Faire face à la crise - Conférences
Les crises forestières dans le Grand Est : un défi pour la filière bois aujourd’hui. Menaces ou opportunités pour demain ?
Résumé
Les forêts dans la région Grand Est représentent un enjeu économique et territorial considérable. Les dépérissements subis par ces forêts depuis 2018 ont décimé des milliers d’hectares et concernent la plupart des essences présentes, à commencer par l’Épicéa en plaine, très touché par les attaques de scolytes. Les conséquences pour la filière bois sont considérables, avec la récolte anticipée de millions de m3, l’engorgement des marchés et les difficultés pour valoriser un bois de qualité dépréciée. Des solutions d’urgence ont pu être trouvées pour faire face à la crise. Des pistes d’actions sont avancées pour prévenir d’autres crises, dont l’occurrence est prévisible avec les conséquences des changements climatiques.
Messages clés
La crise « scolytes » récente est liée à des conditions météorologiques exceptionnelles.
Elle a provoqué des dépérissements inédits d’épicéas.
Les conséquentes sur la filière bois sont très importantes.
Abstract
Forests in the Grand Est region represent a considerable economic and territorial stake. The declines suffered by these forests since 2018 have devastated thousands of hectares and hit most of the species in place – spruce in the plains to start with, severely hit by bark beetle infestations. The consequences on the wood sector are considerable: millions of m3 have been harvested earlier than planned, markets are saturated, and valorising lower-quality wood is difficult. Emergency solutions have been found to face the crisis. Levers of action are proposed to anticipate other crises likely to occur as a consequence of climate changes.
Highlights
The recent bark beetle crisis is linked to exceptional meteorological conditions.
It caused unprecedented decline in spruce stands.
The consequences on the wood sector are dramatic.
À l’origine des crises : les forces en présence ou l’histoire d’un déséquilibre persistant…
Les forêts du Grand Est : un géant vert à l’écorce fragile…
Les forêts occupent une place majeure dans la Région Grand-Est : 36 % du territoire est en effet boisé, un taux supérieur à la moyenne nationale. Ces 1 914 000 ha de forêts sont majoritairement publics (58 %), exception régionale unique, la forêt française étant privée à 75 %. 2 425 communes sont propriétaires de forêts ce qui en font les premiers propriétaires forestiers de la région (figure 1).
Les boisements sont très inégalement répartis, plus denses dans le massif vosgien ou sur le plateau lorrain que sur les coteaux champenois ou dans la plaine d’Alsace. Contrairement aux idées reçues, cette forêt du Grand Est est très majoritairement feuillue, à 79 %. Cette proportion devrait encore augmenter avec les conséquences des crises sanitaires de ces dernières années. Cette forêt, dont le renouvellement est assuré pour plus de 90 % par la régénération naturelle, semblait donc immuable et quasi indestructible même si la tempête Lothar du 26 décembre 1999, baptisée « tempête du siècle », qui a dévasté en une journée des dizaines de milliers d’hectares de forêts parfois séculaires, nous avait rappelé la fragilité du vivant face à la puissance des événements climatiques « hors norme ».
Si elle occupe une part importante du territoire et constitue un cadre de vie essentiel pour les habitants de la Région, la forêt est aussi une source de revenus « renouvelables », la récolte des bois qu’on y fait annuellement étant très inférieure (60 %) à son accroissement biologique (hors crises). Elle procure aux propriétaires, privés et publics, une ressource qui permet en temps normal de réinvestir, réaliser des travaux et ainsi préparer la forêt de demain. Pour les seules forêts publiques, 200 millions d’euros en moyenne de recettes annuelles provenaient jusqu’en 2018 des ventes de bois réalisées par l’ONF, dont 120 millions d’euros au profit des seules communes forestières pour lesquelles ces recettes constituent bien souvent un élément décisif de leur équilibre budgétaire !
Figure 1 Taux de boisement des communes du Grand Est en 2020
(Source : DRAAF Grand Est – SRISE-DA)
Cette ressource alimente une filière qui, avec ses 9 600 entreprises qui emploient 46 500 salariés, génère 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires et constitue un atout économique et social majeur pour la Région.
Les étés 2018, 2019 et 2020 : trop chauds, trop secs : les origines de la crise
Le climat habituel dans le quart Nord-Est de la France est réputé pour sa pluviométrie élevée y compris en période estivale, les touristes l’ont souvent appris à leurs dépens !... Dans certains secteurs comme dans le sud de la plaine d’Alsace ou durant certaines années « atypiques », les déficits hydriques peuvent néanmoins s’avérer problématiques mais les forêts, au prix de crises ponctuelles, ont toujours pu s’adapter.
On constate récemment que le cumul d’étés exceptionnellement secs depuis 2017 et l’augmentation globale des températures depuis 30 ans, conjugués à la récurrence de périodes de températures extrêmes, comme en témoignent des relevés de Météo France dans le sud Alsace, ont provoqué un asséchement exceptionnel des sols et ont conduit inexorablement à des désordres biotiques ou physiologiques sur la végétation forestière (figure 2 et figure 3).
Figure 2 Évolution des températures et des précipitations dans le sud de l’Alsace
(Source : Climat HD-Météo France)
Figure 3 Indicateur de sécheresse à l’été 2020
(Source : Météo France, Fibois Grand Est)
D’autres paramètres écologiques ou sylvicoles contribuent à fragiliser les peuplements et notamment ceux composés d’une seule essence et/ou situés à la limite de l’aire écologique de cette dernière (latitude, altitude…) ou encore insuffisamment éclaircis. Par ailleurs, les tempêtes qui affectent régulièrement nos forêts fragilisent et amplifient les déséquilibres tout en favorisant le développement de populations de ravageurs. L’épisode de la tempête Eleanor début janvier 2018 en est la dernière illustration et a contribué à accélérer le processus de dépérissement notamment dans les pays voisins à l’Est.
Les crises sanitaires forestières en quelques chiffres et images : du jamais vu depuis 70 ans
Dès la fin du premier semestre 2018, des signes avant-coureurs de désordres d’origine pathologique et/ou physiologique sur les forêts ont été signalés, en Grand Est et en Bourgogne Franche-Comté. Dans la continuité des attaques constatées en Allemagne, Autriche, et dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, ce sont les peuplements d’Épicéa commun (Picea abies), qui ont subi les premiers des niveaux de dépérissement massifs et très préoccupants, liés à la pullulation de scolytes. Cette dégradation sanitaire n’a fait que s’amplifier avec la récurrence d’étés très secs et chauds en 2019 et 2020 et a fini par affecter la plupart de nos grandes essences forestières.
L’Épicéa commun (Picea abies)
L’Épicéa a été l’essence la plus touchée, notamment dans les situations de faible altitude : de 2019 à 2021, plus de 3 700 000 m3 de bois scolytés ont dû être récoltés en urgence dans les forêts publiques du Grand Est (figure 4). Cela représente 83 % du volume total récolté pour cette essence sur la même période, avec une baisse relative en 2021 du fait principalement d’un « tarissement » de la ressource, en plaine notamment et de conditions météorologiques plus défavorables au développement des populations de scolytes. Pour la seule agence ONF de Verdun, près de 1 100 000 m3 ont été récoltés en 3 ans contre une moyenne habituelle annuelle de 55 000 m3 !
Figure 4 Évolution des volumes d’Épicéa récoltés dans les forêts publiques du Grand Est (source ONF)
Photo 1 Illustration de l’ampleur des phénomènes de dépérissement sur l’Épicéa dans le massif de l’Argonne
Photo : © Sylvain Gaudin (CNPF)
Le Sapin pectiné (Abies alba)
Des dépérissements importants mais souvent plus diffus ont été constatés dès 2018, y compris en montagne dans le massif vosgien, où le Sapin est naturellement « en station ». Sur 3 ans, près de 800 000 m3 ont été martelés pour des raisons sanitaires, les bois dépérissants représentant 50 % du volume total désigné en 2020 et 2021. Ce phénomène n’est pas terminé fin 2021 et les volumes de produits accidentels sont encore en hausse, désormais supérieurs aux volumes sains récoltés pour cette essence (figure 5).
Figure 5 Évolution des volumes de Sapin récoltés dans les forêts publiques du Grand Est (source ONF)
Photo 2 Illustration de dépérissements diffus de sapins dans les vallées de la Bruche (Bas-Rhin) et de Masevaux (Haut-Rhin) dans les Vosges Alsaciennes
Photos © Roland Drexler, Gilles Sauvestre (ONF)
Le Hêtre (Fagus sylvatica)
Les phénomènes de dépérissement ont été plus tardifs et moins massifs mais se poursuivent encore en 2021 et se sont même aggravés. On constate désormais une extension du phénomène à des secteurs jusque-là indemnes. Plus de 700 000 m3 de produits accidentels ont été récoltés en 3 ans malgré des recommandations prudentes de ne récolter que les arbres présentant des signes de dépérissement avancés. Cela représente 20 % de la récolte totale sur la même période.
Figure 6 Évolution des volumes de Hêtre récoltés dans les forêts publiques du Grand Est (source ONF)
Autres essences
Les autres essences ont aussi été touchées par ces crises sanitaires dans des proportions variables. Le Frêne (Fraxinus excelsior) subit les attaques de Chalara fraxinea depuis plus de 10 ans, les Chênes (Quercus petraea et Quercus robur) ont connu d’importantes défoliations dues aux chenilles processionnaires suivies par une recrudescence de mortalité. D’autres essences sont également touchées par des attaques biotiques ou des perturbations physiologiques : les Pins (Pinus sylvestris), le Douglas (Pseudotsuga menziesii) et même le Charme (Carpinus betulus) et d’autres feuillus.
Au total, ce sont plus de 6 millions de m3 qui ont dû être récoltés dans les forêts publiques du Grand Est depuis 3 ans et en raison de crises sanitaires d’une ampleur inédite.
Comment gérer la crise au quotidien ? Une course contre la montre
Un impact majeur mais difficile à anticiper sur la production forestière
Les crises sanitaires que subissent les forêts depuis plus de 3 ans posent des problèmes complexes aux propriétaires et gestionnaires forestiers. Contrairement aux conséquences d’une tempête même majeure comme en 1999, phénomène brutal mais ponctuel, l’impact de ces crises est évolutif et donc très difficile à anticiper dans l’espace et dans le temps. Ces phénomènes dont l’ampleur est tributaire des conditions météorologiques… à venir vont « produire » des volumes considérables de bois dont la qualité est altérée et qui avec le temps en cas de récolte retardée, va encore plus se déprécier. Ainsi, on voit le « mix produit » des bois récoltés se dégrader inexorablement. Des volumes importants, notamment des petits bois, voient leur usage potentiel déclassé : d’une qualité charpente à la qualité palette voire à une utilisation « fatale » en bois d’industrie ou en bois énergie. Une part significative de ces arbres secs ou dépérissants va même rester en forêt sans être désignés, le coût de leur exploitation devenant prohibitif par rapport à une valorisation hypothétique de leur bois à des prix plancher.
On peut constater sur la figure 7 (ci-dessous) que la part de bois d’industrie - bois énergie a grimpé de 10 points par rapport à la période d’avant crises et ce malgré une mobilisation rapide et massive des produits issus de ces crises sanitaires.
Figure 7 Évolution du pourcentage de bois d’industrie et de bois d’énergie dans la récolte de bois résineux vendus façonnés (source ONF)
Photos 3 Illustration des conséquences des dépérissements sur la qualité des bois
Photo © Gilles Sauvestre (ONF)
Tout l’enjeu de la gestion de la crise va donc être de limiter au maximum la perte de matière mais aussi la perte de valeur pour les propriétaires et l’ensemble de la filière.
Il convient enfin de noter que ces crises sont susceptibles d’obérer la production des forêts pour les années ou les décennies à venir, ainsi que les recettes des propriétaires mais aussi les capacités de la filière aval à s’approvisionner en ressource bois.
Des conséquences multiples sur le fonctionnement des écosystèmes forestiers et des multiples services rendus par les forêts
Les conséquences de ces crises ne sont pas que financières ou économiques : c’est l’ensemble des fonctions sociales et environnementales des forêts les plus touchées qui sont remises en cause et doivent être traitées par les propriétaires et gestionnaires :
— coupes rases nécessaires suite à des dépérissements massifs sur de grandes surfaces : conséquences paysagères importantes ;
— augmentation significative de risques d’incendie, suite à l’augmentation des volumes de bois morts et des rémanents d’exploitation ;
— problèmes de sécurité pour le public dans des forêts avec de nombreux arbres malades ou morts : problème d’accessibilité et de fermeture de certaines forêts au public ;
— perturbation de la grande faune avec perte brutale de couvert mais aussi augmentation temporaire de l’offre alimentaire dans les trouées avec la recrudescence de la végétation herbacée ;
— impact sur la faune et la flore et risques de dégradation des sols par érosion et/ou lessivage ;
— etc.
Les fondements d’une gestion de crise efficiente
L’objectif prioritaire assigné aux gestionnaires forestiers est double :
— limiter la contamination pour les dépérissements liés à des attaques notamment de ravageurs ;
— détecter, exploiter et commercialiser le plus rapidement possible les bois atteints.
En d’autres termes, si on veut faire un parallèle avec la crise de la COVID 19 que nous subissons depuis deux ans, le mot d’ordre est similaire : « Dépister, Tracer, Isoler ».
La première obligation est de mettre en œuvre un dispositif de détection réactif et même anticipatif pour les attaques de scolytes. En effet, les premiers symptômes pour ce ravageur sont très furtifs, l’arbre est encore vert et pourtant déjà mort. Et c’est à ce stade, avant l’envol des jeunes insectes adultes, qu’il faut impérativement traiter l’arbre malade et surtout l’isoler en l’éloignant des massifs et des zones potentielles de contamination. Ce travail, qui se fait « à pied » car les premiers écoulements de sciure ou de résine sont impossibles à voir du ciel, nécessite donc des moyens humains importants et bien formés.
Même si les risques de contamination par les ravageurs ne sont pas ou que peu présents pour les autres essences (Sapin, Hêtre, Pins, etc.), la détection rapide des arbres malades permet de minimiser la perte de valeur sur ces bois (notamment pour le Sapin).
Le deuxième objectif est de pouvoir traiter ces bois malades en les exploitant au plus vite puis en organisant leur évacuation hors des massifs. Face à l’ampleur des phénomènes et à l’afflux de volumes énormes à traiter rapidement, on va alors être confrontés à la disponibilité limitée de moyens humains et matériels et donc à la nécessité de prioriser les peuplements. Dans ces choix, difficiles, les risques sanitaires et de perte de valeur sont pris en compte mais des secteurs entiers ne pourront malheureusement être traités à temps. Cela signifie donc des pertes de récoltes significatives, par « renoncement », sur des volumes qui ne sont pas par ailleurs précisément recensés.
Ces choix conduisent parfois à prioriser le traitement de certaines essences par rapport à d’autres.
Enfin, la commercialisation des produits issus de ces crises demeure « le nerf de la guerre ». La saturation des marchés et des capacités de transformation au plan régional comme au niveau européen constitue le premier défi à relever :
— La première mesure conservatoire incontournable est de limiter l’offre de bois frais dans les mêmes essences que celles touchées principalement par les crises (ou dans des essences donnant des produits similaires). Cela signifie pour l’Épicéa que l’essentiel des volumes exploités ces trois dernières années l’ont été pour des raisons sanitaires. Cela entraîne donc des conséquences financières indirectes mais très importantes pour des propriétaires dont les forêts sont peu touchées mais qui vont « s’interdire » de mettre du bois sain sur le marché. Pour de nombreuses communes du massif vosgien, ces conséquences ont été désastreuses sur un plan budgétaire (cf. plus loin).
— La deuxième mesure consiste à répartir la matière en adaptant les flux en fonction de la provenance des bois mais aussi et surtout des capacités effectives des centres de transformation. Ainsi, lorsque les entreprises locales n’étaient plus en mesure d’absorber ces volumes excédentaires, des transferts significatifs ont été organisés vers des centres de transformation en demande de matière. Ainsi, grâce aux aides mises en œuvre par l’État, des transports de bois vers l’Ouest et le Sud-Ouest de la France ont pu être organisés par route ou par voie ferrée. Les volumes transportés à longue distance ont été significatifs depuis 2018 : 253 000 m3 en provenance des forêts domaniales du Grand Est, principalement des Ardennes et de la Meuse, 66 250 m3 provenant des forêts communales, principalement des Vosges.
— Enfin, la clé de la réussite de cette vaste opération de « sauvetage » est le partenariat mis en place entre les producteurs et les transformateurs, sous l’égide de l’Interprofession de la filière Fibois Grand Est. Il existe dans notre région un historique positif de relations commerciales avec le développement ces dernières années des volumes vendus par contrat d’approvisionnement, y compris par les communes forestières. Cette « culture » de la négociation et du consensus/compromis, qui n’existe pas ou dans une moindre mesure dans les régions où la vente par adjudication ou par soumissions demeure la règle, a permis dès 2018 de mettre en place des accords cadre pour la commercialisation des épicéas scolytés et des sapins dépérissants. Ces accords définissent les conditions techniques et financières servant de base aux transactions commerciales concernant les produits dépérissants, et ont permis de gagner du temps… et de l’argent pour l’ensemble des opérateurs !
Photo 4 Chargement de bois scolytés, qualité bois d’industrie sur un convoi ferroviaire à destination du Sud-Ouest de la France
Photo © Carine Duret (ONF)
Des pertes considérables pour les propriétaires malgré des efforts et une réactivité hors du commun
Les pertes économiques dues à ces crises ont été considérables pour les propriétaires des forêts publiques du Grand Est : on estime pour les seuls résineux blancs (Sapin et Épicéa) que le « manque à gagner » cumulé pour la forêt domaniale et la forêt communale s’élève pour les deux exercices 2019 et 2020 à 83 millions d’euros ! (à comparer aux 200 millions d’euros de recettes annuelles moyennes avant crise, forêt domaniale et forêt communale confondues) (figure 8). C’est encore sans compter sur les pertes de valeur d’avenir pour des bois dont la qualité sera durablement affectée par ces crises.
Ce déficit dans les recettes provient de deux causes principales :
— une baisse des prix unitaires de bois, qu’ils soient vendus sur pied ou façonnés consécutive à l’engorgement généralisé des marchés et le ralentissement, en 2020, de l’activité économique du fait de l’impact de la crise COVID 19 ;
— un déclassement général des bois qui, on l’a vu plus haut, perdent très vite une partie de leur valeur même si, le plus souvent, une exploitation rapide permet de sauvegarder leurs qualités technologiques.
Figure 8 Pertes de recettes pour les propriétaires de forêts publiques en Grand Est sur les années 2019 et 2020
Pour l’ensemble des produits, feuillus et résineux, l’impact des crises pour 2020 par rapport aux années de référence 2016-2018, est tout aussi significatif : – 10 millions d’euros de recettes pour la forêt domaniale malgré une augmentation significative des volumes vendus (+ 140 000 m3) ! Le bois d’industrie issu de peuplements feuillus a aussi été indirectement impacté du fait de la concurrence d’un afflux massif de bois d’industrie résineux à prix cassés.
Figure 9 Impact des volumes vendus dans les forêts domaniales du Grand Est et conséquences sur les recettes
Pour les communes forestières, on constate une forme de « double peine » :
— pour les communes les plus touchées, notamment par les attaques de scolytes, une baisse comparable à la forêt domaniale avec des volumes mobilisés en hausse, à des prix bradés, particulièrement dans l’ouest et le nord de la Région (Meuse, Ardennes…) ;
— pour les communes beaucoup moins touchées et notamment celles situées dans le massif vosgien, une baisse significative des volumes vendus pour limiter les risques de saturation du marché avec des bois frais et éviter de brader ces bois au plus mauvais moment. Cet esprit de responsabilité des propriétaires communaux mérite d’être salué mais a conduit au paradoxe suivant : les recettes de bois communales ont été profondément affectées malgré un niveau moyen d’attaques plus faible qu’en forêt domaniale qui a provoqué une baisse drastique de commercialisation de bois sains, aggravée par la crise de la COVID 19 (– 10 000 m3 vendus en 2020) (figure 10).
Figure 10 Impact des volumes vendus dans les forêts des collectivités du Grand Est et conséquences sur les revenus des propriétaires
Une enquête a été réalisée en 2020 par deux inspections générales des ministères de l’Intérieur et de l’Agriculture (IGA et CGAAER) sur les conséquences budgétaires des crises sanitaires pour les communes forestières des régions Grand Est et Bourgogne Franche-Comté.
Cette enquête a démontré l’impact significatif des crises sur le budget de nombreuses petites communes rurales, principalement dans les Vosges, en Haute-Marne et dans la Meuse avec des recettes en forte baisse. Ces difficultés seront durables avec l’équation quasi insoluble sans aides extérieures du financement des travaux de reconstitution des peuplements détruits.
Et demain : quelles stratégies pour anticiper et faciliter la gestion des forêts en crise ?
Les crises que traversent les forêts de nos régions vont s’inscrire dans la durée, on le sait désormais. L’impact des changements climatiques connaîtra quelques « rémissions » comme en 2021 et son été particulièrement arrosé qui a permis à de nombreux arbres de reconstituer une partie de leurs réserves.
Mais l’occurrence des crises — tempêtes, dépérissement, attaques d’insectes et de champignons — constitue la traduction inévitable des désordres climatiques. Il faut donc se préparer à prévenir, accompagner la gestion de crises et aider les forêts à s’adapter au mieux à cette nouvelle donne.
Stocker les bois chablis
On l’a vu plus haut, un des plus grands défis auquel sont confrontés les gestionnaires forestiers est de gérer l’afflux massif et brutal de bois issus de peuplements touchés par des tempêtes et/ou des attaques sanitaires et de limiter au mieux les pertes de volumes et de valeur.
Des aires de stockage avaient été constituées après la tempête de 1999 et avaient permis de conserver sous eau des volumes très significatifs de bois chablis. Ces aires ont pour la plupart été abandonnées à l’exception de quelques aires privées situées à proximité ou sur les sites de scieries.
Un des premiers objectifs pour une gestion préventive des crises futures est donc de (re)constituer un réseau d’aires de stockage de bois pérenne, publics et privés, à l’instar de ce qu’ont fait nos voisins allemands.
Un des sites les plus importants sera situé sur la commune de Réguisheim non loin de Mulhouse et sera exploité conjointement par l’ONF, les communes forestières et les coopératives Cosylval et Forêts et Bois de l’Est. La Région Grand Est a décidé de soutenir très significativement ces projets dès 2021.
Ces dispositifs permettront à la filière aval d’accéder à un flux plus lissé, et d’optimiser ainsi le recours à une ressource saine pendant et après les crises, dans un contexte où celles-ci auront un impact sur la ressource disponible à court comme à moyen terme.
Valoriser et mieux utiliser les bois issus de ces crises
La condition essentielle d’une gestion efficiente de ces périodes où les bois sont à la fois altérés et abondants est de pouvoir les transformer dans les meilleures conditions commerciales en conservant l’essentiel de leur valeur. Or, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, les bois scolytés par exemple subissent une dépréciation commerciale significative qui peut être liée à l’aspect visuel des bois sciés (phénomène de bleuissement) plus qu’à un changement significatif de leurs qualités technologiques. Les tests réalisés en laboratoires ou directement sur chantiers ont démontré que ces bois étaient aptes à une utilisation en structure, dans des conditions comparables à des bois « sains ». Cela semble être aussi le cas pour les bois dépérissants stockés sous eau. Il est donc essentiel que les industriels puissent adapter leur outil de transformation à ce type de production qui, sans être majoritaire, va représenter une part significative des volumes tirés de nos forêts « en crise ».
Cela passera aussi par une information/formation des maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage pour ne pas rejeter des bois dont l’utilisation ne pose qu’un problème esthétique et qui peuvent donc être parfaitement valorisés pour peu que cet aspect visuel soit mieux accepté. Cela passe aussi par une sensibilisation des consommateurs et utilisateurs finaux. La démonstration en a été faite récemment dans des bâtiments pilote à structure bois comme les nouveaux locaux communs à la Chambre départementale d’Agriculture des Vosges et l’ONF à Épinal où des bois issus de peuplements scolytés ont pu être utilisés en charpente, sans difficulté. C’est aussi le cas du nouveau bâtiment de la Direction générale de l’ONF à Maisons-Alfort construit pour partie avec des bois scolytés… vosgiens et de la forêt domaniale de Verdun !
Les mêmes remarques peuvent être formulées pour d’autres essences dont les bois proviennent de zones en crise. Pour le Hêtre par exemple, on est aussi confronté à des altérations de couleur qui peuvent être traitées et masquées par des procédés courants comme l’étuvage ou correspondre tout simplement à un « goût » différent d’un public averti.
Enfin, des recherches doivent être poursuivies pour caractériser les aptitudes réelles de ces bois et élargir au mieux leur périmètre d’utilisation, notamment dans le bâtiment sur la base de critères objectifs et scientifiquement fondés.
Communiquer et expliquer
Pour les visiteurs, ces peuplements récoltés dans l’urgence interpellent et peuvent choquer. Même pour un public local bien informé, la récolte rapide de peuplements entiers encore jeunes, notamment des épicéas scolytés, peut être assimilée à des coupes rases et doit donc être explicitée comme cela a été le cas en forêt domaniale de Verdun. Dans cette grande forêt, une partie des peuplements atteints est issue des reboisements réalisés suite à la Première Guerre mondiale. Cette forêt, qui avait été labellisée « forêt d’exception » en 2014 (la deuxième de France après Fontainebleau), doit donc se « réinventer » et pourrait même devenir un véritable laboratoire pour tester des techniques ou des introductions d’espèces ou de provenances susceptibles d’être mieux adaptées aux nouvelles conditions climatiques.
Dans l’immédiat, il est nécessaire sur les zones d’exploitation d’expliquer la finalité des opérations ainsi que d’attirer l’attention des visiteurs sur les risques importants inhérents au traitement de ces bois secs ou dépérissants et sur l’importance de la sécurisation des secteurs touchés, notamment vis-à-vis de la fréquentation du public. Des panneaux ont ainsi pu être mis en place, avec une communication spécifique adaptée au plan local comme sur un plan national (figure 11).
Figure 11 Exemple en forêt domaniale de Verdun de recommandations au public dans le cadre d’une exploitation d’épicéas scolytés
Source : Portail du Grand Verdun (https://www.verdun.fr/environnement/nos-epiceas-scolytes)
Investir sur la forêt de demain
On ne rentrera pas ici dans la stratégie de reconstitution des peuplements dégradés ou détruits ; d’autres interventions dans le cadre des ateliers ReGeFor2020 abordent plus spécifiquement et dans le détail ce volet évidemment essentiel pour l’avenir de nos forêts.
D’importants chantiers sont programmés en forêt domaniale comme en forêt communale avec des aides tirées du plan de relance : fin 2021, la reconstitution de 3 570 ha en forêt domaniale et 1 500 ha en forêt communale est d’ores et déjà planifiée et financée pour un volume de 5,4 millions de plants.
Les crises génèrent un renouvellement accéléré des forêts, qui s’appuie le plus souvent sur les successions naturelles, pour peu que les densités d’ongulés le permettent. Les jeunes peuplements issus des tempêtes de 1984 dans les Vosges et de 1999 dans l’ensemble des forêts de la région couvrent des surfaces très importantes et rentrent ou vont rentrer prochainement dans la phase de production. Il est donc indispensable, pour permettre la « fabrication » de bois d’œuvre qui est le but premier du sylviculteur, de travailler ces vastes surfaces qui ne produisent encore que des bois de qualité secondaire, de type bois d’industrie ou bois énergie. Les modalités d’intervention doivent donc être modernisées avec notamment le recours accru à l’exploitation mécanisée encore insuffisamment développée dans le feuillu. Le développement des débouchés locaux en bois énergie constitue également un enjeu majeur afin de permettre aux gestionnaires forestiers d’équilibrer financièrement les exploitations et de ne pas recourir ou le moins tard possible à des travaux déficitaires. Il en va de l’avenir de ces forêts dans leur capacité de produire du bois de qualité mais aussi de conserver une diversité spécifique, meilleur gage de la résilience des forêts de demain.
Conclusion
Les crises sanitaires subies par les forêts du Grand Est depuis 2018 préfigurent sans doute une situation de perturbations quasi permanentes qui vont affecter durablement nos écosystèmes forestiers et, en conséquence, l’ensemble de la filière forêt-bois de la Région. Cette nouvelle donne doit inciter les propriétaires et gestionnaires, accompagnés par les pouvoirs publics à « réinventer » un nouveau mode de traitement de ces forêts et des produits qu’elles procurent. C’est donc bien l’ensemble des acteurs concernés, sans oublier les élus mais aussi les associations et autres parties prenantes qui doivent travailler collectivement pour définir un avenir adapté aux nouvelles conditions climatiques pour nos forêts de demain. Car nous sommes confrontés au « temps long » et c’est bien à l’échéance de 2050 et même surtout 2100 que nous devons nous inscrire pour trouver les solutions les mieux adaptées pour renforcer la résilience des forêts. Il y aura inévitablement des erreurs car les questions demeureront plus nombreuses que les réponses. Mais nous ne pouvons rester inertes et pour reprendre la phrase du philosophe Edgar Morin : « si l’ignorance de l’incertitude conduit à l’erreur, la certitude de l’incertitude conduit à la stratégie ».
Nous mesurons bien l’incertitude du temps présent : à nous de bâtir une stratégie pour l’avenir !
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