Outils et méthodes
Influence de la disponibilité alimentaire et du climat sur l'abroutissement : utilisation de la méthode d'Aldous dans la réserve nationale de chasse et de faune sauvage de La Petite Pierre
Résumé
L’abroutissement est le principal enjeu lié à la présence d’ongulés sauvages en contexte sylvicole, qui peut dans certains cas compromettre l’ensemble du renouvellement forestier. Par conséquent, la recherche d’indices ou de méthodes permettant de mieux appréhender cet enjeu dans la réflexion de l’équilibre ongulés-forêt est devenue aujourd’hui une problématique majeure et très demandée par les gestionnaires. Cette étude s’appuie sur des relevés d’abroutissement et de recouvrement des espèces végétales selon la méthode Aldous sur la réserve de La Petite Pierre (Alsace, France) et vise à modéliser la pression d’abroutissement exercée par les ongulés sur les principales espèces végétales du territoire. Les résultats obtenus mettent en avant l’effet de la disponibilité alimentaire, du gel et de la température estivale sur l’intensité d’abroutissement des espèces ligneuses. Sur la Réserve nationale de chasse et de faune sauvage de La Petite Pierre, ils permettent d’identifier un seuil de recouvrement des ronces nécessaire, en-dessous duquel des dégâts d’abroutissement conséquents peuvent apparaître.
Abstract
Wildlife grazing is the main stake linked to the presence of wild ungulates in the forestry context, and can sometimes compromise the whole forest renewal process. Searching for indices or methods for better grasping this issue within the ungulate-forest balance has turned into a major issue for managers. The present study relies on wildlife browsing and floristic surveys in La Petite Pierre reserve (Alsace, France), following the Aldous method. It is aimed at modelling ungulate browsing pressure on the main plant species of the territory. The results highlight the effects of food availability, frost and summer temperature on the intensity of ligneous species browsing. They lead to the identification of a threshold of bramble cover below which substantial browsing damage can occur in the national hunting and wildlife reserve of La Petite Pierre.
Introduction
Depuis plusieurs décennies dans l'hémisphère Nord et plus particulièrement en France, en réponse à l'augmentation des surfaces forestières, la raréfaction des prédateurs naturels, la diminution du nombre de chasseurs ou encore la gestion davantage conservatrice de la faune sauvage, les populations d'ongulés sauvages n'ont cessé de croître et de coloniser de nouveaux territoires (Côté et al., 2004 ; Beguin et al., 2016). Cette expansion géographique couplée à l'accroissement démographique des populations aboutit aujourd'hui à la superposition de plusieurs espèces d'ongulés sauvages sur un même territoire, allant parfois jusqu'à six espèces d'ongulés (Saint-Andrieux & Barboiron, 2012). Or, de par leur présence et leurs différents comportements, les ongulés sauvages exercent nécessairement une pression sur l'environnement, qui peut conduire à l'émergence d'enjeux environnementaux, économiques et sociétaux. D'après Mårell et al. (2015), cette pression sur l'environnement se traduit par une modification de ce dernier ou effet, qui est ensuite qualifié d'impact lorsqu'il désigne une « altération significative du milieu par rapport à un objectif prédéfini par des acteurs ».
En contexte sylvicole plus particulièrement, les impacts des ongulés font souvent référence à leurs comportements et marques d’alimentation (frottis, écorçage, abroutissement et vermillis), qui peuvent affecter et compromettre certains stades de la production sylvicole. Le terme de « dégât forestier » est alors employé et désigne l’ensemble des « atteintes portées aux arbres forestiers de production (essence objectif) avec une intensité et/ou une répétition entraînant un préjudice économique » (Brossier & Pallu, 2016). La prise en compte de la faune sauvage et de ses potentiels impacts sur les peuplements forestiers fait aujourd’hui partie de la réflexion sylvicole et correspond plus généralement à la thématique de l’équilibre ongulés-forêt, ou « sylvo-cynégétique », défini dans l’article L.425-4 du Code de l’environnement comme le fait de « rendre compatible, d’une part, la présence durable d'une faune sauvage riche et variée et, d'autre part, la pérennité et la rentabilité économique des activités agricoles et sylvicoles ».
Parmi les dégâts forestiers, l’abroutissement est considéré comme la troisième menace pesant sur les peuplements forestiers, derrière les insectes et les évènements climatiques extrêmes (Schuck & Köhl, 2009). Il s’agit de la consommation de matériel végétal (bourgeon, feuille, tige, aiguille) par les ongulés, qui peut être observée toute l’année avec une concentration du phénomène lors du débourrement de la végétation au printemps (photo 1). L’abroutissement peut avoir plusieurs conséquences au niveau du plant abrouti (retard et défauts de croissance, affaiblissement voire mortalité du plant) mais également au niveau de l’ensemble du peuplement forestier. Ainsi, en présence d’un abroutissement important et répété, des difficultés de régénération naturelle ou de réussite des plantations peuvent apparaître et compromettre le renouvellement forestier.
Photo 1 Observation d’un sapin (Abies alba) abrouti dans la réserve de La Petite Pierre
Photo © Apolline Rietsch

Aujourd’hui, les difficultés de renouvellement causées par l’abroutissement des ongulés font partie des principales problématiques auxquelles sont confrontés les gestionnaires. Afin de mieux comprendre ce phénomène et afin d’identifier des possibles leviers d’action, nous nous sommes intéressés à l’impact des ongulés sauvages sur le renouvellement forestier à travers l’étude de l’abroutissement (Rietsch, 2021). L’objectif de notre travail est de répondre à plusieurs questions :
— De quoi dépend l’abroutissement sur un massif forestier ?
— Comment évoluent les dynamiques d’abroutissement des espèces végétales ?
— Et comment le gestionnaire forestier peut-il utiliser ces connaissances pour établir ou rétablir un équilibre ongulés-forêt ?
Pour répondre à ces interrogations, nous avons pris en compte les facteurs qui, d'après Maizeret et al. (1991), Reimoser & Gossow (1996), Beguin et al. (2016), sont le plus impliqués dans l'abroutissement : l'appétence des espèces végétales, la pression animale, la disponibilité alimentaire et le climat (figure 1).
Figure 1 Schéma récapitulatif des facteurs supposés explicatifs de l'abroutissement

L'appétence d'une espèce végétale correspond à « l'attrait » qu'elle exerce vis-à-vis des ongulés et est déterminée par plusieurs paramètres physicochimiques conditionnant les choix alimentaires des animaux (composés secondaires, éléments minéraux, digestibilité, etc.) (Maizeret et al., 1991). Une espèce appétente est donc une espèce préférentiellement consommée qui peut alors présenter davantage de dégâts d'abroutissement. Dans un contexte de forte densité d'ongulés sauvages, il est attendu que la pression d'abroutissement soit plus importante et que les dégâts d'abroutissement le soient également. Dans une situation de faibles ressources alimentaires pour les ongulés, nous pouvons aussi supposer que les ressources présentes soient fortement consommées et que les dégâts d'abroutissement soient plus conséquents (Reimoser & Gossow, 1996). Enfin, dans un contexte de changement climatique, il devient de plus en plus nécessaire de prendre en compte les variations climatiques dans la résistance et l'adaptabilité des forêts françaises. Or, quelques études ont souligné un possible effet des « hivers rudes et rigoureux » sur la digestibilité de la Ronce (Rubus fructicosus), principale espèce du régime alimentaire hivernal des cervidés (Maizeret et al., 1991 ; Storms, 2008). En effet, lors d'épisodes de gel, la digestibilité de la ronce diminuerait et elle deviendrait moins appétente pour les cervidés, qui consommeraient alors d'autres espèces d'ordinaire moins abrouties. Un effet similaire des épisodes de sécheresse sur la digestibilité de la ronce peut également être attendu.
Notre étude s'appuie sur une méthode de relevés d'abroutissement et de recouvrement des espèces végétales sous forme de classes : la méthode Aldous (Aldous, 1944 ; Gaudry et al., 2022), appliquée dans la Réserve nationale de chasse et de faune sauvage (RNCFS) de La Petite Pierre (LPP, Alsace) depuis 2006.
Site d’étude et méthode Aldous
Située dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord (figure 2), la RNCFS de La Petite Pierre est un massif forestier de 2 727 ha caractérisé par des conditions climatiques et pédologiques contraignantes. Les sols sont issus de roches gréseuses. Ils correspondent à des sols chimiquement pauvres, à dominante sableuse et à faible ressource en eau, expliquant une diversité végétale en nombre et types d’espèces assez faible. Le climat est de type continental, marqué par des étés doux et des hivers rudes avec des gelées précoces et tardives fréquentes ainsi que des possibilités de forte sécheresse estivale (données issues de Météo France). La gestion du massif forestier est tournée vers une production ligneuse en futaie régulière avec deux essences objectif majeures : le Hêtre (Fagus sylvatica) et le Sapin (Abies alba).
Figure 2 Localisation de la réserve de La Petite Pierre en France

Créée en 1952 en tant que réserve domaniale ministérielle, la RNCFS de La Petite Pierre se démarque également par la présence d'une faune sauvage abondante, dont trois espèces d'ongulés sauvages : le cerf (Cervus elaphus), le chevreuil (Capreolus capreolus) et le sanglier (Sus scrofa). Cette richesse faunistique explique le statut de la réserve, cette dernière ayant évolué au fil des années pour devenir un territoire national d'étude et d'expérimentation sur les espèces et habitats de faune sauvage. Plusieurs suivis sont mis en place, notamment sur la gestion des ongulés à travers les Indicateurs de changement écologique (ICE) et sur le développement d'outils de suivi de l'impact des ongulés sur le renouvellement forestier. Le cerf et le chevreuil font l'objet d'un suivi régulier à travers la réalisation d'indicateurs d'abondance et de pression sur la flore, ainsi qu'à travers des méthodes de capture-marquage-recapture pour le cerf. Ces deux espèces de cervidés se caractérisent par des régimes alimentaires assez semblables en saison hivernale, principalement composés de ronces et de résineux, mais qui diffèrent le reste de l'année. Le cerf se démarque notamment par la consommation de végétation herbacée, contrairement au chevreuil dont la principale ressource alimentaire reste la ronce (Saïd et al., 2012).
La méthode Aldous appliquée à La Petite Pierre est une version modifiée et simplifiée de la méthode Aldous originelle (Aldous, 1944). Il s’agit de relevés d’abroutissement et de recouvrement des espèces ligneuses et semi-ligneuses à l’aide de classes, sur des placettes de 40 m² (figure 3). Les classes de recouvrement et d’abroutissement sont estimées en pourcentage de recouvrement. La méthode s’appuie sur un échantillonnage systématique du territoire (tous les 300 mètres) afin d’avoir un échantillon le plus représentatif de la variabilité de la végétation et de son utilisation par les cervidés. Les relevés s’effectuent chaque année entre mars et avril, avant le débourrement de la végétation, afin de faciliter l’identification de l’abroutissement de l’année passée uniquement. Sur la RNCFS de La Petite Pierre, l’abroutissement relevé correspond donc à un abroutissement du chevreuil ou du cerf, cervidés présents sur la réserve, pendant la saison hivernale de l’année. Deux cents relevés ont été effectués chaque année depuis 2006 et jusqu’en 2021 (années 2012 et 2020 non relevées), en s’appuyant sur un réseau de 150 placettes fixes et 50 placettes aléatoires variant d’année en année. Les placettes sont géolocalisées et identifiées matériellement sur le terrain par un piquet bleu.
Figure 3 Schéma explicatif de la méthode Aldous appliquée dans la réserve de La Petite Pierre

Les données récoltées sur le terrain (abroutissement et recouvrement) ont été traitées et agrégées en variables illustratives des dynamiques de recouvrement et d’abroutissement des espèces végétales présentes (tableau I). Dans ce travail, nous nous sommes notamment basés sur le taux d’abroutissement moyen d’une espèce (Bi). Il s’agit de la pression de consommation exercée par les cervidés sur l’espèce i et ce, indépendamment de son recouvrement végétal. Des données de température et de précipitations journalières de Météo France ainsi que les relevés d’indice kilométrique pédestre (IKP, nombre de chevreuils observés/kilomètre), d’indice nocturne (IN, nombre de cerf observés/kilomètre) et de prélèvements cynégétiques ont également été utilisés (tableau II).
Tableau II Autres variables utilisées, issues des données de Météo France et des données d’abondance des cervidés

Figure 4 Définition des seuils de pression animale (faible ou forte) à l'aide des variations de l'indice nocturne (IN, nombre de cerfs observés/kilomètre) et de l'indice kilométrique pédestre (IKP, nombre de chevreuils observés/kilomètre) (en haut) ainsi que des variations des prélèvements cynégétiques de cerf (en bas) sur la réserve de La Petite Pierre
ICE : indicateur de changement écologique.

Les analyses ont été réalisées avec les packages AICcmodavg et nlme de R (version 4.0.3). Les modèles linéaires mixtes ont été utilisés en prenant en compte des effets fixes (les conditions météorologiques, la densité des ongulés, la disponibilité alimentaire et l’abroutissement des ongulés) et des effets aléatoires (année), dont les propriétés ne peuvent être généralisées (Stefaniak, 2018). L’effet « année » synthétise l’ensemble des approximations et conditions non mesurables et non expliquées par les autres variables. La sélection des modèles s’est basée sur le critère d’information d’Akaïke (AIC) et sur le principe de parcimonie. Le modèle initial complet testé comprenait l’ensemble des variables supposées explicatives du taux d’abroutissement moyen d’une espèce i (figure 1 ; tableau I ; tableau II) :
Bi ~ fgelmars + Tété + pression2 + Bautres espèces + Qautres espèces + Dautres espèces
avec B le taux d’abroutissement moyen (%), fgelmars la fréquence de gel au mois de mars, Tété la température moyenne estivale (°C), Q la représentativité dans la végétation ligneuse et semi-ligneuse de sous-bois (%) et D le taux de recouvrement moyen (%).
Caractérisation de la disponibilité végétale à La Petite Pierre
Trente-huit espèces ligneuses et semi-ligneuses ont été observées à La Petite Pierre avec une moyenne de 3 ± 2 espèces/placette de 40 m². Le recouvrement moyen de la strate ligneuse et semi-ligneuse accessible pour les ongulés est de 37 ± 5 %. Dans cette strate, les espèces les plus représentatives sont le Hêtre et la Ronce (regroupant l’ensemble des espèces, des sous-espèces du genre Rubus et le framboisier Rubus ideaus), avec des recouvrements moyens respectifs de 10 ± 4 % et 9 ± 3 %. Viennent ensuite l’Épicéa (Picea abies), le Sapin et la Myrtille (Vaccinium myrtillus), ne représentant chacun qu’un recouvrement moyen inférieur à 5 %. Cette faible diversité floristique reflète les conditions pédoclimatiques peu propices au développement d’une flore variée.
Depuis 2006 et suite à une fermeture progressive des milieux post-tempête de 1999, le Hêtre n’a cessé de croître engendrant une compétition avec les autres espèces végétales, dont la Ronce, espèce de milieux ouverts et principale espèce du régime alimentaire hivernal des cervidés. Entre 2006 et 2021, le taux de recouvrement moyen du Hêtre passe de 11 % à 18 % tandis que le taux de recouvrement moyen de la Ronce diminue fortement, passant de 13 % à 4 % (figure 5).
Figure 5 Évolution du taux de recouvrement moyen de la Ronce (espèces du genre Rubus), du Hêtre (Fagus sylvatica) et du Sapin (Abies alba) sur la réserve de La Petite Pierre de 2006 et 2021

Caractérisation de l’alimentation des cervidés à La Petite Pierre
Parmi les 38 espèces ligneuses et semi-ligneuses relevées, la Ronce, le Sapin et la Myrtille sont les espèces les plus abrouties avec des taux d’abroutissement moyens respectifs de 56 %, 39 % et 38 %. Ce sont des espèces fortement consommées quel que soit leur recouvrement, ce qui traduit leur appétence élevée vis-à-vis des cervidés. Les espèces avec les taux d’abroutissement moyens les plus faibles sont les espèces les moins appétentes et correspondent aux espèces peu consommées par les cervidés, telles que l’Aulne glutineux (Alnus glutinosa), l’Épicéa et le Hêtre (taux d’abroutissement moyen respectif de 2 %, 3 % et 4 %).
Ces résultats sont cohérents avec le régime alimentaire hivernal du cerf et du chevreuil estimé à l’aide des relevés Aldous mais également des analyses de panses (Storms, 2008), qui confirme la place prédominante de la Ronce dans l’alimentation des cervidés (figure 6).
Figure 6 Estimation du régime alimentaire hivernal du cerf et du chevreuil sur la réserve de La Petite Pierre à l’aide des relevés Aldous 2006-2021

Cependant, contrairement à l’attendu, le Hêtre apparaît dans l’alimentation des cervidés (environ 9 % des espèces consommées). Or, il s’agit d’une espèce a priori non appétente et d’ordinaire peu consommée, avec un taux d’abroutissement moyen de 4 %. Ce résultat peut suggérer un potentiel déséquilibre entre les ressources végétales présentes et les populations de cervidés à La Petite Pierre. Du fait d’un contexte végétal pauvre et peu diversifié et d’une diminution importante du recouvrement de la ronce, les cervidés sont contraints de consommer d’autres espèces végétales généralement évitées telles que le Hêtre, d’où son apparition dans l’alimentation. Cette situation peut alors favoriser l’apparition de dégâts dus à l’abroutissement.
Modélisation de l’intensité d’abroutissement des deux essences objectif Sapin et Hêtre et de la Ronce
Afin de prendre en compte la pression d’abroutissement sur le renouvellement forestier, le taux d’abroutissement moyen des deux essences objectif de la réserve de La Petite Pierre a été modélisé. La Ronce a également été étudiée en tant que principale ressource alimentaire des cervidés sur la réserve et en tant que végétation accompagnatrice de sous-bois.
Les résultats sont présentés dans le tableau III. Le meilleur modèle expliquant le taux d’abroutissement moyen du Sapin révèle un effet positif du taux d’abroutissement moyen de la Ronce et un effet négatif de leur représentativité dans la végétation de sous-bois. Celui expliquant le taux d’abroutissement moyen du Hêtre intègre un effet négatif de la place de la Ronce dans l’alimentation hivernale des cervidés et un effet positif de la fréquence des gelées du mois de mars. Enfin, le meilleur modèle expliquant le taux d’abroutissement moyen de la Ronce comprend un effet négatif de la température moyenne estivale et un effet positif de l’abondance des cervidés. Ces résultats sont synthétisés sur la figure 7.
Tableau III Sélection des meilleurs modèles du taux d’abroutissement moyen du Sapin (Abies alba), du Hêtre (Fagus sylvatica) et de la Ronce (espèces du genre Rubus)
Espèce végétale |
Modèle |
AIC |
ΔAIC |
Nombre de variables |
|
---|---|---|---|---|---|
Essence objectif |
Sapin |
Bsapin ~ BRonce + Q |
102,27 |
0,00 |
2 |
Bsapin ~ BRonce |
106,35 |
4,09 |
1 |
||
Hêtre |
Bhêtre ~ fgelmars + ARonce |
71,53 |
0,00 |
2 |
|
Bhêtre ~ ARonce |
77,14 |
5,61 |
1 |
||
Végétation accompagnatrice |
Ronce Espèces du genre Rubus |
BRonce ~ Tété + pression2 |
108,71 |
0,00 |
2 |
BRonc |
110,95 |
2,24 |
1 |
Figure 7 Schéma synthétique des résultats de la modélisation du taux d’abroutissement moyen du Sapin (Abies alba), du Hêtre (Fagus sylvatica) et de la Ronce (espèces du genre Rubus)
B : taux d’abroutissement moyen (%), Q : représentativité dans la végétation ligneuse et semi-ligneuse de sous-bois (%), fgelmars : fréquence des gelées du mois de mars, A : représentativité dans le régime alimentaire hivernal des cervidés (%), Tété : température moyenne estivale (°C), pression2|forte variable qualitative caractérisant la densité animale (deux modalités : « pression faible » et « pression forte »).

Le modèle retenu pour le taux d’abroutissement moyen du Sapin permet de mettre en avant le rôle non négligeable de la disponibilité des ressources alimentaires pour les cervidés, représentées ici par les ronces (Q Ronce). Une faible présence de ronces se traduit par un plus fort abroutissement du Sapin. L’effet positif du taux d’abroutissement moyen de la Ronce (BRonce) peut traduire une accentuation de la pression d’abroutissement sur l’ensemble de la flore forestière. Si la Ronce est fortement consommée, les cervidés exercent une pression de consommation importante et donc logiquement, les sapins sont aussi fortement abroutis.
Le modèle retenu pour le taux d’abroutissement moyen du Hêtre confirme lui aussi le rôle central de la Ronce dans la dynamique d’abroutissement. Lorsque ces derniers occupent une place moins importante dans l’alimentation des cervidés (ARonce), le Hêtre est davantage abrouti. Par ailleurs, le modèle met en évidence un effet intéressant et préoccupant : l’effet des conditions climatiques sur l’abroutissement du Hêtre (fgelmars). Plus la fréquence des gelées du mois de mars augmente et plus le taux d’abroutissement moyen du Hêtre augmente également. Ce résultat est important à prendre en compte et peut être interprété comme un effet indirect des gelées printanières sur l’appétence de la Ronce. En effet, les gelées printanières pourraient provoquer une baisse de la digestibilité de la Ronce via des processus biochimiques, ce qui la rendrait moins appétente pour les cervidés. Par conséquent, les animaux consommeraient alors d’autres espèces végétales d’ordinaire moins abrouties, comme ici le Hêtre, espèce a priori non appétente mais qui reste une ressource végétale abondante sur la réserve de La Petite Pierre.
Enfin, les deux modèles montrent une forte dépendance des dynamiques d’abroutissement des essences objectif de La Petite Pierre aux espèces du genre Rubus, ce qui amène à la modélisation de leur taux d’abroutissement moyen. Le modèle retenu montre un effet négatif de la température moyenne estivale (Tété) et un effet positif de la densité animale (pression2). Plus la température moyenne estivale augmente et moins la Ronce est abroutie. Ce résultat confirme l’effet significatif des conditions climatiques de sécheresse sur l’appétence de la Ronce et donc sur son intensité d’abroutissement. Une augmentation de la température moyenne estivale peut traduire une augmentation de la fréquence ou de l’intensité des épisodes de sécheresse, qui auraient pour effet direct un assèchement de la ronce et donc une perte d’appétence. Par ailleurs, l’effet positif de la densité animale sur l’abroutissement de la ronce renforce le rôle non négligeable des cervidés dans les dynamiques d’abroutissement. Une hausse de la densité animale se traduit par une accentuation de la pression de consommation sur les ronces qui restent la principale ressource alimentaire des cervidés à La Petite Pierre.
Synthèse et application pratique : vers un possible seuil de gestion ?
Les résultats de nos travaux ont montré que la disponibilité en ronce apparaît comme l’un des facteurs déterminants dans l’abroutissement des essences forestières objectif de La Petite Pierre. En outre, la Ronce, principale ressource alimentaire des cervidés sur la réserve, n’a cessé de se raréfier du fait de la fermeture des milieux, passant d’un recouvrement moyen en 2006 de 13 % à 4 % en 2021. Face à ces constats, il semble alors indispensable de prendre davantage en compte cette ressource et de la favoriser afin de limiter des potentiels dégâts d’abroutissement sur d’autres espèces ligneuses.
Un seuil de 5 % de recouvrement moyen des ronces peut être proposé en étudiant l’évolution temporelle du recouvrement moyen des ronces, du Hêtre et du Sapin ainsi que leur place dans le régime alimentaire des cervidés (figure 8). En effet, nous constatons une rupture des tendances alimentaires à partir de 2017 : la place du Hêtre dans l’alimentation hivernale des cervidés augmente significativement tandis que celle des ronces diminue fortement. Or, cette rupture des tendances peut être mise en parallèle avec l’évolution du recouvrement moyen de ces espèces, qui montre une diminution constante et régulière du recouvrement moyen des ronces atteignant une valeur seuil de 5 % en 2017.
Figure 8 Identification d'un seuil de gestion. Évolution de la représentativité de la Ronce (espèces du genre Rubus), du Hêtre (Fagus sylvatica) et du Sapin (Abies alba) dans le régime alimentaire hivernal des cervidés à La Petite Pierre et comparaison à l’évolution du recouvrement moyen de la Ronce

Le recouvrement des ronces pourrait donc être utilisé comme potentiel indice de la disponibilité alimentaire pour les cervidés et constituer un outil d’aide à la décision pour les gestionnaires forestiers. Par exemple à La Petite Pierre, un seuil minimum de 5 % de couvert de ronces, réparti de façon homogène sur la réserve, pourrait être conseillé afin de réduire les dégâts d’abroutissement sur les essences objectif. En comparaison, le guide de l’équilibre sylvo-cynégétique de Brossier & Pallu (2016) conseille la mise en place de zones ouvertes sur 2 à 4 % de la surface forestière afin de favoriser les ressources alimentaires pour les ongulés sauvages et donc limiter les dégâts d’abroutissement.
Préconisations de gestion sur la réserve de La Petite Pierre
Sur la RNCFS de La Petite Pierre, le levier d'action identifié dans la gestion des ongulés et de leur impact sur le renouvellement forestier est donc la disponibilité en ronces, principale ressource alimentaire des cervidés. Afin de favoriser un recouvrement des ronces sur au-moins 5 % de la réserve, soit environ 140 ha, plusieurs aménagements sylvicoles peuvent être proposés. Il s'agit majoritairement de créer des zones d'alimentation pour les animaux (zones de gagnage), que ce soit via l'ouverture ou l'éclaircie des peuplements ou via l'entretien des cloisonnements et pistes forestières (Brossier & Pallu, 2016 ; Saïd et al., 2022). L'objectif reste toujours d'amener de la lumière au sol afin de favoriser la végétation de sous-bois. D'autres aménagements plus dédiés à la faune sauvage peuvent également être mis en place, tels que des prairies semées ou des pré-bois (petites zones de gagnage créées dans des peuplements fermés) (Saïd et al., 2022).
La prise en compte de la faune sauvage peut aussi s’effectuer dans la réflexion des itinéraires et choix sylvicoles afin d’adapter la gestion sylvicole à la présence des ongulés. Par exemple, les modalités de plantation peuvent être adaptées en diversifiant les essences plantées ou en privilégiant des essences moins appétentes. Planter dans le recru plutôt qu’en terrain dégagé ou encore mettre en place des cloisonnements dans les plantations sont également des pistes à envisager afin de limiter au maximum l’apparition de dégâts d’abroutissement (Brossier & Pallu, 2016).
L’ensemble de ces actions doit nécessairement s’accompagner d’une réflexion et d’une concertation entre les différents acteurs concernés par les problématiques de l’équilibre ongulés-forêt. Il est ainsi indispensable de bien identifier les enjeux du territoire et de définir en conséquence des objectifs clairs et partagés de gestion. Enfin, cette gestion sylvicole en faveur de la faune sauvage doit également s’accompagner d’un autre levier d’action, indissociable de la gestion des ongulés : la régulation des populations par la chasse. Ces deux leviers d’actions, la chasse et l’aménagement sylvicole, sont à utiliser conjointement dans un objectif de gestion raisonnée de la faune sauvage.
Conclusion
En conclusion, il a été mis en évidence le rôle central de la disponibilité en ronces dans les dynamiques d'abroutissement des essences forestières objectif de La Petite Pierre. Végétation accompagnatrice de sous-bois, les semi-ligneux du genre Rubus sont souvent écartés de la gestion sylvicole car considérés comme des espèces envahissantes et compétitrices vis-à-vis des plants et semis forestiers (Frochot et al., 2002). Or, en hiver, ils représentent également la principale ressource alimentaire des cervidés et constituent donc, pour cette raison, un levier d'action simple et efficace pour les gestionnaires forestiers. Face à ce constat, il est alors intéressant de se pencher sur les modalités d'application pratique à la gestion sylvo-cynégétique.
L’originalité de cette étude est de proposer un seuil de gestion qui pourrait servir d’outil d’aide à la décision pour les gestionnaires forestiers. En effet, le recouvrement des ronces sur un massif forestier illustre les ressources alimentaires disponibles pour les cervidés et constitue un indice facilement appréciable sur le terrain. Dans la RNCFS de La Petite Pierre, la mise en place de zones de gagnage sur au moins 5 % de la surface apparaît comme une première mesure phare en vue de rétablir l’équilibre ongulés-forêt. Il serait intéressant et nécessaire de réitérer cette étude sur d’autres territoires afin de pouvoir comparer les résultats obtenus et de mieux appréhender l’influence de la disponibilité alimentaire sur l’abroutissement des ongulés.
Face aux problématiques de renouvellement forestier aujourd'hui observées en France et dans un contexte de changement climatique, la prise en compte des ongulés sauvages dans la gestion sylvicole devient indispensable. L'un des défis actuels est ainsi de développer des indices ou méthodes de suivi de l'équilibre ongulés-forêt, simples et faciles à mettre en œuvre, afin d'anticiper et de mieux appréhender des situations de déséquilibre. En France, les indicateurs de changement écologiques (ICE) ont été élaborés afin de suivre l'évolution démographique des populations d'ongulés sauvages, notamment à travers le suivi de la pression d'abroutissement sur la flore lignifiée (Indice d'abroutissement et Indice de consommation) (Michallet et al., 2015). Cependant, ces indicateurs n'ont pas vocation à caractériser spécifiquement la pression d'abroutissement exercée sur le renouvellement forestier. Grâce à une notation plus fine de l'abroutissement sous forme de classes, la méthode Aldous utilisée dans cette étude propose des résultats encourageants et pourrait constituer un nouvel indicateur de l'impact des ongulés sur le renouvellement forestier.
Remerciements
Ce travail a été subventionné par l'Office français de la biodiversité (OFB) dans le cadre de la convention cadre Office national des forêts - OFB et la convention particulière de la RNCFS de La Petite Pierre. Nous remercions François Lebourgeois et Catherine Collet pour leurs conseils pertinents dans ce travail ainsi que l’ensemble des stagiaires, vacataires et bénévoles qui ont permis la récolte des données Aldous sur la réserve de La Petite Pierre. Nos remerciements vont aussi aux bénévoles, à l’équipe de l’Office national des forêts et de l’Office français de la biodiversité de La Petite Pierre et plus particulièrement à Vivien Siat et Maryline Pellerin, qui permettent la récolte des données d’abondance des cervidés.
NDLR
Cet article est issu du travail réalisé par Apolline Rietsch lors de son stage d’ingénieur AgroParisTech spécialité Gestion des milieux naturels. Il a été récompensé par un prix des mémoires de fin d’études décerné par la Fondation Xavier Bernard et l’Académie d’Agriculture de France.
Références
- Aldous, S.E. (1944). A deer browse survey method. Journal of Mammalogy, 25, 130‑136.
- Beguin, J., Tremblay, J.-P., Thiffault, N., Pothier, D., & Côté, S.D. (2016). Management of forest regeneration in boreal and temperate deer–forest systems : Challenges, guidelines, and research gaps. Ecosphere, 7(10). doi:10.1002/ecs2.1488
- Brossier, P., & Pallu, J. (2016). Le Guide pratique de l’équilibre Forêt-Gibier. Comment établir ou rétablir un équilibre Forêt-Gibier ? Fédération des Chasseurs des Côtes d’Armor.
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