Editorial, avant-propos, introduction

Forêts en crise, relevons le défi : Une introduction

Résumé

Cet article est un témoignage sur les crises forestières et environnementales passées et actuelles. Les trois points de vue abordés portent sur la gestion des forêts publiques de l’ONF, sur les politiques publiques du ministère chargé de l’environnement et enfin sur la gestion familiale d’une forêt dans les Vosges.


Messages clés
La gestion d’une crise nécessite d’appréhender le temps.
La gestion d’une crise nécessite des décisions.
En forêt, les décisions doivent être prises à différents niveaux.

Abstract

This article is an account of past and current forest and environmental crises as envisioned from three different angles: i) public forest management by the Office National des Forêts, ii) the public policies of the Ministry in charge of the Environment, and iii) domestic management of a forest in the Vosges mountains.


Highlights
Management of a crisis requires taking time into account.
Management of a crisis requires decisions.
Decisions have to be made at different levels as regards forests.

Introduction

C’est un témoin de quelques crises forestières ou environnementales, passées et actuelles, qui s’exprime ici. Un témoin est là pour dire ce qu’il a vu, et ce qu’il en a pensé, dans les limites de sa subjectivité et de son expérience personnelle. C’est ce que j’essaierai de faire, en m’exprimant à partir de trois points de vue différents :

— le premier porte sur la gestion des forêts publiques à l’Office national des forêts (ONF), dans le cadre général de la politique forestière nationale ;

— le deuxième est celui des politiques publiques mises en œuvre par le ministère chargé de l’environnement, dans des débats de société parfois vifs ;

— le troisième, plus personnel, est celui d’un petit groupement forestier familial dans le massif vosgien, dont j’assure la gestion depuis longtemps, en continuité avec mon père qui l’avait fait avant moi depuis les années 1930.

Premier point de vue : gestion forestière publique et politique forestière

Un peu d’histoire récente d’abord. Dans les années 1970, pour moi les années d’apprentissage, l’enseignement forestier calé sur la doctrine forestière dominante apparaît très consensuel. « Imiter la nature et hâter son œuvre » en reste le mantra principal, depuis le XIXe siècle.

Un article du directeur technique de l’ONF dans la Revue forestière française en 1973 (Bourgenot, 1973), largement diffusé, situe la gestion pratiquée dans les forêts publiques comme le meilleur compromis entre la forêt vierge, trop inhospitalière, et la forêt “industrielle”, trop monofonctionnelle.

Le terme de crise est utilisé à l’époque à propos du pétrole, mais pas du tout à propos de la forêt, à laquelle il est complètement étranger.

Les Trente glorieuses se terminent mais on ne le sait pas encore ; l’ONF, tout jeune, est riche et le devient de plus en plus, et ce n’est pas indifférent : pour les gestionnaires, c’est la fonction de production qui garantit par “effet de sillage” (et accessoirement par les ressources financières qu’elle apporte) les fonctions de protection ou d’accueil. Les prix du bois doublent en monnaie constante pendant la décennie 1970, finançant facilement les travaux et la gestion. Certes, un ministre de l’Agriculture promis à un avenir élyséen renvoie le premier DG de l’ONF, coupable d’avoir parlé à ses cadres de “l’obsession de la productivité” pour stimuler leur rigueur de gestion, mais la ligne dominante de la gestion forestière ne fait guère débat en interne. Lorsqu’elle est mise en cause, c’est interprété comme un conflit hiérarchique normal entre la direction et les contre-pouvoirs internes, plus que comme un débat d’idées portant sur des options sylvicoles contrastées.

Et la recherche forestière ? Elle développe les tables de production, dans la logique du Fonds forestier national (FFN). Elle pose avec pertinence les bases conceptuelles et analytiques de la “filière bois”, au laboratoire d’économie forestière de Nancy. Le travail de typologie des stations forestières démarre discrètement, mais va rapidement se développer. Mais tout cela reste assez éloigné de la vie quotidienne des gestionnaires.

Que dit la société de tout cela ? La presse écologiste de l’époque, celle du Sauvage et de la Gueule ouverte, porte-voix libertaires de l’écologie politique naissante, n’est pas tendre avec les forestiers et leurs uniformes. La gestion de la forêt de Fontainebleau est clouée au pilori, et les plantations résineuses du FFN dans le Morvan font parler d’elles. Mais tout cela n’émeut pas beaucoup les forestiers ; ils restent assez étrangers aux grands débats environnementaux qui se développent depuis le début des années 1970, avec la Conférence de Stockholm, le rapport au Club de Rome, et en France la création du ministère de l’Environnement et la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle de 1974.

C’est au début des années 1980 que le doute s’installe.

L’alarme est donnée par les pluies acides. Les forêts sont malades, et on ne comprend pas pourquoi : les suites de l’épisode de sécheresse de 1976 ? une gestion inadaptée ? Les questions relayées par la presse viennent du public : les forêts vont-elles mourir ? Le terme utilisé en Allemagne, “Waldsterben”, la “mort des forêts”, est clair... Désemparés, les forestiers se tournent vers les chercheurs, comme on va voir son médecin, pour lui demander une ordonnance et un traitement.

Non sans raison, les chercheurs ne répondent pas aux questions ainsi posées. Leur réaction collective est de ne pas se précipiter, mais d’observer de façon rigoureuse pour analyser et comprendre ce qui se passe. Aux réseaux d’observation mis en place au niveau européen s’ajoutent au long des années 1980 des initiatives qui marquent durablement en France le lien entre gestion et recherche en écologie forestière : création du Département de la santé des forêts (DSF) à la suite d’un inventaire des démarches internationales effectué par Christian Barthod, création du réseau national des écosystèmes forestiers (Renecofor), du Groupement d’intérêt public sur les écosystèmes forestiers (GIP Ecofor), des sites ateliers. Ces initiatives s’inscrivent parmi les plus sages des décisions de politique publique forestière des cinquante dernières années : pourvu que leur pérennité soit assurée !

Les deux dernières décennies du XXe siècle vont être marquées par une succession de crises, de tempêtes et de dépérissements localisés : les chablis du Massif central en novembre 1982 vont abattre plus de 10 millions de m3, phénomène sans précédent semblable connu en France depuis la guerre. D’autres chablis localisés dans différentes régions de la moitié nord, des dépérissements du Hêtre en Normandie, du Chêne pédonculé à Tronçais et dans d’autres régions vont suivre.

Le retournement assez brutal du marché du bois après 1980, pic historique des prix du bois pendant les deux derniers siècles, ajouté à ces atteintes répétées aux peuplements forestiers, fait oublier l’euphorie des années 1970 : l’encadrement de l’ONF, parfois jugé imperméable aux critiques, s’interroge sérieusement sur ses fragilités. Un article de la Revue forestière française publié en 1991, exprimant des idées qui se répandent à l’intérieur de l’Office, se conclut par un appel à considérer « les incertitudes écologiques et principalement climatiques » comme « l’enjeu le plus important pour la sylviculture des décennies qui viennent » (Badré, 1991).

Après ces alertes précoces, les tempêtes Lothar et Martin des 26 et 27 décembre 1999 font l’effet d’un tsunami : cette fois environ 150 millions de m3 de bois sont abattus en deux jours, et les surfaces forestières touchées par les deux tempêtes successives sont immenses.

L’ONF et les organisations forestières en général, elles-mêmes profondément désorganisées en interne par une crise hors norme, vont consacrer les deux années suivantes à panser les plaies de cette catastrophe historique, sans pouvoir consacrer beaucoup d’énergie à autre chose.

Pourtant, un retour d’expérience structuré et très complet, sous la forme d’une expertise scientifique collective, va très opportunément être lancé et piloté par l’INRA (à l’initiative notamment d’Yves Birot) et le Cemagref1, et être suivi avec attention par les gestionnaires : tous sont maintenant convaincus que de telles crises se répéteront, ici ou ailleurs.

La première “réplique” de ce séisme forestier est d’ailleurs la sécheresse-canicule de l’été 2003, qui donne lieu aussitôt là aussi à un retour d’expérience, franco-allemand cette fois-ci, monté grâce au GIP Ecofor et à l’INRA de Nancy. D’autres que moi sont mieux placés pour en parler. Mais en situation incertaine, ces démarches collectives de retour d’expérience semblent extrêmement utiles et pertinentes.

Second point de vue, celui des politiques publiques de l’environnement en ce début de XXIe siècle

Le début du XXIe siècle, presque un autre monde ? Un monde marqué en tout cas par les crises et les débats de société :

crise climatique : le climatoscepticisme, porté par de fortes voix, va se développer dans les années 2000, avant de ne commencer à décroître qu’une dizaine d’années plus tard, devant les évidences accumulées par le GIEC-IPCC ;

crise de la biodiversité : en retard sur la prise de conscience climatique, l’IPBES a une naissance un peu laborieuse. Mais elle finit par prendre racine tout de même ;

crise du dialogue démocratique, dans les débats environnementaux les plus durs, où la violence est parfois perçue comme une issue presque inévitable.

Ce n’est pas nouveau : le Larzac, Creys Malville datent des années 1970, et n’étaient pas des symboles purs de dialogue paisible et constructif.

Mais Notre-Dame-des-Landes et Bure, c’est un pas de plus : la confrontation entre zadistes et forces de l’ordre apparaît comme une alternative normale au dialogue environnemental en cas de désaccord, alors que l’on pourrait rêver plutôt, à propos des enjeux environnementaux, d’un monde où la non-violence de Gandhi et de son disciple italien Lanza del Vasto (1901-1981) se confronterait à la non-puissance de Jacques Ellul2 (1912-1994).

À défaut d’un tel idéal, un dialogue argumenté respectant des règles méthodologiques simples, et respectant surtout les personnes, peut parfois se substituer aux deux dérives que sont lapplication formelle stricte des obligations de concertation, à la lettre, sans souci de leur esprit, et le recours juridique, lui aussi souvent plus attaché au respect formel des réglementations qu’à leur finalité profonde.

Plongé dans le chaudron de certains de ces conflits, et cherchant à comprendre les controverses qui les provoquaient, il m’est arrivé de trouver un peu byzantins les conflits internes au monde forestier sur les pratiques de gestion et les méthodes techniques les plus adaptées au traitement préventif, ou curatif, des crises forestières. Mais je crois que c’est à tort : il s’agit bien, dans tous les cas sous des formes différentes, du regard porté par la société sur son environnement naturel ou anthropisé, dont les questions techniques ne sont que le support.

Et pour les forestiers, parfois portés à penser que les controverses techniques auxquelles ils sont confrontés sont trop sérieuses, ou trop complexes, ou simplement trop techniques pour être débattues avec d’autres que leurs pairs forestiers, les réponses de politique publique apportées à ces conflits environnementaux méritent attention.

L’une de ces réponses est constituée en 2005 par la charte constitutionnelle de l’environnement3. À côté de la consécration apportée aux principes de prévention, de précaution, et du « pollueur-payeur », elle reconnaît à « chacun », à « toute personne » (et pas seulement à tout citoyen), le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé, le droit d’accès aux informations détenues par les autorités publiques relatives à l’environnement, et le droit de participer à l’élaboration des décisions concernant l’environnement. Dans un état démocratique, cette reconnaissance de droits nouveaux explicitement liés aux enjeux environnementaux est essentielle : l’objet principal des politiques publiques n’est en effet pas d’assurer le bonheur des gens, défini par un démiurge bienveillant supposé efficace, mais de leur permettre de bénéficier des droits qui leur sont reconnus, ce qui est souvent bien plus exigeant.

Ne faut-il pas s’étonner que le monde forestier ait semblé complètement indifférent à cette évolution, comme si elle ne le concernait pas ? Les crises y sont-elles si facilement gérées, les décisions y sont-elles préparées de façon si démocratique, les données y sont-elles si accessibles, que tout cela est sans objet pour les forêts, indépendamment même des questions sur la contribution des forêts à un environnement équilibré, et de la réflexion de fond sur l’application des principes de prévention et de précaution aux situations de crise ?

À moins que la forêt soit considérée comme un objet sans rapport avec l’environnement ? C’est d’ailleurs ce que pourrait faire croire la réorganisation ministérielle de 2007, qui crée un grand ministère réunissant l’environnement historique, les transports et selon les périodes depuis 2007 le logement et l’énergie, mais pas la forêt, qui reste un objet essentiellement agricole, extérieur et mal identifié, malgré quelques fonctions de cotutelle exercées de façon très symbolique.

Restée à l’écart de la création du grand ministère de l’environnement en 2007, la forêt ne va donc pas participer non plus au “Grenelle de l’environnement”4, exercice constituant au niveau national la première réelle conférence de parties prenantes sur les thèmes environnementaux. Isolement délibéré, ou occasion manquée ?

Au cours de ces deux décennies, l’évolution des politiques environnementales, issue des pratiques européennes, va faire de l’évaluation environnementale d’un projet ou d’un programme, comparé à ses variantes raisonnablement envisageables, un outil déterminant de la gouvernance environnementale, celle-ci étant entendue comme intégrant la prise de décision et la concertation avec les parties prenantes. Là aussi la forêt va rester à l’écart de cette démarche, sauf quand le monde forestier ne pourra vraiment pas y échapper pour des raisons juridiques, sur quelques programmes de portée générale. Certes, les arbres sont en bois, et les forestiers sont légitimement fiers d’avoir inventé le développement soutenable dès Philippe le Bel : mais est-ce bien raisonnable de ne traiter qu’entre soi, dans des commissions dédiées à la forêt et au bois, des questions dont on affirme par ailleurs avec conviction qu’elles concernent toute la société ?

Troisième point de vue, celui d’un groupement familial de gestion de forêts

Ce troisième point de vue ressemble plutôt à celui de l’atelier au fond du jardin, celui où on se retrouve à bricoler pendant ses loisirs, sans contrainte hiérarchique ni institutionnelle d’aucune sorte.

Le décor : une petite forêt privée, 57 hectares en trois morceaux disjoints, sapinière-hêtraie sur le versant alsacien des Vosges, au pied du Ballon d’Alsace, sur des terrains d’exposition et de qualité de sol variables. Acquise par un arrière-grand-père au XIXe siècle, elle est organisée en groupement forestier familial. Elle a la particularité de n’avoir eu depuis 90 ans que deux gestionnaires techniques, tous deux forestiers de métier, mon père puis moi, travaillant en continuité de pensée sur les orientations sylvicoles retenues.

L’option retenue a toujours été de privilégier, en temps et en attention, le soin apporté aux opérations de martelage, et à minimiser au contraire les interventions de travaux, hors desserte : depuis 90 ans, aucun plant n’a été mis en terre dans cette forêt, et aucune opération de travaux sylvicoles hors desserte n’y a été réalisée, le renouvellement étant entièrement assuré par voie naturelle par la conduite des martelages et des éclaircies pratiquées. Les cinq plans simples de gestion décennaux successifs établis depuis l’instauration de ces plans ont permis d’en faire un suivi assez précis. Dans les trois derniers, pour prévenir les effets du changement climatique et réduire les besoins en eau des peuplements, les volumes à prélever ont été augmentés en particulier sur les stations les plus pauvres pour baisser le capital sur pied.

Le résultat, décrit il y a trois ans dans le dernier plan simple de gestion, correspondait assez bien à l’objectif de forêt résiliente, “proche de la nature”, telle qu’on l’imagine dans les livres : des peuplements mélangés, étagés, pas trop serrés, avec du sous-bois varié. Le gestionnaire avait constaté, non sans fierté, que la tempête de 1999 (en partie, il est vrai, grâce à l’abri du Ballon d’Alsace…) n’avait fait à peu près aucun dommage, et que les dégâts de gibier étaient assez limités, bien plus en tout cas que dans certaines forêts voisines issues de plantations protégées à grands frais.

Mais cette autosatisfaction tranquille a volé en éclats depuis deux ans avec les dépérissements constatés : aujourd’hui, de vastes trouées de bois secs ou dépérissants sont venues perturber le bel agencement précédent, plongeant le gestionnaire dans une perplexité assez profonde. Cette perplexité s’est accrue quand le Centre régional de la propriété forestière, avant d’autoriser les coupes exceptionnelles dérogeant au plan de gestion, lui a demandé ce qu’il allait planter pour cacher ces trouées, qu’un forestier soigneux ne saurait voir perdurer longtemps...

Bien sûr, avec un peu de recul, tout cela s’explique : sur ce versant alsacien des Vosges, sans doute l’un des secteurs métropolitains où le gradient climatique est le plus fort entre les 2 m d’eau par an de la crête des Vosges et les 500 mm de la plaine d’Alsace, à 20 km à vol d’oiseau, on savait depuis longtemps que la limite de l’aire écologique de la sapinière-hêtraie n’était pas loin vers l’est ou vers le bas. Mais, sous l’effet de deux ou trois années plus sèches, cette limite a paru se déplacer brutalement : la démarche rationaliste consistant à vouloir façonner une forêt ressemblant à l’image qu’on se faisait de la résilience sylvicole s’est trouvée balayée, sans doute simplement parce que la nature en a décidé autrement.

Alors maintenant, que faire ?

Plus peut-être qu’après les tempêtes de 1999, aucun modèle de sylviculture préexistant ne paraît bien adapté au “monde d’après” ces dépérissements. D’ailleurs, tous les modèles existants, des plus productivistes aux plus “proches de la nature” apparaissent tous issus, comme le terme même de modèle l’indique, d’une démarche assez prométhéenne voulant conformer la nature à l’image qu’on s’en fait. L’observation et la compréhension de ce qui se passe en ce moment, comme dans les années 1980, sont sûrement à la base de changements de méthode profonds, indispensables.

Mais la démocratie environnementale, évoquée plus haut, doit aussi entrer en jeu : ce n’est pas chaque acteur individuel, ni même l’ensemble des acteurs forestiers, qui pourront trouver les solutions les plus conformes à l’intérêt social. Sans même évoquer la justification des interventions publiques par des financements ou des mesures fiscales, le droit de propriété n’implique pas, dans une situation collective aussi massive et perturbante, que chacun se limite à optimiser l’idée qu’il se fait de son propre intérêt.

Conclusion

Que conclure de ces trois approches ?

Une crise, en étymologie grecque, c’est une situation où il faut “juger” (crinein) et décider, alors que le passé nous semble rétrospectivement très désirable, le présent très troublé et l’avenir très obscur. Toujours en grec, on peut aussi voir la situation actuelle comme un “kairos”, une opportunité à saisir quand elle passe, un temps de transition profonde vers une situation nouvelle, en s’ouvrant à l’imprévu, sans renier l’expérience acquise.

Celle-ci nous montre en tout cas les limites des approches prométhéennes, où nous pensons pouvoir conduire la forêt à ressembler à l’image idéale que nous nous en faisons, quel qu’en soit le modèle. Pas plus qu’elle n’a besoin de nous pour perdurer ou évoluer, comme elle l’a montré pendant des centaines de millions d’années, la forêt nous montre depuis quelques décennies que sa dynamique propre est parfois très différente de ce que nous pensions avoir compris, ou de ce que nous souhaitions.

Ces expériences vécues nous rappellent aussi où se situe notre responsabilité, dans la biosphère et pas au-dessus d’elle : comprendre ce qui nous entoure, définir les orientations de politique forestière en fonction de l’intérêt général de la société, limiter les actions individuelles en deçà de ce qui pourrait dégrader notre patrimoine commun. Ces orientations et leurs limites ne peuvent être définies que collectivement, dans une société démocratique, c’est à dire une société où l’on cherche à vivre ensemble avec des idées et des besoins différents.

Je voudrais pour appuyer cette réflexion finale faire appel à deux témoins de moralité, dont je vous recommande de lire les œuvres.

Le premier est le philosophe et historien des idées Serge Audier. Dans deux de ses ouvrages récents (Audier, 2019 ; Audier, 2020), il explique comment nos sociétés occidentales sont en pleine mue. Elles sont sorties de “l’âge productiviste” où la plupart des courants de pensée depuis Adam Smith et Karl Marx, et au XXe siècle des néolibéraux aux communistes, assimilaient avec plus ou moins de réussite le bonheur de la société à l’optimisation de sa richesse matérielle, dans un monde où la biosphère n’était qu’une ressource à utiliser au mieux. Il s’agit maintenant de passer à la “cité écologique”, où une société consciente de sa responsabilité patrimoniale sur la biosphère, dont elle fait partie, doit mettre en place des méthodes de décision collective efficace.

Le second est Aldo Leopold, forestier, écologue et père-fondateur américain de l’éthique environnementale. Écoutons-le d’abord se moquer gentiment de nos approches technicistes de gestion de l’environnement :

« Notre problème actuel est un problème d’attitudes et de mise en œuvre. Nous remodelons l’Alhambra à la pelleteuse, et nous sommes fiers de notre rendement. Nous n’allons pas abandonner la pelleteuse, qui après tout nous a rendu bien des services, mais nous avons besoin de critères d’une plus grande douceur et d’une plus grande objectivité pour l’utiliser avec succès » (Leopold, 2000, p. 284).

Mais il nous livre aussi une réflexion sur la compréhension de notre responsabilité éthique : « La route de l’écologie est pavée de bonnes intentions qui s’avèrent futiles, parce qu’elles sont dépourvues d’une compréhension critique de la terre aussi bien que de l’usage économique qu’on en fait. (…) À mesure que la frontière éthique se déplace de l’individu à la communauté, son contenu intellectuel augmente » (ibid., p. 284).

Et encore : « Une éthique peut être considérée comme un guide pour faire face à des situations écologiques si neuves et si complexes, ou impliquant des réactions si lointaines, que le chemin de l’intérêt social ne peut être perçu par l’individu moyen. (…) Il se peut que l’éthique soit une sorte d’instinct communautaire en gestation » (ibid., p. 257).

Ces lignes ont été publiées il y a 72 ans, mais n’ont pas beaucoup vieilli. Je les livre aux réflexions des lecteurs.

Notes

  • INRA et CEMAGREF sont maintenant réunis dans INRAE depuis janvier 2020.
  • Jacques Ellul est un philosophe, sociologue et historien du droit, de culture protestante, auteur de nombreux ouvrages sur la théologie, la technique et l’éthique, notamment Thélologie et technique – pour une culture de la non-puissance. édition Labor et Fides, 2014.
  • La Charte de l’environnement est un texte de valeur constitutionnelle. Elle est intégrée en 2005 dans le bloc de constitutionnalité du droit français, reconnaissant les droits et les devoirs fondamentaux relatifs à la protection de l’environnement.
  • Le “Grenelle de l’environnement” est un ensemble de rencontres politiques organisées en France de septembre à décembre 2007, visant à prendre des décisions à long terme en matière d’environnement et de développement durable, à la suite des engagements pris lors de la campagne électorale de 2007.

Références

  • Audier, S. (2019). L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques. La Découverte. 976 p. (Sciences humaines).
  • Audier, S. (2020). La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme. La Découverte. 752 p. (Sciences humaines).
  • Badré, M. (1991). Écologie et économie. Quelques réflexions de plus sur les objectifs de la gestion sylvicole. Revue forestière française, 43(3), 227-234. doi:10.4267/2042/26201
  • Bourgenot, L. (1973). Forêt vierge et forêt cultivée. Revue forestière française, 25(5), 339-360.
  • Leopold, A. (2000). Almanach d’un comté des sables. Garnier Flammarion. 290 p. (nouvelle édition, 2017).

Auteurs


Michel Badré

michelbadre@yahoo.fr

Affiliation : Ingénieur général honoraire des Ponts, des Eaux et des Forêts

Pays : France

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Citations