ou les Clubs alpins qui se répandaient en Europe avant d’atteindre l’Amérique14(14). Dans cette orientation, il fallait protéger la nature en tant que décor paysager et le « spectacle » de la nature devait être admiré par les esthètes puis par les visiteurs. Dans ce cas, la protection de la nature était étroitement liée au tourisme.

Le triomphe de cette conception dans les parcs américains a été suivi de son développement dans le reste du monde. En Europe, les administrations forestières proches des Touring clubs et des Clubs alpins ont souvent soutenu ce point de vue. De nombreux projets de parcs nationaux ont été proposés dans ce sens en cette première moitié de XXe siècle. Néanmoins, les succès ont été rares. En France et sur le territoire britannique, il faut attendre l’après-guerre pour voir se concrétiser la mise en place de parcs nationaux. Ainsi, le National Parks & Access to the Countryside Act date de 1949, tout comme la première agence gouvernementale de conservation, les premiers parcs nationaux et sites de faune protégés (Sites d’intérêt scientifique particulier). Du côté de la France métropolitaine, le « parc domanial forestier de la Bérarde » a bien été créé en 1913 par l’Administration des Eaux et Forêts associée au Touring Club de France (TCF) et au Club Alpin Français (CAF). Pourtant, il n’a pas obtenu de véritable statut officiel de parc national avant son intégration au parc national des Écrins (1973). Dans les faits, il faut attendre la loi relative à la création de parcs nationaux en 1960 et les créations du parc national de la Vanoise et du parc national de Port-Cros en 1963 pour que l’État soutienne véritablement ce type de politique. Néanmoins, en dépit d’un large développement de cette orientation aux États-Unis et en Europe, le mouvement de conservation/préservation de la nature ne s’est pas limité au strict cadre paysager et à une seule perspective esthétique et affective.

La patrimonialisation des espèces

Au XIXe siècle, des sociétés savantes et différents acteurs du monde de la forêt, de la chasse, de la pêche, de la protection des animaux déploraient la dégradation, voire l’extinction de certaines espèces animales victimes de la chasse, de la surpêche et de la transformation de leurs milieux par l’action des hommes. Certes, ces inquiétudes n’étaient pas neuves et, dans un premier temps, les décomptes et les inventaires faisaient craindre un manque de ressource alimentaire ou la disparition des animaux vus comme utiles pour l’agriculture. Mais progressivement, la démarche devint tout autre. Rémi Luglia a particulièrement étudié le cas de ce revirement au sein de la Société d’acclimatation. Éclairé par les lumières d’une pensée pré-écologique qui se penche sur les équilibres naturels, les savants ne déploraient plus seulement la destruction des animaux « utiles » mais une perte irréversible pour la nature et pour l’homme. En témoigne le cas du castor, vu comme un animal nuisible mais qui devint une espèce protégée en bords de Rhône au début du XXe siècle, en tant que « patrimoine de la nature » participant à l’équilibre naturel. Dans ce nouveau paradigme, l’angle patrimonial s’était substitué à la seule conception utilitariste. En Europe comme aux États-Unis, ces nouvelles connaissances et ces perspectives inédites expliquent les débats sur la sauvegarde des espèces en voie de disparition grâce à leur protection, voire à des tentatives de réintroduction ou d’acclimatations. Dans ce domaine, le cas du bison en Europe et en Amérique est bien connu (Luglia, 2015 ; Luglia, 2016 ; Luglia, 2019). À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avec l’émergence des connaissances de l’écologie, les modalités de préservation de la faune et de la flore ont rapidement évolué. Le végétal et l’animal vivant en interaction avec leur milieu, il ne suffisait plus de les protéger. Pour préserver une espèce, il fallait préserver son habitat et donc l’ensemble de son aire d’implantation en formant de véritables zones de préservation.

La forêt au cœur des équilibres de la nature ?

Ces connaissances pré-écologiques puis écologiques se sont également construites et diffusées dans le monde des forestiers. Toutefois dans ce secteur, les questions étaient plus complexes, l’administration des Eaux et Forêts étant formée à une approche d’exploitation et de renouvellement de la ressource boisée donc à une démarche de conservation. Dans le cadre d’une société encore dépendante de l’exploitation des bois, les finalités de production n’avaient pas disparu. Néanmoins, de nouvelles propositions moins systématiquement centrées sur une stratégie productiviste se sont tout de même développées. Au cours du XIXe siècle, le discours pré-écologique a mis en avant l’existence d’un « ordre naturel » d’harmonie dans lequel la forêt jouerait un rôle central d’équilibre de la nature (François-Antoine Rauch, Jean-Baptiste Rougier de la Bergerie, puis plus tard l’ingénieur des Ponts et Chaussées Alexandre Surell et de nombreux officiers de l’administration des Eaux et Forêts…) (Corvol-Dessert, 1987 ; Larrère, 1981 ; Larrère,1985).

Le cas des reboisements des versants de montagne en France est bien connu. Certes, les programmes de reboisement sont restés centrés sur une approche utilitariste s'intégrant parfaitement aux nouveaux aménagements régionaux développés par le Second Empire industrialiste. Néanmoins, l'argumentation qui s'est diffusée dans toute l'Europe témoigne aussi d'une nouvelle réflexion sur la place de la forêt dans les équilibres de la nature. Avec le déboisement des versants de montagnes, on ne craignait plus tant le manque de bois, que l'érosion, les laves de boues torrentielles et les inondations. Pour pallier ces « catastrophes », il fallait favoriser ce que l'on croyait être un « retour à la nature » grâce à une politique de reboisement des versants de montagne, politique étroitement liée à la question des acclimatations puisque les forestiers ont introduit des essences nouvelles (Pins noirs, Cèdres) (Corvol, 1987 ; Decocq et al., 2016)15(15).

Au sein même de la foresterie, majoritairement favorable à une gestion des bois, on note aussi l’émergence, dès le XIXe siècle, de nouveaux courants de pensée remettant en cause la sylviculture productiviste née dans les États allemands16(16). Critiquant à la fois l’esthétique et les résultats écologiques des forêts équiennes en monoculture, des forestiers allemands ont proposé des modèles alternatifs en pensant reprendre le modèle de la nature. Toutes ces critiques ont été réunies par Alfred Möller (1920) pour former un nouveau courant forestier. S’opposant à la Unnatur (non-nature), le Dauerwald (sylviculture durable) prônait le retour des forêts mixtes, permanentes et inéquiennes nécessitant un équilibre entre les enjeux de la production, les considérations écologiques et esthétiques (Imort, 2005 ; Sunseri, 2012).

Loin des forêts allemandes, un autre courant sylvicole s’est opposé à une sylviculture productiviste. De 1922 à 1936, les forestiers français, italiens, espagnols, grecs, portugais et yougoslaves, réunis au sein de la Ligue forestière internationale méditerranéenne - Silva Mediterranea, ont défendu l’idée de l’existence spécifique d’une forêt et d’une région méditerranéenne mais aussi la prise en compte de cette singularité dans les politiques forestières à mettre en place. Formés à la sylviculture productiviste d’Outre-Rhin17(17) ou aux théories françaises de la conversion des taillis-sous-futaie de l’École des Eaux et Forêts de Nancy18(18), les forestiers en Méditerranée ont voulu trouver « des formules méditerranéennes » (Ducamp, 1932, p. 390). Dans le contexte de l’augmentation toute récente des espaces en friche, des politiques de luttes contre les incendies, des nouvelles connaissances de la géobotanique et de la phytosociologie des plantes mais aussi de l’application, toujours d’actualité d’une politique de reboisement, les forestiers ont fait des propositions innovantes sur la question de la restauration des boisements en Méditerranée (Chalvet, 2000). Extrêmement novateur, un membre de Silva Mediterranea, l’inspecteur de Nîmes, Roger Ducamp a posé les grands principes d’une sylviculture inédite. Les tenants de ce que l’on a appelé « l’École de Nîmes »19(19) en opposition de celle de Nancy, proposaient de laisser faire la nature sans chercher un quelconque profit dans l’exploitation des bois, de reforester et peu reboiser, de reconstituer une forêt climax20(20) qui serait résistante aux incendies, d’établir de très vastes réserves de restauration ou parcs nationaux et de confier cette mission à l’administration forestière par une importante politique d’étatisation des sols (Mure & Lepart, 2006). Avant-gardistes et très étatistes, ces propositions heurtaient de plein fouet les intérêts des propriétaires et des populations locales, elles s’opposaient totalement aux théories sylvicoles du moment que ce soit dans le domaine du reboisement, de la production et même de la politique sociale défendue par les forestiers sociaux. Dénoncées comme « la théorie du moindre effort »21(21) (Jagerschmidt, 1930 ; Ducamp, 1930 ; Ducamp, 1934), elles choquaient toute une culture sylvicole, un enseignement forestier et des principes philosophiques à savoir : les valeurs morales du travail et la croyance dans la nécessité de l’intervention anthropique sur la nature. D’autre part, prônée pour une forêt méditerranéenne souvent méprisée, elles ne paraissaient pas adaptées au traitement des forêts en général. Très vite, ces propositions furent présentées comme des utopies inapplicables. Condamnées par l’administration forestière, elles témoignent pourtant des possibilités de débattre au sein d’un corps à la fois formé à la sylviculture tout en étant favorable à la politique de conservation de la nature dans des parcs nationaux ou des forêts domaniales protégées. Elles témoignent également de l’ouverture de l’administration forestière vers d’autres disciplines et des débats scientifiques qui en résultent notamment avec les botanistes et les naturalistes.

Ces débats ressortent très clairement dans le cas de la gestion de la forêt domaniale de la Sainte-Baume. À 30 km de Marseille, cette forêt peuplée d’essences septentrionales a retenu toute l’attention des forestiers, des botanistes et des naturalistes. Évoquée dans un premier temps comme une forêt primaire (fin du XIXe siècle), la Sainte-Baume a finalement été définie au début du XXe siècle comme une forêt relique de l’ère glaciaire présentant les principaux caractères d’une forêt climax en milieu méditerranéen. À la volonté de protéger un site religieux et un paysage vu comme romantique s’est adjoint la volonté des scientifiques et des forestiers de préserver un écosystème exceptionnel dans le Midi de la France. Considérée comme un véritable laboratoire scientifique, la forêt de la Sainte-Baume a alors fait l’objet de nombreux débats entre forestiers, entomologistes et botanistes sur les modalités de sa préservation. Fallait-il laisser la nature en libre évolution, comme le suggéraient les entomologistes et les naturalistes ? ou fallait-il pratiquer des coupes d’éclaircies présentées comme nécessaires à la survie des hêtres comme le pensaient les forestiers ? (Chalvet, 2016). Finalement, l’importance touristique de cette forêt, le choix de préserver la hêtraie et de mettre en place une « réserve de reconstitution » ont pesé de tout leur poids dans le maintien d’une gestion forestière active et notamment, en 1973, dans la mise en place d’une réserve biologique dirigée22(22).

Vers la mise en place d’aires de protection intégrale

L’exemple de la Sainte-Baume en témoigne ; la préservation des zones naturelles posait de nombreuses questions sur le degré de « régulation » et sur la rigueur de la protection à mettre en place. Dans ces débats, les naturalistes et certains botanistes prônaient une préservation très stricte de la nature. En Europe, ces scientifiques ont tout de même pu faire entendre leur voix en mettant en avant une approche préservationniste dans des réserves (appellation que l’on trouve en France) ou dans un parc national (appellation que l’on trouve en Suisse).

Au début du XXe siècle, les naturalistes, botanistes et géographes, réunis dans une Ligue suisse pour la protection de la nature (Schweizerischer Bund für Naturschutz, SBN), sont parvenus à convaincre la Confédération de créer le parc national du Val Cluozza. Ce parc était fondé sur un postulat nouveau : une protection totale de la nature. Le décret fédéral de 1914 le précise : la flore et la faune seront protégées de toute influence humaine et pourront se développer « librement » et « naturellement ». Par ce régime extrêmement strict de protection, les fondateurs du parc suisse avaient deux objectifs : (re)-créer la nature alpine sous sa forme idéalisée comme originelle et observer de manière scientifique ce processus. Parc national, le parc suisse était néanmoins totalement différent du modèle américain. Certes, de part et d’autre de l’Atlantique, on retrouvait le postulat d’une évolution négative d’une « nature primitive » détériorée par les hommes et par la civilisation. Toutefois, dans la conception américaine, on pensait à tort que la « nature sauvage » existerait encore23(23). Il faudrait juste la sauvegarder. Dans les perceptions suisses, la nature vue comme sauvage aurait disparu depuis longtemps. En toute logique, avant de pouvoir être préservée, elle devrait être (re)produite grâce à une protection stricte, voire à des réintroductions d’espèces anciennes qui auraient autrefois été présentes. Contrairement, aux parcs américains fondés sur le lien sauvegarde de la nature/loisirs et tourisme, le parc suisse était fondé sur l’association restauration de la nature/recherche scientifique. De manière inédite, le parc suisse devenait en quelque sorte un laboratoire à ciel ouvert pour les sciences, en particulier la botanique et la zoologie, ainsi que la géologie et la géographie (Kupper, 2012 ; Kupper, 2014). D’ailleurs, les fondateurs du parc voulaient en faire un modèle, une sorte de prototype d’un réseau mondial de réserves. Totalement en phase avec l’orientation de politique étrangère de la Suisse, l’idée de « petit pays, grand, parangon » (Kupper, 2014, p. 55) avait obtenu le soutien des autorités. Dès 1913, sous l’instigation d’un des fondateurs du parc national du Val Cluozza, le scientifique Paul Sarasin24(24), le Conseil fédéral conviait de nombreux États du globe à une assemblée constituante pour former une commission internationale de protection de la nature afin d’internationaliser les lois sur la faune sauvage dans le monde entier et de favoriser « la création de réserves intégrales partout dans le monde, d’un pôle à l’autre » (Kupper, 2014, p. 59). Néanmoins, les oppositions de certains États et la Première Guerre mondiale ont mis un frein à ces ambitions de leadership.

Au lendemain de la guerre, la protection de la nature n'était plus une priorité. L'exemple suisse n'a pas été suivi par les autorités publiques dans les métropoles européennes. En revanche dans les colonies françaises, belges et britanniques, l'intervention de l'État dans une politique de conservation mais aussi de préservation de la nature a été beaucoup plus nette et développée. Au XIXe siècle lors des expéditions coloniales, les géographes, les agents forestiers et les naturalistes avaient repéré une faune et une flore, souvent présentées comme sauvages, en avaient fait l'inventaire dans une démarche scientifique mais aussi dans un objectif de mise en valeur et d'exploitation (Bonneuil, 1997 ; Chalvet, 2000 ; Mahrane et al., 2013 ; Osborne, 1994). Au XXe siècle, l'administration forestière souvent gestionnaire des forêts et des espaces vus comme naturels a été chargée de mettre en place une exploitation durable des ressources. Néanmoins, confrontés à ce qu'ils pensaient être des formes de surexploitation, les forestiers ont mis l'accent sur la protection de la nature présentée comme nécessaire au maintien des sols, à la régularisation des eaux ou du climat, à la fixation des dunes (Bonneuil, 1997 ; Chalvet, 2000 ; Mahrane et al., 2013). De leur côté, les naturalistes ont désormais adopté un regard critique sur la mise en valeur des ressources en mettant en avant les dangers des dynamiques de dégradation de la végétation vue comme originelle au profit de forêts secondaires puis de brousses, voire de terrains mis à nu. Loin des arguments esthétiques et culturels, ils ont développé l'idée de protéger la nature dans des réserves en tant que ressources naturelles et patrimoines menacés (Bonneuil, 1997 ; Mahrane et al., 2013). Néanmoins dans le cas de la France, l'état d'esprit et les réalisations concrètes ont été totalement différents dans les colonies et protectorat d'Afrique du Nord et dans le reste de l'empire colonial (Selmi, 2009). En Algérie par exemple, les naturalistes de la Société d'Histoire Naturelle d'Afrique du Nord avaient proposé en 1913 un classement pour sauvegarder les richesses de la faune et de la flore qui présentaient un intérêt important d'un point de vue scientifique et artistique : « peuplements typiques de cèdres », comme ornements paysagers mais aussi classements de quelques dayas de la région de Laghouat (territoires du Sud) avec leurs betoums (Pistachiers de l'Atlas), leurs jujubiers sans oublier des « reliques zoologiques et botaniques des climats antérieurs » près d'Aïn-Sefra (De Peyerimhoff, 1937, p. 131). Ces zones et ces essences devaient être restituées dans leur « état idéal », c'est-à-dire « dans leurs conditions naturelles intégrales », protégées « contre toute intervention de l'homme » (De Peyerimhoff, 1937, p. 131). Ce courant fut pourtant peu écouté et le projet initial abandonné. Entre 1921 et 1931, les treize parcs nationaux25(25) officiellement délimités visaient à protéger les plus beaux massifs forestiers et les essences les plus connues, notamment les cèdres. Guidée par un souci de l'esthétisme et de la monumentalité, la politique des parcs nationaux en Algérie ne visait plus à protéger les petites essences comme les vieux palmiers nains, les espèces menacées comme les thurifères (Genévriers thurifères) et les zones désertiques mais à sauvegarder un décor présenté comme naturel. Poussés par le CAF, le TCF, l'Office national du tourisme (ONT) et par les syndicats d'initiative d'Algérie, la défense des paysages de forêts et de montagnes, l'encouragement au tourisme avaient eu plus de succès que les études et observations scientifiques menées dans des réserves intégrales de l'Algérie du Sud (Chalvet, 2011b). Dans les protectorats tunisiens26(26) et marocains27(27), on retrouve exactement la même démarche ; protéger les forêts, les paysages vus comme beaux (notamment les paysages de montagne) et encourager le tourisme (Selmi, 2009).

En ce qui concerne le reste de l'empire colonial français, la protection de la faune et de la flore a été totalement différente (Selmi, 2009). En Indochine, la prédominance de l'expertise des ingénieurs agronomes a bloqué toute création de réserve intégrale. En revanche, en Afrique occidentale et équatoriale française, l'administration des Eaux et Forêts s'est vu confier la gestion de vastes réserves forestières et de réserves de chasse mais aussi de parcs nationaux contenant en leur sein des réserves intégrales dans lesquelles les exploitations forestières et minières, les usages et la chasse étaient interdits : par exemple, le parc de Bamingui-Bangoran (un million d'hectares) et sa réserve intégrale de Vassako-Bolo (150 000 ha), dont l'objectif était de préserver les éléphants, les rhinocéros noirs, les antilopes et les gazelles. En parallèle, à Madagascar, les naturalistes du Muséum ont bénéficié des solides réseaux tissés avec l'administration coloniale et le service forestier. Vingt-cinq réserves forestières, deux parcs nationaux et onze réserves naturelles intégrales (1927-1939), ces dernières étant placées sous la gestion du service forestier et la direction scientifique du Muséum national d'histoire naturelle, ont été créés (Selmi, 2009 ; Mahrane et al., 2013).

En métropole, sur un espace beaucoup plus densément peuplé et largement quadrillé par la propriété privée, ce type de vastes réserves ne pouvait voir le jour. Pour autant, les naturalistes n’ont pas renoncé à toute action de préservation de la nature. Constatant les réticences des pouvoirs publics, les Anglais, par la voix de Charles de Rothschild et du vicomte Ullswater de la Royal Society for the Promotion of Nature Reserves in the British Iles, préconisaient d’agir directement en s’appuyant sur des partenaires privés. Cet appel au privé pour protéger un bien, envisagé comme national et collectif, choquait encore en ce début de XXe siècle. Pour autant, Charles de Rothschild a lui-même créé en 1910 une des premières réserves naturelles privées, Woodwalton Fen, réserve acquise et gérée par la Royal Society for the Promotion of Nature Reserves in the British Iles à partir de 1909.

En France aussi, les sociétés savantes en coopération avec différents partenaires privés ou publics se sont lancées dans l’action concrète. C’est le cas de la Société d’acclimatation et de sa sous-section, la Ligue française pour la protection des oiseaux (LPO), qui ont géré plusieurs réserves naturelles [réserves des Sept-Îles (Côtes-du-Nord, 1912), de Camargue (1928), du Néouvielle (Pyrénées centrales, 1936), du Lauzanier (Basses-Alpes, 1936)]. Comme dans l’exemple suisse, ces espaces étaient protégés de toute action anthropique par un statut de conservation très strict et les processus de « reconstitution des équilibres de la nature » ont donné lieu à des observations scientifiques (Beau & Luglia, 2020 ; Luglia, 2015 ; Luglia, 2016 ; Luglia, 2017 ; Luglia, 2019).

En Europe mais aussi dans les colonies, les gestionnaires ont dû faire face à bien des conflits d'usages : pâturages (Lauzanier), promoteurs d'aménagements hydroélectriques (Val Cluozza), travaux hydrauliques (Néouvielle), et même combats durant la Seconde Guerre mondiale, extraction minière, exploitation forestière et chasse (dans les colonies)… Dans le domaine des usages, ils ont également dû réfléchir au cercle vicieux de nos jours bien connu : conservation de la nature/succès touristique. En dehors de la thématique des usages, les scientifiques ont aussi mené des réflexions internes sur la « nécessité » ou pas d'une intervention régulatrice des hommes. Dans ce domaine, la question de la gestion des limites des parcs et réserves est très rapidement apparue comme une difficulté. Fallait-il fermer l'espace ? contrôler les mouvements de la faune ? Fallait-il, suivant en cela l'exemple américain, introduire des espèces et les aider à vivre dans leur nouvel environnement ? Dans le cadre suisse, le débat s'est cristallisé sur la réintroduction du bouquetin des Alpes (Capra ibex) et son alimentation en sel28(28). Le problème des maladies et des épidémies s'est également posé. Fallait-il intervenir ou laisser faire ? Enfin, fallait-il réguler les espèces ? Dans ce domaine, le contrôle de la prolifération des cerfs causant d'importantes ruptures des équilibres écologiques a suscité une vive controverse au sein du parc suisse. En métropole comme dans les empires coloniaux européens mais aussi en Suisse, ces réserves naturelles ont permis aux naturalistes et à l'administration des Eaux et Forêts d'acquérir une expérience fondamentale dans la gestion des réserves, leur délimitation, les différentes modalités de la protection de la nature (Selmi, 2009). Le parc national suisse notamment, mais aussi les réserves naturelles intégrales de Madagascar ont été présentés comme des références pour les scientifiques, des modèles diffusés à l'échelle internationale (Kupper, 2012 ; Kupper, 2014 ; Mahrane et al., 2013).

Des dynamiques européennes

Ces exemples montrent qu’il existait bien dans les pays européens des mouvements de protection de la nature et que les idées et les modèles s’échangeaient de part et d’autre de l’Atlantique. Réunis dans de nombreuses sociétés savantes pour la protection de la faune, des forêts et de la flore, des savants, des forestiers, des profanes, des amateurs de chasse ou de pêche, des artistes et des esthètes issus de la bourgeoisie urbaine échangeaient leurs idées et in fine produisaient des discours de protection de la nature de plus en plus inédits. En s’appuyant sur les nouvelles conceptions pré-écologiques puis sur le darwinisme et surtout sur les apports de l’écologie naissante, ils développaient les nouveaux concepts de patrimonialisation de la faune et de la flore, de capacités autoréparatrices de la nature et d’une possible restauration des équilibres naturels détériorés par les sociétés humaines. Dans un premier temps, ces débats se tenaient de manière séparée par espèces et par disciplines scientifiques : la faune (naturalistes, entomologistes), la flore (botanistes), les forêts (Eaux et Forêts). Mais progressivement, les savants ont échangé au-delà de leurs limites disciplinaires et peu à peu, les idées d’interconnexion entre les différents éléments du vivant se sont développées dans de véritables débats sur les modalités de la protection de la nature.

Dès le début du XXsiècle, les avocats de la nature étaient persuadés de la nécessité de mettre en place des politiques publiques spécifiques. Pour y parvenir, ils cherchaient à convaincre les décideurs administratifs et politiques. Pour se faire, ils diffusaient leurs observations scientifiques et leurs propositions par le biais de revues, de conférences et de réunions et tissaient tout un réseau de liens sociaux et scientifiques entre les différents acteurs du monde de la recherche — les universités et le Muséum national d’histoire naturelle — et du monde de l’administration, notamment les Eaux et Forêts sans oublier les décideurs politiques.

Ces échanges dépassaient le seul cadre national. Après l’initiative suisse, la Société nationale d’acclimatation de France, la Ligue française pour la protection des oiseaux, la Société pour la protection des paysages de France ont organisé deux congrès internationaux à Paris en 1923 et 1931. En parallèle, les scientifiques du Muséum et les membres de la Société de Biogéographie ont lancé un véritable inventaire des différents sites de protection de la nature à travers le monde : parcs et réserves d’Afrique (Afrique du Sud, Madagascar, Congo, Tunisie, Algérie, Maroc), parcs polonais et suisse, réserves naturelles françaises. Publié en 1937, ce travail montrait la grande diversité des situations en faisant appel à des forestiers, des botanistes et des naturalistes de différents pays (Selmi, 2009). À la même époque, en 1928, les défenseurs de la nature belges et néerlandais créaient à Bruxelles un Office international de protection de la nature, dirigé par le Néerlandais Pieter van Tienhoven avec le soutien financier des États-Unis. Cette initiative fut néanmoins freinée par la Grande-Bretagne qui affichait, tout comme l’État belge, des visées de leadership international dans le domaine de la protection de la nature en lien avec une logique impérialiste et coloniale. D’ailleurs, les Britanniques organisèrent aussi à Londres du 31 octobre au 8 novembre 1933 la conférence internationale pour la protection de la faune et de la flore en Afrique.

Ces rencontres et ces publications internationales ont permis aux différents acteurs d'échanger, voire de confronter leurs points de vue. Pour faire face à « l'extrême confusion de notre terminologie en ce qui concerne les territoires protégés et inévitablement le caractère incertain des mesures édictées » (Petit, 1937), les scientifiques et les gestionnaires ont affirmé dans les années 1930 une volonté d'éclaircissements, de définitions claires et partagées par tous pour différencier les parcs nationaux, les réserves naturelles intégrales, les réserves forestières, les réserves de chasse, les réserves botaniques, les réserves de reconstitution, les séries artistiques et les modalités de traitement de chacun. Sur proposition des naturalistes français, la Convention de Londres pour la protection de la faune et de la flore d'Afrique (1933) a déterminé, entre autres, deux grands types de territoires soumis à une protection globale intéressant à la fois le monde végétal et le monde animal : les parcs nationaux et les réserves naturelles intégrales (Mahrane et al., 2013). Le parc national a alors été défini comme offrant une protection à la faune et à la flore « au profit, à l'avantage et pour la récréation du public » alors que la réserve naturelle intégrale a été déterminée comme « une aire placée sous le contrôle public », offrant une protection beaucoup plus stricte, avec une fermeture au public mais aussi une interdiction de toute « introduction d'espèces zoologiques ou botaniques, soit indigènes soit importées, sauvages ou domestiquées », protection stricte devant se faire dans un objectif de préservation et d'étude scientifique (Aubreville et al., 1937). Cette opposition entre deux modalités de protection de la nature et d'interventions anthropiques suscitait encore bien des débats notamment entre naturalistes, botanistes et forestiers29(29) (Humbert, 1937 ; Joubert, 1937 ; Petit, 1937) ou partisans de la protection des « monuments naturels » (Racovitza, 1937, p. 17). Majoritairement, les forestiers reprenaient l'idée d'une intervention de l'homme dans les forêts présentée comme nécessaire. Les naturalistes, quant à eux, condamnaient le modèle des parcs nationaux américains et valorisaient le modèle des réserves naturelles intégrales (Aubreville et al., 1937). Dans cette orientation, la préservation de la faune et de la flore se voulait fondée sur des motifs uniquement scientifiques : l'observation des « successions végétales », le retour à un état climacique.

In fine, les États-Unis ne constituaient pas un modèle unique dans le domaine de la protection de la nature. D'autres propositions étaient différentes et leurs promoteurs le revendiquaient de manière très claire. Outre l'opposition aux parcs nationaux, l'orientation préservationniste scientifique en Europe se détachait des démarches préservationnistes américaines fondées sur des motivations affectives, esthétiques ou identitaires (Mahrane et al., 2013). Désormais présentées comme profondément distinctes, les deux démarches de la conservation/préservation de la nature étaient donc fonctions des formations, des disciplines et des rôles joués par les différents acteurs de la protection de la nature. Cette différenciation reposait également sur la conception que chacun avait des usages de la nature : un point de vue économique, un point de vue esthétique, un point de vue scientifique qui se distinguaient sans toujours s'opposer. Enfin, la volonté d'identifier et de séparer clairement les deux démarches était liée aux enjeux internationaux ; à l'affirmation des États mais aussi de chaque champ disciplinaire à l'échelle nationale et donc internationale.

Après-guerre, les initiatives en faveur d'un mouvement international de protection de la nature ont repris tout comme les débats sur les différentes modalités de la protection de la faune et de la flore. En 1946, le British Wildlife Conservation Special Committe présidé par Julian Huxley30(30) demandait à la Ligue suisse pour la protection de la nature (SBN) d'organiser une visite du parc de Val Cluozza. Profitant de cette occasion, la SBN a également réuni une conférence internationale informelle à Bâle. L'année suivante en 1947, la SBN renouvelait les invitations pour une conférence à Brunnen sur le lac des Quatre-Cantons, ouvrant la voie à la conférence de Fontainebleau en 1948 où était fondée, sous les auspices de l'Unesco, l'Union internationale pour la protection de la nature (UIPN future UICN). La protection de la nature était bien devenue un enjeu à l'échelle internationale mais également un enjeu de relations internationales pour chaque État. Toutefois, dans le nouveau contexte de l'affirmation internationale des États-Unis et des décolonisations, la tendance préservationniste des naturalistes, dominante dans un premier temps à l'UIPN, a cédé le pas à d'autres démarches et à d'autres modèles d'organisation de l'espace pouvant intégrer préservation, conservation et utilisation des ressources. En ce sens le changement de nom de l'UIPN vers UICN (Conservation de la Nature et de ses Ressources) n'a pas été anodin (Mahrane et al., 2013). Reconnue à l'échelle internationale, la tendance préservationniste n'en est pas moins restée minoritaire dans les applications concrètes sur le terrain. L'idée de développer une exploitation de ressources renouvelables et d'aménager des zones de nature protégées au profit des visiteurs est restée largement majoritaire. À l'échelle du globe, on voit une grande diversité des situations nationales, grande diversité fonction des fondements idéologiques et identitaires du rapport avec ce que l'on considère comme étant la nature dans chaque pays mais aussi des conséquences économiques et sociales de l'application concrète des projets de parcs ou de réserves.

Des constructions culturelles, identitaires et idéologiques aux applications concrètes

Jusqu'à nos jours, les courants de pensées de conservation et a fortiori de préservation de la nature paraissent s'appliquer de manières différentes à l'échelle nationale. Les Allemands, les Polonais, les Américains auraient-ils une relation plus privilégiée à la nature alors que d'autres, les Français par exemple, feraient preuve de moins d'attachement ? Pour l'historien J. Radkau la réponse est à chercher dans l'étude des institutions et des différences de comportements collectifs qu'elles engendrent (Radkau, 2005)31(31). Néanmoins, la réponse se trouve aussi dans une analyse des rapports culturels et idéologiques avec la nature, rapports qui ont été forgés de manière différente dans chaque pays. Certes, ces disparités se sont creusées au cours du temps long. Néanmoins, des cultures et des idéologies spécifiques se sont forgées au XIXe siècle, à l'heure de la propagation des grands bouleversements issus des révolutions américaines et françaises mais aussi à l'heure de la construction des États-nations et des communautés nationales, de l'indépendance et de la fondation des États-Unis, des unifications italiennes et allemandes, des tensions nationales à l'intérieur des empires austro-hongrois et russe.

Dans ce contexte de construction des nouveaux édifices politiques et communautaires, différentes projections imaginaires de la nature ont été conçues comme des reflets, voire des matrices des édifications nationales. Les perceptions de la nature, envisagée comme fondement du territoire national, ont pu participer à la construction d’un récit, d’une mémoire et d’une identité communes. Ainsi, le territoire de la nation, présenté comme « berceau naturel » ceint par des « frontières naturelles », est venu renforcer la construction imaginaire de communautés nationales elles aussi présentées comme le produit de la nature dans une construction sociopolitique essentialiste. En ce sens, la nation a pu être imaginée comme une entité intemporelle et organique et non comme une construction politique transitoire. Fortement répandues au XIXe siècle, les considérations néohippocratiques, qui font de l’environnement le moule producteur des caractères, des mœurs et des aptitudes des populations, sont venues justifier le lien entre la nature et les identités individuelles et collectives. De la France à la Suisse, des États allemands à la Pologne sans oublier les États-Unis, le topo des particularités du milieu et du paysage en tant que fondements des constructions de communautés régionales ou nationales a été présenté comme une évidence. Dans cette perspective, les projections faites sur la nature sont alors fonction de chaque histoire et surtout de chaque récit mémoriel imaginé sur les identités nationales.

La wilderness : un fondement de la nation des États-Unis d’Amérique ?

La wilderness envisagée comme un patrimoine national, voire comme une base de l’esprit américain, a largement été analysée par Roderick Nash (1967). Au XIXe siècle, après la guerre d’indépendance, les fondateurs de la nouvelle nation, les États-Unis d’Amérique, ont cherché à se distinguer de l’ancienne puissance coloniale anglaise.

Certes, au XVIIe siècle, les puritains ont traversé l’Atlantique munis des bagages culturels et religieux du continent européen. Débarquant dans un monde pour eux inconnu, ils y ont vu des terres vierges peuplées par des « sauvages », une nature brute non transformée par la culture. Ainsi, les premiers colons ont refait jouer les jeux de miroirs de la distinction entre « le sauvage » et « le civilisé », construction sociale et culturelle née en Méditerranée au moment du Néolithique puis largement affirmée dans la Grèce et la Rome de l’Antiquité (Harrison, 1992)32(32). En valorisant « la civilisation » au détriment « du sauvage », ils ont repris les catégories de valorisation/dévalorisation qui fondent les identités de groupe. Ils ont également réactivé tout l’imaginaire de la supériorité de la culture (dans tous les sens du terme) et de la sédentarité sur le monde des nomades qu’ils ont prétendu sans culture. Dans cette lecture ethnocentrée du monde, les Amérindiens ne pouvaient avoir transformé leur environnement et la nature a été vue comme originelle33(33). Dans le contexte de la modernité, ces distinctions ont été renforcées par les nouvelles constructions sociales et culturelles de la séparation et de la discontinuité entre « la nature » et « la culture »34(34). Dans ces perceptions nettement anthropocentrées venues du continent européen, l’Homme était perçu comme supérieur à « la nature », une « nature » vue comme un simple objet que l’on peut observer, connaître et maîtriser.

Au XVIIe siècle, les émigrants ont donc repris les mots et les catégories culturelles qui fondaient leur vision du monde et les ont réadaptés à un contexte nouveau. Dans le mot wilderness, né en Europe du Nord, l’acception de « nature sauvage » d’une part mais aussi le sens spirituel et religieux de « désert » ont été utilisés avec de nouvelles connotations. De même, les Pilgrim Fathers puis les pionniers et les colons ont repris le paradigme dominant de la maîtrise et de l’ordonnancement de la nature (Charbonnier, 2020), mais l’ont appliqué dans un contexte mental et environnemental totalement différent. Se considérant comme les intendants de la Création de Dieu, les pionniers se pensaient porteurs d’une mission ; celle de mettre en valeur les « déserts », d’y imprimer l’ordre, le droit, la propriété. « Par la hache et par la charrue », la devise de la conquête, ils se faisaient gloire de transformer le « chaos » et le « désordre » d’une nature vue comme hostile, de lotir les terres, de domestiquer le « sauvage » in fine de subjuguer la wilderness (Nash, 1967).

Au XIXe siècle, à l’heure de la construction de la nation américaine, cette wilderness des pionniers a été réinterprétée dans l’affirmation d’une identité propre. Dessinée comme une « nature sauvage » par les peintres, les poètes et les écrivains, elle a représenté le symbole concret d’un monde vu comme « nouveau » et « vierge », radicalement opposé au monde vu comme « ancien » des États du continent européen qui ont construit leurs récits nationaux sur le passé, les mémoires et les « monuments historiques ». Cette nouvelle perception de la wilderness est devenue la composante intemporelle d’une nation en construction ; une nation que l’on voyait, suivant cette perspective ethnocentrée, privée de passé et d’histoire. Dès lors, le terme de wilderness a pris une dimension positive comme fondement de l’identité américaine ; un caractère singulier doté d’une forte énergie, d’un esprit d’entreprise mais aussi de grandes capacités de ressourcement ; un caractère forgé à l’interface de la culture et de la nature, de la civilisation européenne d’origine et de la « sauvagerie » du « nouveau monde ». Associé au concept de melting pot, la wilderness a aussi été envisagée comme le creuset d’une population composite ; des groupes d’origines différentes réunis autour d’un même mythe, celui d’une wilderness que le « peuple américain » aurait su domestiquer mais qu’il faudrait désormais protéger. En effet, aux XVIIIe-XIXe siècles, dans le contexte de la transformation extrêmement rapide et profonde du territoire35(35) puis plus encore au moment de la fin de la « conquête de l’Ouest » et de l’arrivée à la frontière (1890), Roderick Nash note un retournement de la perception de la wilderness. Dans la nouvelle interprétation romantique et nationale, elle apparaît comme belle mais aussi comme menacée, comme un patrimoine qu’il faudrait sauvegarder en tant qu’archive et mémoire nationales.

La nature : fondement des différentes constructions nationales sur le continent européen ?

En Europe, les espaces n’ont pas connu la même histoire et font l’objet de perceptions différentes. Dans les faits, il n’y existe pas un paysage européen (Luginbühl, 2012 ; Mathis, 2010 ; Schama, 1999 ; Walter, 2004). Certains espaces, à l’instar des Pays-Bas marqués par les déboisements, l’agriculture et l’urbanisation, ont fait l’objet d’une anthropisation de la nature à la fois forte et très ancienne, alors que d’autres, en Europe centrale, orientale et nordique ont été peu marqués par l’intervention anthropique36(36). Au XIXe siècle, certaines régions britanniques, françaises ou rhénanes ont largement été transformées, que ce soit avec les enclosures, l’industrialisation ou les nouvelles formes de l’urbanisation alors qu’à la même période dans les régions éloignées des grands circuits économiques, les paysages ruraux semblent avoir été relativement peu modifiés. À cette grande variété de l’histoire des transformations des milieux par les sociétés humaines répond une grande diversité des perceptions de l’espace, des paysages et de la nature.

Depuis les années 1990, le mot wilderness est de plus en plus utilisé pour l'Europe (Arnould & Glon, 2006 ; Barthod, 2010 ; Barraud & Perigord, 2013). Néanmoins, nous l'avons vu, la notion de wilderness ne peut se résumer à la seule traduction de « nature sauvage ». Elle recoupe une histoire, des perceptions et surtout des constructions idéologiques que l'on ne retrouve pas en dehors de l'Amérique du Nord, a fortiori au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Il n'y a guère que dans les empires coloniaux des pays européens que les conceptions américaines et européennes de la « nature » et du « sauvage » ont pu se rejoindre. En Afrique surtout, les Européens ont projeté leur regard ethnocentré sur les paysages et sur les hommes qu'ils découvraient. Dans leur grille de lecture, les espaces non transformés par les Occidentaux sont apparus comme « sauvages, tout comme les populations qui les peuplaient » (Blanc, 2015 ; 2020 ; Bonneuil 1997 ; Mahrane et al., 2013 ; Osborne 1994). Et de fait, l'on retrouve en grande partie dans les parcs nationaux des colonies, le modèle américain, tant dans leurs vastes dimensions que dans leur objectif de maintenir et sauvegarder une nature vue comme sauvage qui n'aurait pas été transformée par les hommes. En revanche, en ce qui concerne le « vieux » continent, les perceptions sont différentes. Le sens et les imaginaires du mot « nature » offrent une grande palette de variations, en fonction de l'histoire et des constructions identitaires de chaque pays. L'édification d'un imaginaire commun et unitaire s'est-elle réalisée autour d'une histoire ? d'une langue ? d'une culture ? d'un État aux soubassements anciens ? d'un paysage ? d'une certaine perception de la nature ?

Pour répondre à ces questions, le cas de la Suisse, doté du premier parc national en protection stricte, est tout à fait pertinent. Selon Patrick Kupper, l’hétérogénéité culturelle37(37), la guerre civile (1847-1848) et la création récente de la confédération Suisse (1848)38(38) l’ont prédisposé à concevoir l’identité nationale dans un espace politique commun autour des paysages mais aussi de la nature. Reprenant les nouvelles perceptions du paysage de la fin du XVIIIe siècle, le discours national suisse s’est construit sur l’esthétisation du cadre alpin et l’idéalisation de ses habitants (Walter, 2004). Dans cette perception, « la Suisse était alpine et les Alpes étaient suisses (…) et les Alpes suisses ont revendiqué sans conteste le titre de paysage le plus sublime d’Europe »39(39) (Kupper, 2014, p. 22). Cette construction imaginaire d’une unité géographique du pays devait garantir le caractère unique de la population pourtant culturellement hétérogène. Dans un premier temps, ces constructions discursives ont plutôt conduit à une exploitation touristique de la beauté des paysages alpins. Dans un deuxième temps, au début du XXe siècle, les élites urbaines ont protesté contre toute une série d’aménagements qui dans leur vision « dénaturaient » le territoire national, offrant ainsi un soutien actif aux scientifiques et aux gestionnaires qui souhaitaient mettre en place une protection stricte de la nature et en parallèle une observation scientifique. Ces deux mouvements de préservation de la nature au nom des sciences et de la nation se sont rejoints dans la décision de mettre en place un parc national et non une réserve mais aussi de protéger un paysage et des espèces vus comme emblématiques de la Suisse.

En France, où l’État a des racines anciennes, le mouvement a été tout autre. Après la Révolution, à une époque où la citoyenneté est devenue le nouveau fondement politique de la légitimité et du fonctionnement des pouvoirs, la définition de la nation comme communauté des citoyens a été centrale. L’idée de nation issue de la Révolution a donc été conçue comme un édifice que l’on bâtit à partir d’un lien contractuel qu’il faut penser en termes de volonté et de droit. Dans cette vision, la nation s’élabore dans une perspective constructiviste ou artificialiste. Elle est plus politique que naturelle. Différente de cette approche constructiviste, une autre conception plus naturaliste de la nation est apparue au cours du XIXe siècle. Pour les nationalistes, la nation serait fondée sur une appartenance héréditaire. Bien que ces deux tendances idéologiques soient radicalement opposées sur leurs principes et leurs visions, on peut retrouver, dans ces deux approches, l’idée que la nation serait formée par une communauté d’hommes et de femmes liés par un sentiment d’appartenance, par une histoire et une culture communes, par l’attachement à un territoire modelé par les hommes au cours des siècles. Dans ces conceptions, la nature, envisagée comme le reflet de la nation, n’est pas « sauvage ». « La nature » et « la campagne » se mélangent, montrant bien les difficultés pour qualifier des objets et des espaces hybrides à la fois naturels et culturels. Présentés comme symboles de la variété mais aussi de la splendeur des provinces françaises, les paysages ont alors été perçus comme des patrimoines culturels, affectifs et esthétiques de la France au même titre que les monuments historiques. La loi organisant « la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique » de 1906 puis la loi sur « la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque remarquable » de 1930 en témoignent.

Le cas de la mise en place des parcs nationaux dans la colonie algérienne est exemplaire de cette politique nationale de protection paysagère. En effet, la politique coloniale des parcs pose un certain nombre de questions : Quels héritages revendiquer et se réapproprier dans une colonie ? Quelles identités se construisent autour de la nature et des paysages ? Quels critères ont été retenus pour choisir les sites à mettre en valeur et à patrimonialiser ? En Algérie, ce sont les forêts, les montagnes, les gorges et les littoraux escarpés qui ont été choisis et non les paysages du Sud, du désert. En effet, la sélection effectuée valorisait des types de paysages et de richesses végétales présents en métropole. Comme le général de Bonneval, vice-président de la fédération des syndicats d’initiative d’Algérie, le précisait : on trouvait dans les parcs « toutes les essences d’Europe » (Bonneval, 1927, p. 9). Dans l’Ouarsenis, on pouvait admirer « un vrai paysage de Suisse ou des Alpes de Savoie » (Bonneval, 1927, p. 9). Enfin, « le parc national de l’Akfadou, situé dans une région particulièrement pittoresque rappel(ait) les plus belles forêts de la métropole » (Algérie (période coloniale). Commissariat général du centenaire, 1930, p. 55). Cette sélection de parcs nationaux poursuivait donc la tradition des récits de voyage et des constructions sociales et mentales qui faisaient de l’Algérie la prolongation de la France. En Algérie, cette perspective esthétique et patriotique reprenait totalement l’héritage de la politique des rattachements menée depuis 1881. Animés par un esprit national, les responsables politiques et de nombreux colons notamment les membres de la Ligue du reboisement en Algérie voulaient « faire de l’Algérie une terre véritablement française40(40) ». Oubliant que ce sont aussi les hommes qui ont forgé les paysages et répandu sur l’ensemble du pourtour méditerranéen les mêmes essences et notamment des cèdres en provenance de l’Atlas algérien, les colons ont légitimé par la nature la colonisation française. Dans leur esprit, l’existence des mêmes essences, des mêmes paysages, des mêmes sommets, du même écrin de verdure à admirer témoignait de l’unité indissociable de la métropole et de ses départements d’Algérie. Symbole d’enracinement, l’arbre représentait en outre un véritable repère, mieux un lien avec la France par-delà la Méditerranée. Dans cet état d’esprit, il ne s’agissait nullement de patrimonialiser les zones sèches ou, pire encore, le désert. Bien au contraire, il fallait admirer des paysages vus comme l’incarnation de la nation, c’est-à-dire une légitimation de la colonisation. Il s’agissait de fixer des « lieux de mémoire » grâce à l’« histoire naturelle ». À l’inverse, dans des colonies lointaines, il ne s’agissait pas de rattacher des paysages coloniaux à la nation mais d’imposer sa domination impériale sur les territoires et les populations tout en affirmant son prestige international en entrant aux côtés de la Belgique et de la Grande-Bretagne dans le concert mondial de la protection de la nature. Là au contraire, une nature vue comme exotique pouvait être préservée dans des parcs et des réserves. L’observation et l’étude scientifiques d’espèces rares ou en voie de disparition pouvaient être valorisées sans contrevenir aux attentes paysagères nationales.

Dans les États allemands, la conception de la nation et de la germanité était encore différente ; naturaliste et non constructiviste41(41). Au XIXe siècle, le paysage représentait une des fondations essentielles de la patrie ou Heimat, conçue comme la contrée natale, c’est-à-dire un paysage régional, résultat de longs siècles d’interactions entre les communautés humaines et leurs environnements. Dans la langue allemande, le mot Natur existe bien. Néanmoins, il ne signifie en rien une nature virginale, primale, préservée de toute occupation ou activité humaine mais une « campagne, composée de forêts et de champs » (Brochaus cité par Chapoutot, 2012). D’ailleurs, le mouvement de protection de la nature lui préfère le concept allemand de Landschaft qui envisage l’environnement idéal au sens pastoral comme un espace qui mélange les environnements « naturels », cultivés et bâtis dans un ensemble esthétiquement harmonieux (Lekan, 2004). Néanmoins, dans ces constructions culturelles, l’archétype de « la forêt » occupe une place totalement singulière. Symbolisant l’imaginaire du « sauvage », « la forêt » a été présentée par les écrivains, les peintres et même les compositeurs comme la source d’une identité allemande particulière. Reprenant de manière laudative, les descriptions des Germains, « hommes des bois » (silvaticii), faites par Tacite, les romantiques du début du XIXe siècle ont construit le mythe d’une liberté germanique primitive enracinée dans « une forêt allemande » imaginée, une forêt matrice des caractères « naturels » de vigueur et de virilité, de force de vie et de résistance aux envahisseurs qu’ils soient Romains ou Français, « une forêt allemande », miroir de l’unité bien au-delà des différences régionales. Ces thèses déterministes, nées dans le contexte romantico-national de la résistance à la conquête napoléonienne, ont été développées tout au long du XIXe siècle, plus particulièrement chez Wilhelm Heinrich Riehl, avant d’être transformées dans une interprétation raciale par des penseurs völkisch comme Paul de Lagarde et Rudolf Duesberg puis par l’idéologie nazie (Imort, 2005 ; Schama, 1999).

Néanmoins, les travaux historiques actuels ont bien montré que l’on ne peut faire de filiation directe entre les différents courants de pensées. Ainsi, les conceptions raciales et nationalistes étaient totalement éloignées d’une réelle préoccupation de la protection de la nature42(42) et les mouvements de préservation de la nature d’après-guerre ne peuvent pas être placés dans la filiation de l’héritage nazi. Leurs argumentations écologiques sont radicalement distinctes des arguments raciaux qui fondaient le discours nazi (Lekan, 2004). De même, pour le XIXe siècle, il faut se garder de croire que de Fichte à Herder, en passant par Riehl tout convergerait vers la réinterprétation nazie. Bien des mouvements en faveur de la protection de la nature ne témoignent pas d’un rejet de la modernité, des Lumières, du progrès et de la technique. Pour la Rhénanie, Thomas Lekan l’a bien montré, en protégeant des réserves de nature, les mouvements Heimatschutz et Naturschutz ne cherchaient pas à stopper l’industrialisation mais à équilibrer le développement économique (Lekan, 2004). Le cas de l’Allemagne fait bien ressortir les dangers d’une histoire des idées qui serait construite en ligne droite, reliant des mouvements qui n’ont pourtant rien de commun.

L’histoire polonaise est tout aussi complexe dans ces interprétations. Actuellement partagée entre la Pologne et la Biélorussie, la forêt de Białowieża a également incarné tout un imaginaire dans les douloureux contextes des guerres et des constructions nationales. Occupée par les Russes au XIXe siècle et par les Allemands notamment lors des deux conflits mondiaux, la forêt de Białowieża représentait à la fois une prestigieuse réserve de gibier royal et un potentiel économique d’une grande richesse. Et de fait, chaque occupant y a exploité en parallèle les réserves de gibiers et les nombreuses ressources du sous-sol et des bois. Dans cette occupation, les nazis se sont montrés tout particulièrement violents dans la colonisation et la germanisation (Sunseri, 2012). Aussi la forêt est-elle devenue à la fois un espace et une métaphore de la résistance. Transfigurée par le romantisme polonais, présentée comme une forêt primaire, et donc comme un patrimoine naturel, Białowieża a également été envisagée comme matrice et symbole naturels d’une nation immortelle. Dans une forte composante à la fois spirituelle et nationale, la renaissance de la forêt a symbolisé l’enracinement, la résistance à l’apatridie, la résurrection et la croyance en une destinée nationale exceptionnelle (Schama, 1999). Aussi après la création de la République de Pologne en 1921, la forêt de Białowieża est devenue réserve forestière, puis parc national en 193243(43), faisant par la suite l’objet de politiques de protection à chaque tournant de son histoire44(44). Dans cet exemple, la forêt, vue comme l’expression d’une nature pas ou peu transformée, a bien été construite dans un premier temps comme un patrimoine national puis comme un patrimoine de l’humanité45(45).

Lutte identitaire, volonté de conserver des paysages, opposition au « progrès » et à une totale exploitation des ressources, on pourrait penser que la prise de conscience d’un péril environnemental et paysager soit uniquement le fait d’un conservatisme traditionnel et d’un romantisme réactionnaire. Serge Audier et Pierre Charbonnier nous ont montré qu’il n’en est rien (Audier, 2017 ; Charbonnier, 2020). Des modèles alternatifs issus des courants libertaires, du socialisme, de l’anarchisme et du républicanisme ont également été proposés. Restées minoritaires et présentées comme marginales, ces voix porteuses d’une vision sociale et pré-écologique visant à la fois l’émancipation des hommes et la protection de la nature témoignent que la critique pré-écologique d’une surexploitation de la nature ne s’est pas cantonnée aux courants du conservatisme antidémocratique. On ne peut simplifier la complexité des courants de pensées et de leurs réalisations concrètes. S’appuyant sur des démarches collectives, repensant les usages et les formes d’exploitation mais aussi la question de la propriété, ces mouvements et les réalisations mises en place posent des questions fondamentalement politiques dans les contextes idéologiques et philosophiques des grands bouleversements du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle.

Conserver/préserver la nature : une démarche collective et démocratique ?

Envisagés comme miroir de la nation, les aires protégées notamment les parcs nationaux devaient faire l’objet d’une démarche collective. Il ne s’agissait plus de mettre en œuvre la protection privée d’une ressource naturelle comme c’était le cas autrefois avec les réserves de chasse, de forêt et de pêche. Désormais, les discours en faveur des politiques de protection de la nature s’appuyaient sur les notions de patrimoine commun. Ils faisaient jouer de nouveaux ressorts discursifs dans des perspectives démocratiques et pédagogiques présentées au nom du bien commun. Néanmoins, ces politiques de protection de la nature ne peuvent être regardées sous le prisme des seules constructions discursives. Ces nouveaux arguments doivent être confrontés à la réalité des applications concrètes. Dans cette perspective, les cas des États-Unis, du « vieux continent » et des empires coloniaux européens sont totalement différents.

À en croire l’écrivain Wallace Stegner, les parcs nationaux américains constitueraient une idée « absolument démocratique » (Jones, 2012). Et en effet, tous les récits et les textes de lois concernant la protection de la wilderness s’attachent à montrer les fondements démocratiques de ces courants de pensées. En interdisant sur certains sites toute exploitation mercantile des ressources naturelles pour sauvegarder la wilderness, la préservation de la nature s’inscrirait dans une perspective collective de défense de l’intérêt général menacé par les intérêts privés dans le contexte de la privatisation du territoire et du sous-sol. Néanmoins, les dernières études sur les parcs américains proposent une relecture critique de ces discours en les confrontant à la réalité. Dans le cas des créations de parcs, et notamment pour le premier d’entre eux, Yellowstone, les compagnies ferroviaires ont largement œuvré, par leurs financements, en faveur d’une mise en valeur touristique fondée sur la mise en scène d’un wonderland et de l’idéal pionnier américain. Dans les faits, l’idée de la protection de la nature a été largement soutenue par des acteurs privés, notamment par un nouveau secteur du développement économique : le tourisme (Depraz & Héritier, 2012 ; Jones, 2012).

Protégées de toute exploitation des ressources du sol et du sous-sol, les réserves de nature se voulaient largement ouvertes aux visiteurs. La loi du 1er mars 1872 qui fonde le parc de Yellowstone le stipule : « ces terres sont soustraites au peuplement [...] et dédiées, en tant que parc public ou aire de détente, au plaisir et au bénéfice du peuple » (cité par Depraz & Héritier, 2012, p. 6). De nouveau, l’argument démocratique a été mis en avant. À en croire la loi, il s’agissait d’ouvrir un espace public et collectif à tous les citoyens américains, de leur offrir un accès à la wilderness, fondement même de la nation, dans un esprit d’égalité. Mais là encore, la réalité est venue apporter un certain démenti. Loin d’être accessibles à toutes les composantes de la population américaine, les parcs ont été visités par une élite sociale avant que ne s’ouvre le tourisme de masse. D’autre part, loin d’être ouverts à l’ensemble des citoyens, le fonctionnement des parcs heurtait les droits civiques, les droits politiques et les droits fonciers des Peuples autochtones (Indigenous People). À Yellowstone, les Crow, les Blackfeet, les Sheepeater, les Nez Perce et les Bannock ont perdu toute liberté dans l’exercice de leurs anciens usages comme la chasse, mais aussi leurs droits sur leurs terres (Depraz & Héritier, 2012 ; Jones, 2012).

Dans les démocraties du « vieux continent », la gestion politique et sociale des conflits d’intérêt et d’usage ressort de manière totalement différente. En France, par exemple, de nombreuses associations comme l’Association des parcs nationaux de France et des colonies associée au Club Alpin Français et au Touring Club de France ont défendu auprès des autorités le modèle du parc national à la fois espace de protection de la nature et espace de tourisme et d’activités de plein air. Au début du XXe siècle, ces deux axes étaient d’ailleurs présentés comme complémentaires. En effet, dans l’esprit de la bourgeoisie urbaine, la protection de la nature permettait la contemplation de paysages préservés et les activités de tourisme et de sport comme la randonnée. Mieux dans l’esprit des élites sociales, cette complémentarité s’inscrivait largement dans l’idéal pédagogique et républicain de la IIIe République. Espaces édifiants, les espaces de nature constituaient un support éducatif en direction des catégories populaires. Il s’agissait de les « élever » vers de nouvelles sensibilités et de nouvelles pratiques sociales dans l’amour de « la nature ». Comme aux États-Unis, les promoteurs du tourisme de nature construisaient, à la fois sur le terrain et dans les imaginaires, une nature magnifiée46(46) (Chalvet, 2011a ; Depraz & Héritier, 2012 ; Jones, 2012).

Néanmoins, les projets de parcs nationaux et de réserves naturelles suscitaient de nombreux conflits d’usages de la nature. Les protecteurs de la montagne, des forêts et des « beaux paysages » désiraient renforcer l’action de l’État sur de vastes portions du territoire et les protéger de toute atteinte des communautés rurales et de leurs usages sylvicoles, agricoles et pastoraux. Jusque dans les années 1950, cette volonté heurtait de front de nombreux et fort divers intérêts régionaux : ceux des propriétaires, des élus et des habitants. Dans la première moitié du XXe siècle, « placer la nature sous cloche » n’était pas chose aisée sur des territoires encore densément peuplés. Dans une République fondée sur le respect de la propriété privée et sur le soutien électoral des populations rurales, il paraissait difficile, pour des raisons politiques et sociales, d’imposer en métropole une politique publique de création de parcs nationaux et a fortiori de réserves naturelles.

En revanche nous l'avons vu, après la Première Guerre mondiale, des parcs et des réserves intégrales ont été créés dans les colonies ou les protectorats d'Algérie, de Tunisie, du Maroc, de Madagascar, d'Afrique occidentale ou d'Afrique équatoriale. En fait, dans le cadre du Code de l'indigénat, la création de parcs nationaux et de réserves, parfois placés en protection intégrale, a pu se faire là où les habitants et leurs usages n'étaient protégés par aucun droit foncier, aucun droit civique et aucun droit politique (Blanc, 2015 ; Blanc, 2020 ; Mahrane et al., 2013 ; Selmi, 2009). Dès lors, il était possible de leur interdire toute activité (chasse, pêche, pâturage, agriculture, constructions) et même toute fréquentation. Il était même possible de déplacer des villages et des populations et de s'approprier leurs terres, de modifier leurs modes de vie et de production (Blanc, 2020). Dans les colonies européennes, notamment en Afrique, la préservation de la nature était alors largement associée à la politique coloniale de domination des territoires et des populations.

Conclusion

Dans le contexte de l’urbanisation, de l’industrialisation, de la spécialisation des cultures et du sentiment de la disparition de la nature, des courants de pensées inédits se sont formés pour conserver, préserver, voire restaurer la nature dans une perspective qui se détachait de la seule protection des ressources. Ces nouvelles tendances ont été portées par des savants, puis par des scientifiques, des forestiers, des artistes, des promoteurs du tourisme et des loisirs, des défenseurs des animaux et des arbres, réunis dans des sociétés savantes ou des clubs puis dans des associations. Ces courants de pensée étaient également étayés par un discours pré-écologique puis par des connaissances écologiques qui prônaient les idées d’équilibres naturels puis d’évolution et les capacités d’autorégénération de la nature, sans oublier la possibilité de revenir ou d’aller vers un équilibre supposé idéal. Néanmoins, en cette première partie du XXe siècle, ces courants de pensées étaient encore formés de multiples tendances : de la protection des paysages à la protection des animaux « utiles » puis à celle d’un patrimoine naturel composé d’espaces et d’espèces ; de la protection de la nature à sa conservation et à sa préservation ; de la volonté de sauvegarder la nature à celle de la restaurer, de l’utilité pour la production, pour les loisirs, pour les sciences, pour la civilisation, pour l’humanité à la valorisation de la seule nature. In fine on est passé des conceptions anthropocentrées et utilitaristes aux premières formulations d’une conception éco-centrée. Loin d’être séparés, tous ces fils discursifs s’entremêlaient autour de deux idées centrales : Premièrement : la dégradation, voire la destruction de la nature par les sociétés anthropiques et en conséquence le danger qui pèserait sur les sociétés elles-mêmes ; Deuxièmement : la nécessité d’aller bien au-delà de la seule protection vers une conservation, voire une restauration de la nature envisagée comme originelle.

Ces nouveaux courants de pensées n’étaient pas spécifiques d’un continent ou d’un pays. En Occident, ces idées s’échangeaient au-delà des frontières et au-delà de l’Atlantique jusqu’à former des organisations internationales. Néanmoins, du global au local, l’application de ces idées était fonction des cultures et des identités nationales, de la construction de l’État et de sa centralisation, des constructions sociales de la nature, mais aussi des situations écologiques et des droits et obligations relatifs à l’appropriation des territoires. Dans les solutions proposées, les parcs nationaux américains ont été présentés et vus comme un modèle. Pourtant, ce système a aussi été largement critiqué et, sur le continent européen, d’autres types de propositions ont pu émerger : la protection des paysages dans lesquels pouvaient persister des activités non destructrices, des modèles de réserves associées à la protection d’espèces vulnérables ou des réserves en protection intégrale, certaines étant gérées par des acteurs privés en partenariat avec l’administration.

Fort complexes, ces développements n’ont pas été linéaires. Ils ont été les produits de reprises, d’héritages mais aussi de ruptures et d’innovations, de courants traditionnalistes, conservateurs voire réactionnaires et de manière moins connue de courants alternatifs d’une pré-écologie plus sociale. Aussi, il faut se méfier des projections du présent sur le passé dans un récit historique simplifié. Il ne s’agit donc pas de faire l’histoire en partant des concepts actuels puis de remonter leur généalogie dans le temps. En effet, les conceptions et les connaissances du passé ne sont pas celles du présent. Inversement, il faut se garder de projeter le passé sur le présent dans une forme d’instrumentalisation du passé. Les mouvements actuels, qui tentent souvent de se dégager de l’emprise des anciennes catégories de pensées à savoir la dichotomie nature/culture et qui s’appuient sur les sciences écologiques, ne sont pas de simples héritiers.

Notes

  • (1) Les termes de nature et de sauvage sont employés ici dans leur acception courante. Tout comme le terme de wilderness, ils feront l’objet en cours d’article d’une analyse. Employés en tant que catégorie de pensée, ils seront mis entre guillemets. D’une manière générale, les guillemets sont justement employés comme signe de distanciation par rapport à une construction discursive ou idéologique.
  • (2) Le courant de la conservation (G. Pinchot) prône le maintien et la protection de la nature dans le sens d’une gestion utilitariste des ressources. Les hommes peuvent donc intervenir, prélever et réguler. Le courant de la préservation (J. Muir) prône le maintien et la protection de la nature non pour en pérenniser l’usage mais en raison de la valeur intrinsèque de la nature. La démarche de préservation est donc plus radicale et plus stricte prônant la non-intervention des hommes.
  • (3) Dans cet article, nous présentons dans un premier temps le récit édifiant de l’exceptionnalisme américain tel qu’il a été proposé au début du XXe siècle avant d’être repris après-guerre par les historiens américains de l’histoire environnementale à l’instar de Roderick Nash et de Donald Worster. Dans un deuxième temps, nous montrerons une analyse plus complexe et critique, fondée sur les travaux de l’historiographie actuelle.
  • (4) G. Catelin. North American Indians : Being Letters and Notes on their Manners, Customs, and Conditions, written during Eight Yerars’s Travel amongst the Wildest Tribes of Indians in North America (2 volumes, Philadelphia, 1913), volumes publiés en tout premier lieu à Londres en 1840. Cette publication réunit une collection d’articles et de lettres écrites dans les années 1830. Cité par Roderick Nash (3e édition, 1982), pp. 100-107.
  • (5) R.W. Emerson et H.D. Thoreau appartiennent à la tradition transcendantaliste, courant philosophique, littéraire et spirituel empreint d’un certain mysticisme moral. Ces deux auteurs et amis développent l’idée d’une nouvelle relation à la nature. En 1854, Henry D. Thoreau publie Walden; or, Life in the Woods, récit sur le séjour solitaire de l’auteur pendant deux ans, deux mois et deux jours dans une forêt au nord de Boston. Thoreau expérimente la symbiose de son être avec la nature.
  • (6) Actuellement, de nombreux historiens proposent une analyse distanciée de ces récits et de ce « modèle ». Ils soulèvent à la fois la construction idéologique et les oublis qui ont été au fondement du récit de la valorisation du modèle américain (voir notamment, Cronon, 1996 ; Jones, 2012 ; Kupper, 2014).
  • (7) Bien que le parc national suisse soit, comme nous allons le voir, totalement différent du modèle américain.
  • (8) Comme le souligne P. Kupper, ces chiffres sont variables, fonction des critères retenus pour constituer ces inventaires.
  • (9) G.L. Leclerc, comte de Buffon. « De la Nature. Premières Vies ». Histoire naturelle, tome XII, 1764.
  • (10) Depuis le Moyen Âge, la forêt de la Sainte-Baume a, en grande partie, été protégée, des exploitations en tant que lieu de pèlerinage, de retraite et de prière. Devenue forêt domaniale au moment de la Révolution, elle présente un important capital exploitable de hautes futaies de Hêtres et de Chênes dont le ministère des Finances et l’administration des Eaux et Forêts voudraient tirer profit. Tout au long du XIXe siècle, les autorités religieuses et civiles locales se sont dressées contre les coupes d’exploitation mais aussi contre les coupes de régénération et les éclaircies. Mettant en avant qu’un lieu de culte ne saurait faire l’objet d’une exploitation lucrative, les autorités locales ont également insisté sur la préservation des hêtres plus que centenaires, des « arbres remarquables », formant un paysage d’exception admiré pour sa beauté et aimé des Provençaux. Finalement, les velléités d’exploitation forestière ont été abandonnées et seule l’extraction des arbres morts ou dépérissants a été autorisée.
  • (11) Dès 1828, les habitants de Cologne et de Bonn protestent à l’encontre des destructions croissantes des ruines médiévales, de la tour de guet et du paysage au sommet des Drachenfels. Dès lors, le roi de Prusse interdit les opérations minières dans la région puis crée en 1836 le premier parc naturel en Allemagne sur les Drachenfels, les sept montagnes qui forment l’aire de Siebengebirg.
  • (12) Dans les années 1850, la forêt d’Epping est menacée d’enclosures. La Common Preservation Society mène des actions judiciaires et politiques qui aboutissent à la reconnaissance des commoners. Dans les années 1870, la forêt devient un « espace vert » préservé pour le plaisir de la population. Dans les années 1880, une polémique divise les amoureux de la forêt, certains voulant lutter contre tout aménagement au profit du développement plus « naturel » d’une forêt « sauvage ».
  • (13) Les peintres de Barbizon et les « amoureux » de la forêt de Fontainebleau ont protesté contre les aménagements forestiers notamment les nouvelles plantations de résineux et les coupes de régénération qui, selon eux, « dénaturent la forêt ». Sous l’Empire de Napoléon III, ils obtiennent en partie gain de cause. En 1853, 624 ha sont protégés des coupes de feuillus. Puis le décret impérial du 13 août 1861 crée la « Série artistique » appelée « réserve artistique » sur 1 097 ha portés par la suite à 1 693 ha. Ces espaces protégés sont exemptés des coupes réglementaires, « conservés pour les artistes et touristes qui visitent chaque année ce musée d’arbres gigantesques, de sites sauvages, mine inépuisable de modèles pour les paysagistes, de promenades charmantes pour les curieux de tous les pays », Bibliothèque municipale de Fontainebleau, R.C.613., cité par Chantal Georgel, 2017.
  • (14) Nés en Angleterre le Cyclists’ Touring Club (1878) et le British Alpine Club (1857) se répandent dans le reste de l’Europe : France, TCF (1890), CAF (1874) ; Italie, TCI (1894), CAI (1863) ; Suisse, TCS (1896), CAS (1863). Pour autant, il ne s’agit pas seulement de la diffusion d’un modèle, chaque club national gardant ses spécificités. Au départ les Touring Clubs visent à développer le cyclisme et les clubs alpins, l’alpinisme. En fait, les deux types de clubs ont œuvré à la diffusion des nouveaux loisirs et notamment du tourisme (publications de revues, de cartes, de gravures puis de photos sans oublier des aménagements faits sur le terrain, sentiers, panneaux, tables d’orientation…), voir les publications de C. Bertho Lavenir.
  • (15) En France, les forestiers ont défendu la mise en place de lois sur le reboisement et le regazonnement des montagnes (1860-1864) et la Restauration des Terrains en Montagne (1882) afin de lutter contre l’érosion et les inondations. Ces théories se sont répandues en Europe et en Méditerranée.
  • (16) Dès la fin du XVIIIe siècle, la foresterie des États allemands encourage une forme productiviste de sylviculture appelée sylviculture scientifique. Pour ordonner la forêt, diminuer l’extrême variété des qualités et des âges et surtout réglementer les coupes en vue d’une production constante, les forestiers d’Outre-Rhin prônent l’uniformisation des massifs grâce à une régénération des futaies par coupe rase suivie de plantations nouvelles en monoculture d’essences à croissance rapide, en général des conifères.
  • (17) Du côté espagnol et italien, les premiers fondateurs des écoles forestières ont repris le modèle de l’École forestière de Tharandt.
  • (18) Opposés à la régénération artificielle, les forestiers français fondateurs de l’École forestière de Nancy au XIXe siècle soutiennent alors une politique de conversion des taillis en taillis-sous-futaie puis en futaie par régénération naturelle. Selon ces principes, le repeuplement par plantation massive doit être exceptionnel et limité.
  • (19) Outre Roger Ducamp, l’École de Nîmes regroupe des forestiers (Alain Joubert, Inspecteur des forêts à Nîmes et Aimé Flaugère, officier des Eaux et Forêts à Nîmes). Elle est également en lien avec des scientifiques : botanistes et agronomes comme Georges Kuhnholtz-Lordat, phytosociologue, professeur de botanique à l’École nationale supérieure agronomique de Montpellier (ENSAM) et Auguste Chevalier, professeur d’agronomie coloniale au Muséum.
  • (20) Nouveau concept défini par Frederic Clements, botaniste américain, Plant Succession (1916). Dans sa définition première, le climax serait le stade d’évolution terminal d’un écosystème et est vu comme stable. Pour autant, dans les années 1920-1930, les forestiers et botanistes qui travaillent sur la Méditerranée inversent l’évolution. Ils voient la forêt climax comme un milieu en équilibre ; en quelque sorte, une forêt restée à un stade pionnier avant toute intervention humaine. Dans l’esprit des forestiers des années 1930, cette forêt « non dégradée », et parfaitement adaptée aux conditions de son milieu, résisterait aussi bien à la sécheresse qu’à l’incendie.
  • (21) Les tenants de ce que l’on a appelé « l’École de Nîmes » proposent de laisser faire la nature, ce que leurs détracteurs ont appelé « la théorie du moindre effort », expression reprise par la suite par Roger Ducamp dans ses articles pour mieux la critiquer.
  • (22) Arrêté du 2 avril 1973 qui classe les 138,2 hectares de la forêt domaniale de la Sainte-Baume comme une réserve biologique domaniale dirigée. Différente de la réserve biologique intégrale qui laisse cours à la dynamique spontanée des habitats, la réserve biologique dirigée devait permettre d’assurer la conservation d’habitats naturels ou d’espèces remarquables requérant une gestion conservatoire active.
  • (23) Cette perception du maintien d’une « nature originelle » ne correspond pas à la réalité (voir note 33). Elle est liée au manque de connaissances que l’on avait au XVIIe, XVIIIe et encore au XIXe siècle. La pensée s’organise encore dans une opposition nature/culture, les concepts de « naturalité », « nature férale », nature « ensauvagée » n’existent pas encore.
  • (24) Paul Sarasin (1856-1929) a étudié la médecine et a passé un doctorat en zoologie. Esprit éclectique et ouvert, il a également publié des ouvrages en géologie, botanique, géographie, ethnologie, histoire de l’art et astronomie.
  • (25) Dans le département d’Alger, les parcs des Cèdres de Téniet-el-Haâd (1923), de l’Ouarsenis (1924), de l’Akfadou (1925), de Chréa (1925), du Djurdjura (1925), de Saint-Ferdinand (1928), d’Aïn-N’Sour (1929). Dans le département de Constantine, les parcs de Dar-el-Oued Taza (1923 et 1927), du Djebel Gouraya (1924), du Babor (1931), de la Mahouna (1931), de Bugeaud-L’Edough (1931). Dans le département d’Oran, le parc des Planteurs (1925).
  • (26) En Tunisie : création du parc national forestier d’Aïn-Draham (1 300 ha) et classement de la forêt domaniale du djebel Bou-Kornine (900 ha).
  • (27) Au Maroc, le gouvernement chérifien promulgue, en septembre 1934, un dahir portant sur la création de parcs nationaux. Deux projets sont envisagés dans le Haut et le Moyen Atlas : les parcs de Toubkal (1942) et de Tazekka (1950).
  • (28) Persuadés d’œuvrer en faveur d’une réparation et non d’une modification, les scientifiques ont finalement accepté l’idée d’une possible réintroduction d’espèces qui étaient initialement présentes.
  • (29) Georges Petit, sous-directeur de laboratoire au Muséum national d’histoire naturelle et Henri Humbert professeur au Muséum national d’histoire naturelle, membre de la commission administrative de l’Institut des Parcs Nationaux au Congo belge s’opposent à Alain Joubert (voir Joubert, 1935 ; Joubert, 1937) alors inspecteur principal des Eaux et Forêts à Montpellier (et d’ailleurs partisan de l’École de Nîmes). Les oppositions portent sur la conception de la notion de climax mais aussi sur la question d’un équilibre naturel, qui serait établi entre une faune et une flore climaciques, hors de toute intervention de l’homme.
  • (30) Julian Huxley, biologiste britannique, premier directeur général de l’Unesco et fondateur du World Wildlife Fund (WWF) qui deviendra le World Wide Fund for Nature ou Fonds mondial pour la nature.
  • (31) Pour Joachim Radkau, les spécificités du rapport à la nature de chaque État pourraient être expliquées par l’étude des institutions sur la longue durée, non pas seulement l’étude des corps administratifs et des organismes établis mais aussi l’étude des règles et des coutumes fixées de manière stable sur une longue durée. Il faudrait donc étudier les modèles durables des comportements collectifs et les institutions qui génèrent et maintiennent ces modèles : le rapport à la loi et au règlement, la régulation par la loi, l’organisation centralisée ou fédérale des États… Cette histoire ferait très clairement ressortir les différences entre l’Allemagne (ou les pays germaniques) et la France notamment.
  • (32) En revanche, au Moyen Âge, dans une période d’acculturations mutuelles entre des populations d’origines germaniques, celtes ou romaines, des images positives des usages de la silva sont apparues : c’est le cas des pratiques de la noblesse comme la chasse du gibier sauvage et des pratiques monastiques dans les « solitudes boisées » ou les « déserts forestiers », espaces envisagés comme protégés des vices de la civilisation, où l’on peut contempler l’œuvre de Dieu dans la prière (Le Goff, 1999 ; Guizard-Duchamp, 2009).
  • (33) Actuellement les études scientifiques ont montré que décrire les espaces de conquête du continent américain comme expression d’une « nature primitive » non modifiée et aménagée par les hommes est totalement erroné. Présentes depuis des millénaires, les populations autochtones amérindiennes ont bien transformé leur environnement par l’usage agricole, pastoral et sylvicole, par l’usage du feu et les défrichements, la sélection des espèces, l’irrigation et les constructions. Néanmoins, à l’arrivée des premiers pionniers, ces populations autochtones avaient été décimées par la colonisation et notamment par les germes pathogènes apportés par les premiers colonisateurs. Les pionniers ont en fait découvert une nature ensauvagée (Callicott & Nelson, 1998 ; Denevan, 1992 ; Mann, 2005 ; Mann, 2011).
  • (34) Dans le contexte de la modernité, les philosophes ont projeté un nouveau regard sur le cosmos et sur l’Homme. Dans la vision chrétienne, l’Homme créé à l’image de Dieu « est coupé de la nature » (Larrère & Larrère, 1997, p. 57) considérée comme une simple création du Maître de l’univers. Dans la démarche rationnelle du cartésianisme, des Lumières puis du positivisme, cette coupure a encore été renforcée. Dans ce nouveau cadre paradigmatique, les Occidentaux ont donné naissance à une autre manière de penser la « nature », de s’en distancier ou plus précisément de l’objectiver, de la comprendre comme une machine dont on pourrait démonter les rouages (Descola, 2005, p. 122), une matière dépouillée de tout mystère, de tout enchantement, qui obéit à des lois universelles : les lois de la « nature ». Ces lois, les hommes pouvaient les connaître pour mieux maîtriser la nature.
  • (35) William Cronon a montré pour la Nouvelle Angleterre la rapidité des transformations. Déboisements, nouvelle répartition des propriétés, élimination des grands prédateurs, élimination des populations indiennes réputées non-propriétaires des terres, modification du climat… ces processus ont été rapides se déroulant sous les yeux des témoins parfois en moins d’une génération.
  • (36) Avant la fin des années 1980, les scientifiques et les gestionnaires pensaient que les espaces peu ou pas transformés par les sociétés n’existaient pratiquement plus sur le continent européen (Barraud & Perigord, 2013). Depuis, cette vision a changé et les scientifiques tentent de mesurer la « part sauvage » du continent européen. Difficile à estimer, variable selon les critères choisis, elle couvrirait entre 0,5 et 2 %, voire 5 % du territoire (Barthod, 2010).
  • (37) La Confédération suisse reconnaît le plurilinguisme. Quatre langues sont les plus parlées : l’allemand, le français, l’italien et le romanche.
  • (38) Le nouvel État fédéral suisse (1848) est fondé après une guerre civile (1847-1848).
  • (39) Même si la partie suisse des Alpes ne représentait que 15 %.
  • (40) La question algérienne, extrait du rapport de J. Ferry au Sénat. Revue des Eaux et Forêts, 1892, p. 541 ; L. Fortier. Réponse au rapport de J. Ferry. Revue des Eaux et Forêts, 1892, p. 549.
  • (41) Cette orientation, que l’on trouve au début du XIXe siècle, est d’autant plus forte que l’Allemagne n’existe pas encore. La construction d’un État allemand ne s’est pas encore réalisée.
  • (42) La propagande nazie, fondée sur la devise du « sang et du sol » (Blut und Boden), semblait insister sur la protection de la nature mais il s’agissait, en fait, d’une lutte pour l’extension de « l’espace vital » (Lebensraum) vu comme fond primordial des énergies raciales germaniques. D’autre part, les historiens ont bien montré les oppositions qui séparaient très nettement les discours et les pratiques. Dans les faits, les actions des nazis ont été extrêmement destructrices de l’environnement (Chapoutot, 2012 ; Chapoutot, 2019 ; Lekan, 2004). Ces mises au point historiques ressortent plus particulièrement dans le cas de la protection des forêts. Ainsi, le courant Dauerwald ou « sylviculture durable » a obtenu un certain succès chez les idéologues völklisch avant d’être récupéré par la propagande nazie, notamment par le Reichsforstmeister Herman Göring. Dans ces visions nationalistes et raciales, seule une forêt mixte, diversifiée en peuplements et en âges représenterait « la forêt naturelle allemande » authentique, tout en reflétant l’identité du peuple germain. Néanmoins, là encore, les discours et les actes n’ont absolument pas coïncidé. En théorie, les lois et décrets du IIIe Reich obligeaient les propriétaires à pratiquer une « sylviculture durable ». En pratique, les restrictions de coupes à blanc ont été largement assouplies et le régime nazi a, dans les faits, poussé à une surexploitation forestière derrière le paravent idéologique de la Dauerwald (Imort, 2005 ; Sunseri, 2012).
  • (43) « Le Parc national de Białowieża est composé d’une réserve principale stricte, de 4 640 ha et d’une demi-réserve principale de 1 540 ha et en outre de plusieurs réserves de moindre étendue en tout 80 808 ha. La faune du parc compte des cerfs, chevreuils, lynx et loups. Les bisons d’Europe qui furent réintroduits par le gouvernement polonais sont confinés dans des enclos spacieux. On y comptait, en 1934, 9 bisons de race pure et 5 métis du bison d’Europe et du bison américain. Métis et bisons de race pure sont tenus séparément » (Fudakowski, 1937).
  • (44) Après la Deuxième Guerre mondiale, la forêt partagée entre la Pologne et la République socialiste soviétique de Biélorussie a continué à être protégée à la fois du côté soviétique et du côté polonais, protection qui a perduré après la fin de l’Union Soviétique en 1991.
  • (45) Le parc naturel national de Białowieża a été classé au patrimoine mondial de l’humanité en 1977 pour la partie polonaise et en 1992 pour la partie biélorusse.
  • (46) À travers l’organisation d’expositions et de rencontres ou la publication de revues spécialisées et de guides de voyages, de cartes postales, les promoteurs du tourisme de nature construisent une représentation magnifiée des sites les plus prestigieux en proposant des commentaires, des plans, des illustrations et des itinéraires spécifiques. Sur le terrain, ils se transforment en acteurs d’aménagement des espaces de nature : des chemins, des pancartes, des tables d’orientation sont financés pour conduire les promeneurs vers les meilleurs points de vue ou les richesses les plus secrètes. In fine, ces « mécènes de la nature » s’inscrivent dans une démarche d’édification sociale de la nature en dessinant une construction à la fois concrète et imaginaire d’une nature magnifiée (Bertho Lavenir, 1999).

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Auteurs


Martine Chalvet

martine.chalvet@univ-amu.fr

Affiliation : Aix Marseille Université, laboratoire TELEMME, UMR 7303, F-13028 Aix-en-Provence

Pays : France

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Citations