Biologie et écologie
Mieux comprendre l'écologie des chênes : quelques attentes de praticiens vis-à-vis des chercheurs
Résumé
De tous temps, les chênes ont eu un rôle important dans les écosystèmes forestiers et pour la satisfaction des besoins de l´homme. De nos jours, la gestion des chênes fait face à un ensemble de défis liés à leur difficulté de renouvellement face à la concurrence du Hêtre, du Charme, mais aussi du Bouleau et d´autres essences pionnières. Les stress progressifs du changement climatique appellent à promouvoir la réactivité des chênes, mais aussi à tirer profit de leurs capacités spécifiques à se réorganiser à l´âge avancé. Le rôle des mulots dans la dissémination des glands, la tolérance à l´oïdium, le détourage des houppiers et leur auto-réorganisation sont autant de thématiques à approfondir dans l´échange entre la recherche et la pratique.
Abstract
Oaks have always played a prominent role in forest ecosystems and for human purposes. Today, oak management is challenged because regeneration of oak stands is hampered by competition with beech, hornbeam, but also birch and other pioneer species. The gradual stresses linked to climate change call for enhancing the vigour of oaks in their early life stages and for making full use of their specific abilities to self-reorganise in their late life stages. The role of field mice as acorn dispersers, tolerance to powdery mildew, the cutting out of crowns and their self-reorganisation are a number of topics to be further addressed in the crosstalk between research and practices.
Chapeau
Les Chênes : des favoris ancestraux en Europe
Aucunes autres essences en Europe n'ont eu un rôle aussi important, varié et persistant dans l'évolution naturelle et culturelle que les Chênes et particulièrement les Chênes pédonculé et sessile (Rackham, 2006) avec leurs écologies spécifiques (Becker & Lévy, 1990), mais aussi leur interfertilité (Kremer et al., 2020). De l'Antiquité jusqu'à l'époque actuelle, les chênes ont été favorisés par l'homme (Ellenberg, 1996) au point de modifier profondément et durablement des associations forestières dans lesquelles tantôt le Hêtre (Mosandl & Abt, 2016), tantôt le Charme (Schmidt, 2000 ; Härdtle et al., 2008) seraient naturellement beaucoup plus abondants.
Les besoins variés des sociétés rurales ont été satisfaits par la pratique pluriséculaire du taillis-sous-futaie qui était largement répandue en Europe (Bärnthol, 2003). Avec ce régime, les Chênes pédonculé et sessile ont souvent tenu une position clé dans les forêts des plaines et collines (Perrin, 1946). En pratiquant le taillis du Noisetier, la régénération naturelle des chênes et leur établissement en franc-pieds n’exigeaient couramment pas d’efforts particuliers (Smart & Wellings, 2009).
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la recherche de tanins a parfois justifié à elle seule la production de chêne (Seebach, 1994). À la vue d’une chênaie presque pure de 150 ans au Palatinat, on oublie trop facilement que, jadis, celle-ci avait été installée pour la production de tanins dans le régime de taillis. Ironie du sort, ce boisement est arrivé à maturité après que d’autres ressources (tanin de quebracho puis tanins de synthèse) ont supplanté ce besoin, l’objectif de production de bois revenant alors … par défaut (Wilhelm, 2014).
Quel qu’en soit l’objectif, du fait de leurs nombreux usages potentiels, on imposa les chênes contre les dynamiques du Hêtre ou du Charme. Malgré les variations conjoncturelles, le Chêne est toujours resté l’un des feuillus européens les mieux valorisés, ce que nous confirment d’ailleurs les cours actuels (Office national des forêts, 2020). Cela résulte à la fois d’usages potentiels variés, mais aussi de propriétés mécaniques, chimiques ou encore esthétiques appréciées pour de multiples utilisations.
La gestion requiert le soutien de l’évidence scientifique
De nos jours et notamment dans les forêts publiques, la gestion des chênes doit répondre aux exigences multifonctionnelles attribuées aux forêts. La production du bois de chêne de très haute qualité doit tenir compte des exigences écologiques, esthétiques et sociétales. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que les Chênes, et notamment le Chêne sessile, ne sont pas, par nature, l’essence principale, mais — en tout cas en présence du Hêtre — des essences de mélange (Ellenberg, 1996).
La haute valeur et certaines traditions poussent à l’émotion. Les positions extrêmes se manifestent d’un côté dans la nécessité supposée de régénérer énergiquement, rapidement et par grandes surfaces et de l’autre dans la possibilité de passer progressivement et par petites trouées à une future génération en se contentant seulement d’une certaine proportion de chênes en mélange.
En passant en revue les nombreuses régénérations des chênes de ces cinquante dernières années entre la Meuse et le Rhin, force est de constater que les jeunes structures à chênes ont fréquemment nécessité des dépenses élevées et assez souvent encore majorées pour prévenir les dégâts occasionnés par les grands herbivores (Ballon et al., 2005 ; Clasen & Knoke, 2009). Dans ce secteur géographique, c'est principalement en futaie régulière et par grandes surfaces que les chênes ont été renouvelés, plutôt par régénération naturelle avec des coupes progressives réalisées en moins de 10 ans en Lorraine, plutôt par semis artificiels après coupe rase en Palatinat, les régénérations naturelles par petites surfaces restant rares (Jacobée, 2004 ; Diaci et al., 2008).
Photo 1 Chênaie à sous-étage de Noisetier issue de recolonisation spontanée de prairies abandonnées dans les années 1960
Photo © Georg Josef Wilhelm

Presque toutes les chênaies du Pfälzerwald (Vosges gréseuses palatines) qui ont actuellement 40 à 55 ans ont été installées à grands renforts de mécanisation et de produits chimiques, à une époque où tout et son contraire semblait possible et surtout maîtrisable. Dégagement mécanique complet des rémanents après coupe rase, préparation mécanique du sol avec création de sillons de semis, semis mécanique, travail du sol répété, traitement herbicide de n’importe quelle flore adventice et engrillagement avec fil barbelé au sol contre le sanglier devaient contribuer à cet exploit (Wilhelm, 2014).
Nous constatons aujourd'hui qu'à la même époque, des chênaies d'une surface comparable ont pris naissance sans la moindre intervention humaine. Il s'agit de la recolonisation des terrains abandonnés de l'agriculture mécanisée, notamment en bordure ouest des Vosges gréseuses (Jacquot et al., 2008), mais aussi au Palatinat du Nord et ailleurs.
Ensuite, les tempêtes de 1990 et 1999 ont fait évoluer les mentalités (Mortier & Rey, 2002). Grâce à des glandées abondantes, les possibilités de régénération par voie naturelle sont redevenues évidentes. En outre, certaines expériences de maintien des rescapés ont permis de démontrer la capacité remarquable et insoupçonnée des vieux chênes à réorganiser leur houppier (Wilhelm et al., 2019).
Quatre autres thématiques qui s’étalent sur le plein cycle de gestion sont proposées en vue d’une analyse scientifique approfondie étant donné leur importance présumée pour le bon succès d’une gestion des chênes :
— l’importance de certains petits rongeurs en tant que vecteurs efficaces dans le processus de la régénération des chênes ;
— les effets de certains oïdiums sur la compétitivité des chênes au stade juvénile ;
— l’intérêt dans la pleine expansion du houppier après l’obtention de la bille propre ;
— l’utilisation possible de la capacité des vieux chênes à se réorganiser.
Petits rongeurs et régénération des chênes
Le succès de la régénération des chênes est parfois tributaire de l'enfouissement de glands dans le sol (Worell & Nixon, 1991 ; Kollmann & Schill, 1996 ; Bergmann, 2001 ; Den Ouden et al., 2005). Des animaux qui stockent les glands pour l'hiver peuvent y contribuer de manière décisive (Axer et al., 2021). Ne consommant qu'une partie des glands cachés, ils les soustraient à l'accès facile d'autres consommateurs et les déposent dans un milieu favorable pour le maintien de leur humidité et pour leur protection contre les gels intenses (Suselbeek, 2014). C'est primordial pour une semence récalcitrante comme le gland.
Pour les glands qui restent à la surface du sol, le développement en semis reste incertain même après leur recouvrement par les feuilles tombées. En effet, ils sont menacés par certains insectes et champignons, par une consommation directe notamment par des sangliers, chevreuils ou cerfs, ainsi que par leur dessiccation ou leur dégradation par le gel (Gosling, 2002). Assez souvent, la radicule se développe déjà en automne. Cela lui permet d’absorber de l’eau précocement et donc d’éviter la dessiccation (Aas, 2000) sachant que les glands perdent leur capacité de germination quand leur teneur en eau passe en-dessous de 30 % ou dès qu’ils sont exposés à des températures peu inférieures à zéro.
En foresterie, les petits rongeurs sont pourtant souvent considérés comme des fauteurs de troubles. C'est compréhensible pour les campagnols en pullulation massive qui sont alors à même de causer de graves dégâts sur les jeunes arbres. Par contre, le rôle des mulots sylvestre et à collier (Apodemus sylvaticus et flavicollis) qui stockent dans le sol les plus diverses graines, y compris des glands, méritent une considération plus nuancée (Suselbeek, 2014). Parmi les campagnols, le rougeâtre (Clethrionomys glareolus) contribue aussi à la dispersion de glands. Ces rongeurs transportent des glands sur tout au plus 30 mètres pour les déposer ensuite par un ou deux près de la surface. Pendant l'automne et l'hiver, ils déplacent une partie de ces glands à plusieurs reprises, chaque fois un peu plus loin de l'arbre d'origine, en les enfouissant de plus en plus profondément (Kollmann & Schill, 1996 ; Perea et al., 2011), mais jamais à une profondeur qui empêcherait le développement de semis issus des glands non consommés. Ces transferts augmentent les chances de la germination. Même si les glands sont partiellement mangés, ils restent capables de germer et de contribuer à la réussite de la régénération, tant que l'embryon est épargné (Yi et al., 2015). Plus un gland est grand, plus il sera probable qu'il aura rassasié le mulot tout en restant capable à se développer.
Souvent dans les années de bonne glandée, les provisions en glands pour l’hiver dépassent largement la consommation immédiate et les besoins hivernaux totaux des mulots (Vander Wall, 2010). Par ailleurs, une partie considérable des mulots ne survit pas à l’hiver sous l’influence des conditions météorologiques et des prédateurs (notamment par les rapaces nocturnes et les mustélidés). Les glands dispersés dans les dépôts superficiels échappent alors à la consommation. Pour l’obtention de semis de chênes après les glandées abondantes, le maintien de conditions favorables pour le stockage des glands par les mulots peut ainsi constituer un vrai atout. Les houppiers cassés et les rémanents des coupes procurent un “effet de cage” qui est avantageux à plusieurs égards. Ils offrent aux mulots une protection physique contre les prédateurs et gênent l’accès des sangliers et des cervidés, ce qui évite une consommation immédiate, mais aussi l’abroutissement des semis par la suite.
Certains exemples pratiques démontrent qu’une faible proportion de chênes dans une hêtraie équienne peut y assurer une part plus importante, voire majoritaire, dans la génération ultérieure (Wilhelm & Matheis, 2005). Cela indique qu’un mélange minoritaire ne met point en question les perspectives d’avenir des chênes autrement bien à leur place. Les conditions de départ sont particulièrement favorables quand, en forêts irrégulières richement mélangées et structurées (comme c’est parfois le cas pour d’anciens taillis-sous-futaie), les larges houppiers de chênes restent inexploités sur place et offrent aux mulots les “cages” pour y exécuter leurs activités de ramassage, transport et enfouissement en bonne sécurité.
L’approfondissement de la recherche appliquée sur cette thématique serait d’autant plus prometteuse que l’impact positif de ces rongeurs est probablement inégalé pour son économie en énergie et ne porte nullement atteinte à la structure du sol.
Les effets synécologiques de l’oïdium sur les Chênes
Il est généralement admis qu'en mélange intime au hêtre, l'avenir des semis de chênes, et notamment des chênes sessiles, est menacé non seulement sous abri, mais aussi à découvert. En effet, les hêtres dépassent fréquemment les chênes dès le départ (Ligot et al., 2013), mais cela pourrait n'avoir guère d'importance tant que les plus vigoureux des jeunes chênes (les « supervitaux ») l'emportent sur les hêtres « normaux », sachant que les gagnants de la différenciation naturelle et, en termes de gestion, les arbres-objectifs, proviendront de ces supervitaux.
En pleine lumière, le Bouleau (et d’autres essences pionnières, comme notamment le Tremble et le Saule marsault) est souvent bien plus dangereux pour les chênes. Quand ces bouleaux prennent le dessus, s’ils ne freinent guère la croissance en hauteur des hêtres, ils bloquent totalement l’essor des jeunes chênes dès qu’ils ont recouvert le bourgeon terminal de ceux-ci. De ce fait, même les chênes supervitaux finissent par être dépassés, puis éliminés tôt ou tard par l’ombragement des hêtres.
Mais on a souvent observé la présence de quelques individus parmi les jeunes chênes, en petit nombre (3 à 8 arbres par hectare), qui disposent d’une capacité de croissance en hauteur si exceptionnelle que ni les hêtres supervitaux ni même les bouleaux n’arrivent à les surclasser. Cette capacité particulière est à associer à leurs pousses proleptiques d’été qui, dans des conditions favorables, sont formées sur les jeunes chênes en trois, parfois même jusqu’à cinq vagues (Weinreich, 2000). Ces « supervitaux d’exception » ont-ils toujours été aussi rares qu’ils le sont de nos jours ?
Photo 2 Chêne dans une prairie en friche vraisemblablement semé par le geai à un endroit favorable. Après une sécheresse estivale marquée, on reconnaît fin août 2018 les quatre pousses suivantes : (1) la pousse indemne de printemps, (2) la 1re pousse d’été faiblement infestée, (3) la 2e pousse d’été fortement infestée et (4) la 3e pousse d’été en cours de déploiement
Photo © Georg Josef Wilhelm

Ce n'est qu'au début du XXe siècle que certains champignons néobiotiques (Microsphaera spec., syn.: Erysiphe spec.) sont entrés en scène. Depuis, ils infestent les chênes en intensités variables selon les années (Marçais & Desprez-Loustau, 2014). Les attaques portent en particulier sur les pousses d'été (Marçais et al., 2017) qui risquent d'en succomber soit directement soit par leur aoûtement insuffisant qui les expose au gel (Weinreich, 2000), ce qui prive les jeunes chênes d'un élément décisif de leur compétitivité (Collet et al., 1997).
Des observations répétées sur les jeunes chênes à croissance en hauteur exceptionnelle amènent à penser que ceux-ci restent indemnes ou très faiblement atteints même en très forte présence d'oïdium tout autour. Des différences individuelles en termes de sensibilité à l'intensité de l'infestation par ce champignon sont connues (Desprez-Loustau et al., 2014).
Une analyse scientifique approfondie de ces phénomènes pourrait contribuer à l’explication de l’inexistence de certains problèmes pour la régénération des chênes avant l’apparition des agents néobiotiques (Smart & Wellings, 2009). La mise en évidence des éléments de la tolérance, voire de la résistance de certains chênes à l’oïdium ouvrirait la voie à de nouvelles perspectives.
La pleine expansion du houppier sur la bille propre
Là où le geai des chênes (Garrulus glandarius), un autre éminent vecteur des chênes, avait promu la sylvigenèse (Chettleburgh, 1952 ; Bossema, 1979), on trouve parfois des chênes (le plus souvent des pédonculés) à bien plus de 10 m l’un de l’autre qui sont complètement gainés de noisetiers. Grâce au fort ombragement exercé par les noisetiers dans ce processus totalement naturel, les billes de pied de ces chênes sont élaguées jusqu’à une hauteur qui correspond à un peu moins de celle des noisetiers. Une fois ceux-ci dépassés, les chênes étalent alors leurs branches en toute liberté.
Ce même type de chênes était systématiquement obtenu dans le régime du taillis-sous-futaie, quand la révolution du taillis était maintenue constante et respectée. Les chênes de la futaie disposent alors d'une bille propre avec directement au-dessus les grosses charpentières formant la base d'un énorme houppier (Mosandl et al., 2010). Avec une révolution du taillis de 25 ans, telle qu'elle avait été pratiquée et matérialisée dans le parcellaire de beaucoup de forêts du nord-est de la France des siècles durant, les chênes de la futaie présentent une bille dont la longueur correspond à environ 25 % de la hauteur totale des arbres au moment de leur récolte méthodique (le plus souvent après 4 à 6 révolutions du taillis). Les surfaces de projection au sol des houppiers de ces chênes dépassent alors souvent 200 m² et parfois 400 m². Avec une telle ampleur des houppiers, 30 tiges par hectare suffisent à occuper tout l'espace.
Le modèle de l’arbre-objectif avec une base de houppier maintenue constante par des détourages conséquents, c’est là le pivot et la clé de voûte de la méthode “Qualification – Dimensionnement” (ou QD en abréviation) (Wilhelm & Rieger, 2018). Cette méthode est systématiquement appliquée depuis plus de 25 ans en Rhénanie-Palatinat et en Sarre dans l’objectif d’optimiser la production de qualité au moindre coût. La croissance libre appliquée aux arbres ayant terminé l’élaboration de leur bille de pied nette de nœuds permet un très fort accroissement en diamètre. Il conduit à un centre de gravité bas. Les fructifications précoces et abondantes permettent des recombinaisons génétiques fréquentes particulièrement utiles à une époque de changement climatique. Cette approche prémunit les chênes-objectif de la pression concurrentielle des hêtres et leur confère une bonne stabilité individuelle. L’application offre en outre une grande souplesse puisque les décisions de récolte peuvent être prises à l’échelle individuelle permettant ainsi de retenir certains chênes jusqu’à des âges très élevés pour obtenir des cernes très fins au cours des dernières décennies.
Photo 3 Chêne sessile de 29 ans mesurant 28 cm à 1,30 m après le 3e détourage et issu de la reconstitution naturelle d’une hêtraie presque pure sur grès vosgien après les tempêtes de 1990
Photo © Georg Josef Wilhelm

Raisonner la gestion sur un petit nombre d’arbres à très grands houppiers dissipe tout penchant à vouloir dominer, programmer, maîtriser la dynamique naturelle dès ses débuts. Cela permet des économies en temps, en matériel, en énergie, et en argent à condition, toutefois, de ne pas négliger les investissements dans l’observation et l’intelligence. La méthode QD cherche à s’insérer au mieux dans la dynamique naturelle en mettant à profit des acquis qui ont fait leurs preuves un peu partout en Europe (Wilhelm & Rieger, 2018).
Il semble prometteur de promouvoir la recherche appliquée aux méthodes qui s’adressent à certains arbres dans leur contexte spécifique plutôt qu’à des peuplements entiers. C’est essentiel pour mieux élaborer la place des chênes dans les hêtraies de plus en plus soumises aux stress climatiques.
La capacité de réorganisation des Chênes
Grâce à leur longévité, les chênes peuvent persister pendant trois à cinq générations de plus que les hêtres ou les charmes. Cela permet aux chênes de participer à la fructification de façon répétée quand les conditions sont favorables. Cependant, ces atouts sont peu favorisés par le traitement en futaie régulière où les chênes ont d’autant plus de mal à maintenir leur présence que la révolution est courte. En supposant que dans ces conditions les chênes ne sont guère capables à la fructification appréciable avant l’âge de 60 ans et qu’ils ne sont récoltés qu’à l’âge de 180 ans, alors il ne leur reste théoriquement que deux tiers de leur durée de vie pour se régénérer. En réalité, cette marge est encore beaucoup plus réduite, sachant que, dans le régime de la forêt équienne, les conditions de lumière ne se prêtent à l’établissement des chênes que peu de temps avant la récolte des derniers arbres (Bergmann, 2001 ; Reif & Gärtner, 2007).
Cependant, les chênes disposent aussi d'une capacité remarquable à se réorganiser même à un âge avancé. Cette faculté est déclenchée quand les conditions de leur existence changent profondément. En hêtraie-cathédrale, cela arrive aux chênes oppressés et coincés quand ils sont soudainement libérés soit par la récolte des hêtres, soit par les effets sélectifs d'une tempête. La réorganisation des chênes s'exprime alors en deux phénomènes qui vont de pair. La partie supérieure du houppier dépérit — elle se retire pour ainsi dire — et en même temps, des pousses secondaires très vigoureuses prennent naissance sur le tronc. La surface foliaire abandonnée en haut est reconstituée plus en bas. On parle de descente de cime (Drénou et al., 2011).
Photo 4 Chênes sessiles, auparavant coincés dans la hêtraie, en réorganisation avancée 28 ans après leur affranchissement avec leurs houppiers entièrement secondaires “coiffés” des derniers fragments du houppier remplacé
Photo © Georg Josef Wilhelm

Cette capacité à se “réinventer” confère aux chênes un très grand atout écologique trop souvent incompris, hélas, et interprété par beaucoup comme « débilité » ou déclin, d’où l’habitude de se débarrasser de ces prétendus faiblards sans perspective. Ce réflexe est d’autant plus regrettable que la réorganisation des vieux chênes n’est couramment pas du tout liée à la dépréciation de leur bois, bien au contraire. Assez souvent, la partie centrale de la tige se trouve déjà dégradée par la présence de branches mortes plus ou moins recouvertes. C’est à ce niveau que naissent alors les branches secondaires qui, en général, ne causent pas une atteinte supplémentaire significative à la valeur de cette partie du tronc. La partie inférieure de la tige, propre depuis des décennies, profite, par contre, de la forte augmentation de son accroissement en diamètre. La formation de branches secondaires n’y est plus possible, parce que les bourgeons dormants ne sont plus actifs ou ont disparu auparavant.
Ainsi, un chêne d’à peine 40 cm de diamètre à 150 ans peut-il obtenir à l’âge de 200 ans un diamètre de plus de 60 cm. À la place d’une grume en classe 2 b de 15 m de longueur, on obtient alors une bille de 6 m en classe 5, voire 6 de bonne qualité et apte à la menuiserie, ébénisterie, tonnellerie ou même placage.
En prenant en compte la capacité des chênes à se réorganiser, la gestion peut tirer profit de l’atout remarquable de leur longévité. Voilà une autre thématique sur laquelle la recherche mériterait d’être mise à profit pour renforcer la capacité des forestiers à maintenir la présence du chêne dans les forêts, en toute simplicité et à moindre coût.
Conclusion
Une meilleure compréhension des capacités spécifiques des chênes en interaction avec les organismes des écosystèmes peut ouvrir des perspectives prometteuses.
Elle servira à l’identification d’objectifs réalistes pour une gestion moins onéreuse, plus efficace et mieux intégrée. La rétrospective pluriséculaire de l’utilisation des chênes par l’homme à travers l’Europe fait apparaître une vaste gamme de méthodes et procédés pratiqués avec succès à leur époque. De nos jours, la gestion des forêts se voit confrontée à de nouveaux défis : beaucoup est en mouvement et même les conditions stationnelles, jadis considérées comme constantes, évoluent dans le changement climatique. Le fonctionnement des boucles de rétroaction entre les observations et questions de la pratique d’une part et des analyses et réponses de la recherche d’autre part est plus nécessaire que jamais.
Il apparaît que certains atouts spécifiques significatives des chênes, tout comme certains éléments synécologiques méritent une validation par la recherche pour leur pleine mise à profit dans la gestion courante.
Remerciements
L’auteur remercie chaleureusement Nicolas Toquard qui a apporté une contribution précieuse grâce à ses réactions et critiques constructives.
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