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Aménagement et gestion

Les temps des forêts et de leur observation

Résumé

Le temps forestier s’est singulièrement diversifié et enrichi au cours des dernières décennies, entrant en résonance avec le développement anthropique et la crise environnementale. La découverte de phénomènes de grande échelle opérant à des échelles extrêmes a ainsi consacré un temps profond et un temps réel des forêts. Cette nouvelle appréhension a été permise par l’émergence et l’évolution des systèmes d’observation et de suivi systématique des forêts. Si ces derniers ont évolué très rapidement à l’échelle humaine, tirant parti des progrès de la statistique de sondage, de la télédétection et de leur hybridation, un regard historique montre qu’ils restent néanmoins en retard permanent sur les phénomènes réels à l’œuvre dans les forêts. Des processus globaux et d’intensité marquée comme les changements de croissance, les transitions forestières, ou les perturbations environnementales permettent ainsi de l’illustrer. Savoir construire une vision des futurs pour ces systèmes d’observation est un enjeu technologique et sociétal majeur face au changement climatique. Les forêts ont toujours été de notre temps. Les systèmes d’observation doivent aussi le devenir.

Abstract

The time of forests has been notably extended and enriched over the past decades as a consequence of anthropogenic development and the current environmental crisis. The discovery of large-scale phenomena operating at extreme scales has substantiated the deep and real times of forests. This new perception has been supported by the emergence and the development of systems for systematic observation and monitoring of forests. These systems have rapidly evolved on a human scale, and benefited from advances in survey statistics, remote sensing, and their coupling. However, a historical approach shows that they constantly lag behind the real phenomena at play in forests, as illustrated by global processes of a significant magnitude like forest growth changes, forest transitions, or environmental disturbances. Being able to build a vision of the future for these observation systems represents a major technological and societal challenge in the face of climate warming. Forests have always belonged to our time; so should forest observation systems.

Forêts atemporelles, forêts de l’imaginaire historique profond

Deux idées restent profondément ancrées dans l’imaginaire collectif quant à la relation qu’entretiennent forêt et temps. La première, souvent implicite, a trait à une appréhension fixiste des forêts. Parce qu’elles se développent lentement et de façon imperceptible, et que l’état forestier est garanti et protégé depuis fort longtemps par la loi dans des pays comme le nôtre, elles sont d’abord perçues comme un repère, un lieu de constance, d’habitudes récréatives, si ce n’est de refuge. Les perturbations qu’elles peuvent subir (coupes, travaux, tempêtes) sont alors précisément reçues comme des agressions « contre-nature ». Dans cette perception d’abord sensorielle, la forêt est pour ainsi dire hors du temps. La seconde idée consacre la forêt comme une réalité du temps long, au moins séculaire. Cette dernière met la forêt en résonance avec des faits hautement historiques (par exemple, le renouvellement de la chênaie française et l’Ordonnance de Colbert, la protection du cordon dunaire littoral des Landes par Brémontier, le boisement du massif de l’Aigoual) ou avec des sujets locaux remarquables qui le sont tout autant (hêtre de l’Empereur, chênes de la Résistance ou de la Révolution), et qui dépeignent d’ailleurs une frise temporelle plus ponctuelle que continue. Cette seconde appréhension tend parfois implicitement à dénier aux forêts le statut de réalité du temps présent. Au plan de la politique et de la gestion forestière, elle met la société au défi d’une réalité qui transcende la génération humaine. Pour cette raison, elle est à l’origine du principe d’ailleurs fort ancien de gestion durable (que l’on peut situer en France à l’Ordonnance de Philippe Le Bel en 1291 sur la création des Maîtrises des Eaux et Forêts). Ce temps long est encore explicitement consacré dans le concept d’aménagement forestier pour les forêts soumises au Régime (Code forestier), avec une unité de temps caractéristique de typiquement 20 ans. Plus récemment, le plan simple de gestion a inscrit les forêts privées dans un temps de 10 à 20 ans. Pour autant, le spectre du temps forestier s’est singulièrement élargi au cours des dernières décennies, à ses deux extrémités que l’on peut nommer « temps profond » et « temps réel », façonnant un rapport des forêts au temps beaucoup plus riche et complexe, et en l’essence multi-échelles.

Des dynamiques forestières puissantes en « temps profond »

Deux ruptures du paradigme forestier stationnaire

Le concept de temps profond peut être associé à des chronologies retraçant des processus de changements graduels, et par rapport auxquelles le temps d'une vie humaine devient restreint voire négligeable (Irvine, 2014). Il a donc un caractère relatif aux phénomènes analysés, et il différera entre des réalités par exemple géologiques, climatiques, ou forestières. En matière forestière, une véritable révolution de paradigme s'est opérée à la fin du siècle dernier, quand ont été mis au jourdeux macrophénomènes majeurs. Le premier phénomène réside dans la découverte des changements à long-terme de croissance des forêts, de façon indépendante aux États-Unis (Lamarche et al., 1984), en Finlande (Arovaara et al., 1984) et en France (Michel Becker à l'INRA ; Becker et al., 1987) dans les années 1984-1987. Ces changements lents (pluridécennaux au moins), monotones, et positifs dans l'immense majorité des cas, ont d'abord reçu un accueil circonspect voire défiant, avant d'être établis de façon universelle (Boisvenue & Running, 2006) puis reliés aux facteurs de stimulation de la croissance des forêts constitués par augmentation du taux de CO2 atmosphérique, la pollution de nature azotée dans les régions industrielles et agricoles, et le réchauffement climatique global. Au plan quantitatif, l'origine du phénomène se situe aux environs du milieu du XIXe siècle, et nécessite l'établissement de chronologies bien plus longues pour être daté (voir à ce titre Esper et al., 2002, sur une chronologie millénaire). Il atteint des ordres de grandeurs considérables, de + 50 % à + 100 % de la vitesse de croissance (Dhôte et al., 2000 ; Bontemps et al., 2005). Le second phénomène est celui de la transition forestière, dont l'on doit la découverte à un géographe écossais, Alexander Mather (Mather, 1992), qui l'a établie sur les forêts françaises. Cette notion décrit un processus générique où les forêts d'un grand ensemble géographique, au moins un pays, révèlent sur le temps long, pluriséculaire à plurimillénaire, une dynamique en « V » de ses surfaces. Cette dynamique, résultant du développement anthropique, montre une régression lente mais considérable de la forêt, jusqu'au moment où le relâchement de contraintes démographiques, agricoles et énergétiques permet à nouveau son extension. Pour situer l'ampleur du phénomène, le minimum forestier de cette transition serait intervenu en France dans la première moitié du XIXe siècle, avec une surface forestière de l'ordre de 7 à 9 millions d'hectares, là où elle atteint aujourd'hui 17 millions d'hectares (Denardou, 2019). Le caractère déjà temporellement lointain de ce minimum ne doit toutefois pas masquer le statut extrêmement récent de ce processus de reconquête forestière, avec un taux de boisement encore bien en deçà du taux de boisement préagraire.

L’appréhension de l’Anthropocène forestier est dans son enfance

Dans les deux situations, la nature des causes invoquées, transition démographique, révolution industrielle, révolution agricole, transition énergétique, émissions associées de carbone fossile et d'azote, réchauffement climatique, a consacré la reconnaissance de l'interdépendance des forêts et du développement humain à des échelles continentale à globale, et fait de ces changements de croissance et de la transition forestière des faits tangibles de l'Anthropocène. L'ironie de ce temps profond, mais c'est aussi une propriété générale de cette ère, est encore que ces phénomènes aient été établis près de 150 ans après leur initiation, soulignant le paradoxe que constitue le constat simultanée de la puissance et la « lenteur » des causes en jeu, et qui les a rendus hors de portée immédiate de la perception humaine. S'agissant des transitions forestières, l'ampleur de leurs impacts sur la « figure » des forêts reste sans doute encore très partielle, s'étant cantonnée à une caractérisation en surface (Bontemps et al., 2020). De ce fait, ces évolutions remettent aussi profondément en cause l'assurance optimiste, sinon la foi, dans l'effectivité des politiques de développement durable. Car assurément, ces macrophénomènes, ces transitions et ces changements du temps profond ont échappé longtemps à l'entendement humain. Ils restent encore d'appréhension cognitive très partielle. Un premier exemple est qu'en dépit de la reconquête forestière ancienne et désormais bien intégrée, il subsiste aujourd'hui une liaison négative puissante entre taux de boisement et densité de la population humaine en Europe (Bontemps, 2021), qui souligne le caractère très récent de la transition forestière malgré son ampleur quantitative, démontre le caractère irréversible de pressions anciennes, et légitime des approches de conservation parfois radicales (par exemple Wilderness et Manifeste Ecomoderniste, voir le numéro thématique 2021 de la Revue forestière française, Des forêts en libre évolution). Un second exemple réside dans la confiance déraisonnable placée dans la capacité de séquestration de carbone dans les forêts, couramment estimée aux alentours de 10 à 15 % des émissions en France et en Europe (Kerfriden, 2021), mais qui ne constitue nullement une constante temporelle, mais bien un phénomène transitoire, lié à la reconquête forestière et à une recapitalisation raisonnable en bois de nos forêts. Un dernier exemple, enfin, tient à la compréhension très récente des impacts considérables des peuplements humains de l'Holocène en matière de déforestation agraire, et d'augmentation de la concentration atmosphérique en CO2, malgré le caractère encore très restreint de la densité de ces populations (Ruddiman & Ellis, 2009).

L’information forestière répétée et systématique, une capacité très récente

Une explication fondamentale à cette inertie de perception des phénomènes envisagés précédemment tient en réalité au statut d'existence d'une information forestière, à même d'identifier ces phénomènes de temps long et de large échelle. Si l'idée de décrire et d'inventorier les forêts est ancienne (la première marque historique est sans doute constituée par la mention d'un inventaire Vauban de 1707, puis la carte Cassini établie sur la période 1744-1783 pour « achever la mesure du Royaume »), et si la préoccupation en matière d'enquête exhaustive d'occupation forestière des sols est affirmée depuis le XIXe siècle (exemples des enquêtes Faiseau-Lavanne, Mathieu ou Daubrée ; Brénac, 1984), il aura fallu attendre l'éclosion conceptuelle puis la formulation de la théorie statistique des sondages, au début du siècle dernier, pour permettre l'avènement des programmes nationaux d'inventaire forestier statistique (Breidenbach et al., 2021). Parce qu'elles sont une réalité structurante des territoires terrestres (on peut retenir ici la « règle des trois tiers », 1/3 des continents, 1/3 de l'Union européenne, 1/3 de la France), les forêts ne peuvent en effet être décrites exhaustivement. Le sondage, l'art de « voir le tout sans tout aller voir » a ainsi permis une avancée décisive, à la fois pour sa capacité d'estimation sans biais et de quantification des erreurs, et pour sa parcimonie logistique et comptable, qui reste résolument moderne au plan des politiques publiques. Que l'on songe seulement à la possibilité d'obtenir une erreur aussi faible que 1,6 % sur un stock de bois de 2,77 milliards de m3 à partir de l'échantillonnage exhaustif de seulement 1 970 hectares de forêt sur 5 ans, dans une forêt de 17 millions d'hectares (taux de sondage sur 5 ans de 1/10 000e ; données IGN de l'inventaire forestier national, https://ocre-gp.ign.fr/ocre) ! Ces programmes ont su aussi s'appuyer très tôt sur une télé-information spatialement continue, l'orthophotographie aérienne, permettant de sonder et estimer la surface forestière à plus haute intensité, cette même surface dont découle l'ensemble des estimations d'inventaire (par produit puis sommation de quantités observées à l'hectare et des surfaces associées). Mais la seconde contrainte était aussi de laisser le temps à ces programmes d'inventaire de capitaliser l'information, et les placer d'être en situation de détection de tendances forestières fermes, et pas seulement de fluctuations statistiques ou conjoncturelles. Or, ces programmes ont pour la plupart été conçus sur une base périodique, souvent de 10 et parfois de 5 ans. C'est ainsi que notre inventaire national, décidé en 1958 et initialement cadencé sur 10 ans, n'assurera pas de couverture totale du territoire avant les années 1970, et de répétitions suffisantes avant la fin du siècle. Les travaux issus de cet inventaire sur les changements de croissance (Pignard, 2000), puis ceux de l'IGN sur la transition forestière (Audinot et al., 2020) suffisent à la démonstration. Dans le dernier cas, l'inventaire forestier a d'ailleurs été complémenté de sources statistiques plus anciennes, la statistique Daubrée (1908) et des statistiques agricoles décennales des XIXe et XXe siècles, qui ont requis un important effort d'homogénéisation. En temps profond, l'exploitation des archives même imparfaites devient fondamentale, et situe l'enjeu d'un projet européen comme Time Machine (www.timemachine.eu).

Il serait donc tentant d’esquisser la critique que ces macroscopes d’observation des forêts que sont les inventaires ont finalement éclos trop tard dans la grande histoire forestière, fournissant un maximum d’observations dans des temps optimistes qui n’en avaient plus besoin (augmentation des surfaces, des stocks de bois, de la croissance). La survenue de perturbations environnementales majeures, aussi ponctuelles que fréquentes, et qui ont cette fois singulièrement renforcé la signification du temps court forestier, en ont toutefois accru la pertinence, et profondément réinterrogé les bases techniques.

La volatilité nouvelle des forêts et l’avènement du « temps réel »

La notion de « temps réel » est très intimement liée à la notion technologique de monitoring. Elle fait en premier lieu référence à la caractérisation d’événements, leur émergence, leur succession et leur durée. Elle se prolonge immédiatement dans celle de systèmes d’information en temps réel, capables de suivre cette réalité « en continu », pour permettre un contrôle ou une régulation humaine de la conséquence de ces événements (Sackman, 1968). Avec l’émergence de perturbations d’importance, les forêts n’échappent plus à ce temps réel du monitoring.

Une histoire récente faite d’événements météorologiques fréquents

Les tempêtes de grande puissance ont constitué les premiers marqueurs de ce temps nouveau. Si des événements régionaux significatifs se sont manifestés au siècle dernier, avec une mémoire relative qui reste inféodée à la documentation de leurs impacts, les tempêtes Lothar et Martin d’ampleur nationale (1999) puis Klaus en Aquitaine (2009) ont consacré une véritable rupture en France. Elles ont été simultanées à d’autres événements européens tels que Gudrun en Suède (2005), Kyrill au Royaume-Uni (2007) ou Xynthia (2010). Cette succession de tempêtes a mis à terre 310 millions de m3, soit 0,9 % du stock de bois européen (Forest Europe, 2015), un chiffre certes faible mais pas anecdotique. De la même manière, la canicule européenne de 2003, la sécheresse de 2005, et les épisodes similaires des années 2019 et 2020, ont tous eu des impacts significatifs sur la capacité de croissance ou la mortalité des forêts (IGN, 2021). Ils sont venus affirmer l’entrée dans ce temps nouveau caractérisé par l’adversité du changement climatique, désormais devenu tout autant vecteur de stress croissants et continus (par exemple hydrique) que de régime temporel d’événements brefs et destructeurs. Le paradigme même d’évolution lente est à son tour remis en question. Au plan politique, cette prise de conscience de l’entrée dans un régime plus incertain s’est traduite dans le concept d’adaptation des forêts au changement climatique, et de recherche d’augmentation de leur résilience. Au plan technique, ce changement de figure du temps forestier a également impacté les modalités mêmes de l’observation des forêts (Sackman, 1968).

Une redéfinition du temps propre des systèmes d’observation des forêts

Les tempêtes de 1999 ont posé frontalement la question d’une mesure d’impact rapide aux fins du meilleur dimensionnement des politiques publiques d’accompagnement de la crise, et de l’inadéquation de systèmes d’observation à période longue. C’est dans ce contexte que l’inventaire forestier national français a opéré une réforme visant à son annualisation en 2005 (IFN, 2006). Ses fondements, inspirés du nouvel inventaire américain (Forest Inventory and Analysis ; Roesch & Reams, 1999), sont astucieux, et consistent à échantillonner l’espace-temps forestier de façon exhaustive chaque année, selon un système de grilles systématiques annuelles inter-pénétrantes dont la combinaison sur une période temporelle, ici 5 ans, est encore systématique, ainsi que sur ses multiples, et de même sur toute combinaison glissante. L’invention doit à Prasanta Chandra Mahalanobis dans la décennie 1940, un des pères de la statistique. Mais elle n’a véritablement été raisonnée pour un usage temporel qu’avec l’inventaire américain. L’idée d’une systématicité à fréquence annuelle et pluriannuelle tend aujourd’hui à se répandre (inventaires forestiers des États-Unis, et de Suède, Finlande, Norvège, Pologne, Suisse, Belgique, Danemark) traduisant le besoin grandissant de réactivité dans ce nouveau contexte environnemental. Il est à noter qu’un tel système annuel a, aux États-Unis, été en concurrence avec le concept de plan de sondage basé sur les perturbations (van Deusen, 1997). Si l’idée n’a pas cheminé, elle reste au plan théorique une solution complémentaire à un suivi socle, à même de fournir des outils ponctuels déployables en situation de crise.

À ce jour, ces inventaires ne tirent cependant pas tout le fruit de cette capacité d’information à fréquences annuelle et multiples. Une raison majeure est que si l’espace-temps forestier est parcouru systématiquement à haute fréquence, l’effort de sondage (et par conséquent le coût) est resté le même sur une période donnée, réduisant la puissance statistique d’une fraction annuelle, et amenant à assembler plusieurs fractions successives pour produire l’information (par exemple, inventaires de Norvège, Finlande, Suède, France). Toutefois, certains inventaires ont maintenu une structure de rapportage n’en tirant aucun profit apparent, toujours périodique et séquentielle (Finlande, Suède, Pologne), démontrant que la méthode reste encore mal assimilée et partiellement impensée en tant que plan de sondage multi-fréquentiel. L’inventaire français, qui s’appuie sur un estimateur de moyenne mobile, est déjà plus averti sur la question. Dans plusieurs pays (par exemple Finlande, Suède, Norvège), les estimations forestières annuelles sont cependant publiées au seul niveau national, autorisant un suivi minimal à haute fréquence.

Au-delà de ce cadencement annuel, de nombreuses perspectives d’optimisation des plans de sondage statistique en inventaire forestier se dessinent, et font actuellement l’objet de nouvelles orientations de recherche, sans précédent depuis les travaux de la Cellule d’Évaluation des Ressources de l’IFN dans les années 1980. Ces dernières ont trait :

— à la formulation de plans de sondage adaptatifs « à mémoire », capables d’orienter la stratification du territoire et l’effort de sondage dans l’espace en fonction de la variabilité constatée antérieurement ;

— au développement d’une photo-interprétation intensive, assistée par des algorithmes de classification exploitant les dimensions quantitatives de la définition des forêts, afin de contracter substantiellement l’incertitude des surfaces associées ;

— à la formulation d’estimateurs statistiques robustes, capables d’intégrer une inférence temporelle multifréquentielle, y compris sur de petits domaines statistiques.

De nouveaux produits viennent encore enrichir cet inventaire socle pour le suivi en temps réel des épisodes climatiques. C'est le cas du programme de monitoring des impacts du changement climatique initié par la recherche de l'IGN (Ols et al., 2020), qui met à profit ce cadencement annuel d'inventaire, et ambitionne un suivi spatiotemporel de ces impacts (croissance, mortalité, santé) mis à jour annuellement. La démarche est pionnière en Europe. Sa concrétisation opérationnelle est un enjeu de service fondamental pour l'information de la filière, et pour l'adaptation des forêts aux changements climatiques.

Le potentiel de la télédétection pour une observation temporelle à haute fréquence

Ici, la télédétection périodique ou à haute fréquence — photogrammétrique, satellitale (par exemple Sentinel) — peut jouer un rôle décisif dans un avenir proche. On doit en effet à Erkki Tomppo (prix Markus Wallenberg 1997) l'invention de l'inventaire multisource (IMS), un inventaire qui accroît sa précision par assimilation de telles données, et sur lequel la recherche de l'IGN s'est aussi investie depuis seulement quelques années (Vega et al., 2021). Ces sources d'information issues de la télédétection permettent en effet de « tout mal voir mais en allant tout voir », et de densifier ainsi le plan de sondage d'inventaire. Cette approche hybride a déjà démontré une efficacité tangible sur le massif de Sologne (même référence), et elle est en cours de déploiement sur d'autres massifs dont les Vosges. De plus, les travaux les plus récents démontrent de véritables progrès en matière de cartographie forestière à haute résolution (ordre de grandeur décamétrique), laissant augurer d'un potentiel d'exploitation dans le champ de la gestion forestière. Enfin, alors que l'orientation de l'IMS est initialement spatiale et ponctuelle dans le temps, un enjeu émergent est aussi de le temporaliser, et de le mettre à profit pour l'augmentation de fréquence des inventaires, en conférant aux échantillons annuels la puissance statistique qu'ils requièrent. L'observation des forêts deviendrait alors authentiquement annuelle, au plus proche du « temps réel ».

Plusieurs défis subsistent toutefois :

— tandis que les capteurs satellites opèrent une acquisition à très haute fréquence, leur résolution et leur capacité à appréhender la couverture forestière restent bien en deçà de celle de l'imagerie aérienne, plus précise, et universellement utilisée en inventaire forestier. Cette dernière amène à de meilleures capacités prédictives en IMS (Vijaiakumar et al., 2019, en France) ;

— la couverture ortho-photographique assurée par l’IGN en France n’est quant à elle pas systématiquement renouvelée à une cadence annuelle sur le territoire, ce qui vient limiter la possibilité d’un inventaire également annuel dans sa première phase statistique ;

— la couverture du territoire métropolitain par le Lidar aérien à haute résolution à horizon 2026 est dans son initialisation, n’est pas encore qualifiée pour la forêt, reste coûteuse (60 millions d’euros ; la seule couverture lidar coûte ainsi près de 6 années d’inventaire statistique) et n’est de ce fait pas encore raisonnée dans le temps. La baisse rapide des coûts d’acquisition permet toutefois de rester attentif. D’ores et déjà, cette couverture fournira cependant un modèle numérique de terrain (MNT) de haute résolution, et homogène sur le territoire. Un tel modèle reste essentiel à l’exploitation de la photographie aérienne pour l’extraction de la hauteur de canopée forestière, une variable auxiliaire d’intérêt premier en inventaire des ressources forestières.

Le défi des crises sanitaires à extension rapide

La nouvelle ère forestière s’accompagne encore de crises sanitaires, d’une nature temporelle différente des événements climatiques ponctuels en ce qu’elles présentent une dynamique de déploiement souvent rapide, qui s’inscrit sur des pas de temps plurimensuel à pluriannuel. Un exemple manifeste est fourni par la crise de l’invasion du scolyte de l’épicéa en France. Un inventaire discrétisé dans l’espace-temps reste peu approprié pour leur suivi, et il faut imaginer ici de nouvelles approches de monitoring, qui s’appuient de façon privilégiée sur la télédétection à haute fréquence, et avec une continuité spatiale. Il s’agit là encore d’un axe de travail de la recherche de l’IGN. Dans cette situation, l’inventaire forestier peut jouer un double rôle essentiel :

— simultanément à la caractérisation spatiotemporelle de la crise, permettre l’évaluation annuelle de ses impacts sur les ressources et la dynamique forestière, voire aborder l’interprétation causale du déploiement de la crise ;

— fournir un support de calibration des produits de la télédétection pour un réalisme forestier accru.

Dans cette seconde option (théorisée par Annika Kangas en Finlande ; Kangas et al., 2018), c'est une véritable inversion conceptuelle qui pourrait s'opérer quant aux rôles respectifs des informations de la télédétection et de l'inventaire, ce dernier jouant alors le rôle d'information auxiliaire de calibration et de validation de nouveaux systèmes de suivi des forêts, davantage centrés sur la télédétection.

La meilleure compréhension des impacts et des causes des crises forestières sanitaires amène enfin à poser l'enjeu de l'intégration des systèmes de suivi temporel des forêts et de leur santé, qui restent aujourd'hui largement disjoints, en un système unique. Le suivi sanitaire des forêts a été initié au siècle dernier dans le contexte des pluies acides, et repose sur un réseau européen systématique (ICP Forests, ICP niveau 1, ou réseau 16 x 16 km) à périodicité de 5 ans, mis en œuvre et suivi en France par le Département Santé des Forêts, et d'un système plus démonstratif et plus instrumenté mais peu représentatif (ICP niveau 2), le réseau Renecofor. On doit encore à l'inventaire américain d'avoir su initier précocement la fusion des réseaux d'observation d'inventaire et de santé des forêts (prescription du Farm Bill de 1998), ponctuellement opérée en Europe (Suède, Belgique, Allemagne, Slovénie ; Kovac et al., 2014). Avec la Nouvelle stratégie forestière européenne, le débat s'est récemment cristallisé quant à l'opportunité d'un monitoring européen renouvelé des forêts, avec une compétition de leadership désormais ostensible entre partisans du monitoring sanitaire (ICP forests ; Ferretti, 2021) et les inventaires forestiers nationaux (association des inventaires forestiers européens ENFIN ; ENFIN, 2021). De nouvelles trajectoires d'hybridation sont en réalité à imaginer et configurer entre systèmes d'observations actuels pour tirer profit de leurs avantages respectifs, dont l'effectivité dépendra largement du contexte politique (Bontemps et al., 2022). En France, le débat gagnerait d'échanges amplifiés entre l'IGN et le DSF.

Conclusion

Les forêts ne sont pas hors du temps et ne l’ont jamais été. Elles entretiennent un rapport au temps porteur de signification à différentes échelles temporelles caractéristiques. Cette réalité ne nous apparaît que depuis quelques décennies, et doit immensément à la mise en œuvre de systèmes d’observation à grande échelle des forêts, qui deviennent de plus en plus agiles au plan temporel, mais qui évoluent encore largement en réaction au temps forestier et environnemental. Les forêts sont en réalité un véritable marqueur du temps anthropique. Elles sont de notre temps.

Savoir rester dans leurs tempos, et savoir anticiper les systèmes d’observation de demain constitue un enjeu technologique et sociétal majeur, face à une crise climatique dont le caractère est désormais inéluctable. Les pouvoirs publics et les acteurs nationaux et européens de l’observation forestière doivent savoir le porter. Cette posture passe par une interrogation des systèmes socles, de leur rôle, de leur formulation, et de leurs marges de progrès, ainsi que par une analyse de la pertinence de systèmes auxiliaires que sont ceux :

— du monitoring des impacts forestiers du changement climatique ;

— de systèmes ad hoc d’échantillonnage des perturbations ;

— de la caractérisation rapide de la progression des crises sanitaires ;

— ainsi que de la valeur informative réelle et du cadencement des acquisitions d’imagerie aérienne ou satellitale.

Il y a là un chantier gigantesque à consentir, et d’une façon suffisamment compacte dans le temps pour permettre cette resynchronisation avec la réalité forestière.

Enfin, et comme nous l'avons esquissé, l'accroissement de résolution spatiale de ces systèmes d'observation est une préoccupation grandissante, construite sur les espoirs placés dans la télédétection, et qui peut les positionner sur le champ de la gestion forestière. Si le monitoring forestier ne présente pas à ce jour de dimension de contrôle de la gestion (compliance monitoring ou surveillance de conformité, De Gruijter et al., 2006), la préoccupation sociétale en matière de durabilité des pratiques de gestion et la nécessité d'adapter activement les forêts au changement climatique pourraient lui conférer un tel rôle à l'avenir. Il est explicitement suggéré dans la stratégie forestière européenne (European Commission, 2021). Ce serait là un nouveau temps fort pour ces systèmes d'observation des forêts.

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Auteurs


Jean-Daniel Bontemps

jean-daniel.bontemps@ign.fr

Affiliation : IGN, laboratoire d'inventaire forestier

Pays : France

Biographie :

Adresse postale : IGN - Laboratoire d'inventaire forestier - 14 rue Girardet - F-54042 NANCY CEDEX

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