Faire face à la crise - Témoignages
Ensemble Sauvons la forêt de Chantilly. Une recherche action collective de territoire face à un dépérissement forestier massif
Résumé
Depuis vingt ans, un dépérissement massif affecte la chênaie de Chantilly, lié à un environnement pédologique limite pour le Chêne pédonculé, essence majoritaire : des sols sableux reposant sur des plateaux calcaires. Le déficit hydrique moyen est désormais très contraignant. La pression des grands herbivores et des pullulations de hannetons bloque l’évolution du massif vers la chênaie à sessile. L’adaptation de la forêt pour maintenir une chênaie a été décidée par le propriétaire (Institut de France). Elle est mise en œuvre en associant la recherche forestière, l’ONF et la société civile. Elle se fonde sur un diagnostic approfondi de l’état de l’écosystème forestier, le maintien des fonctionnalités écologiques et l’accompagnement continu et progressif vers la chênaie thermophile et méditerranéenne à la fin du siècle.
Messages clés
Les chênes pédonculés de la forêt de Chantilly dépérissent depuis vingt ans.
Des conditions de sol inappropriées sont à l’origine de cette crise.
Des mesures sont prises pour favoriser une chênaie plus thermophile.
Abstract
Massive decline has been affecting the oak grove of Chantilly for 20 years, in link with a “borderline” pedological environment for pedunculate oak – the major species – made of sandy soils resting on calcareous plateaus. The mean water deficit has grown critical. Pressure from large herbivores and cockchafer proliferations are impeding the evolution of the forest towards the sessile oak grove type. Adaptation of the forest to maintain an oak grove has been decided by the owner (the Institut de France). It is implemented by associating with forest researchers, the ONF and the civil society. It is based on an in-depth diagnosis of the state of the forest ecosystem, the maintenance of ecological functions, and continuous and gradual monitoring toward a thermophilous Mediterranean-type oak grove by the end of the century.
Highlights
The pedunculate oaks of Chantilly forest have been declining for twenty years.
Inappropriate soil conditions are at the origin of this crisis.
Measures are taken to promote a more thermophilous oak grove.
Chantilly, un domaine et une forêt à statut original
Les 6 500 hectares de la forêt de Chantilly dans le sud Oise constituent une forêt privée bénéficiant du régime forestier par la volonté du propriétaire. Cette forêt fait partie d’un domaine comprenant également le château, un ensemble immobilier de la période classique, de très riches collections (Musée Condé). L’ensemble a été légué à l’Institut de France à la fin du XIXe siècle par le duc d’Aumale, fils du roi Louis Philippe.
Les conditions du legs requièrent la conservation stricte du patrimoine forestier et sa gestion selon les règles de la sylviculture durable afin de fournir les produits financiers nécessaires à la vie du Domaine. La conversion du taillis-sous-futaie en futaie de Chêne déjà bien entamée en 1900 a été poursuivie par l’administration forestière. La forêt est assez représentative des grandes forêts princières et royales du Bassin parisien. Entourant le château, elle est intégralement ouverte au public et très fréquentée. C’est également le lieu d’une intense activité d’entraînement hippique. Le Domaine abrite un des plus grands centres européens de course de galop. La tradition de chasse au grand gibier y est très vivace, à tir comme à courre. Depuis une vingtaine d’années, des dépérissements massifs affectent la chênaie et la régénération tant naturelle que par plantation est en situation d’impasse.
Crise ou changement de monde forestier ?
Le terme même de « crise », au sens de situation difficile mais temporaire, est devenu inadapté et les acteurs de la forêt de Chantilly ont déjà intégré que ce qui s’y passe fait désormais partie d’un quotidien radicalement nouveau et pérenne ; une sorte de nouveau monde brutalement mis en lumière en 2018 avec le dépérissement massif du Chêne pédonculé (Quercus robur L.), l’essence dominante. Ce phénomène ne cesse de s’aggraver depuis et concerne désormais toutes les essences feuillues y compris le Chêne sessile (Q. petraea Matt. Liebl.). Il s’agit d’un phénomène d’ampleur historique totalement nouveau s’inscrivant dans le temps long d’une forêt ancienne dont la présence est documentée depuis presque un millénaire et particulièrement depuis 500 ans (figure 1).
Figure 1 Première représentation de la forêt de Chantilly
« C’est la figure de la forest de Chantilly faicte a la requeste de hault et puissant seigneur Monseigneur le comte de Dampmartin maistre dostel de France, Jehan de Chasnannes, escuier, son filz, et les religieux du couvent de Chaslis avec eulx adioincte deffendeurs contre messire Pierre Dorgemont chevalier seigneur de Chantilly demandeur et complaignant. » Réalisée à l’occasion d’un procès, c’est la plus ancienne représentation de la forêt de Chantilly connue. La gruerie, au centre, est délimitée par un trait rouge. Sont figurés les bornes, les chemins, les villages environnants et le château de Chantilly.
© Collection du Château de Chantilly, Institut de France
Avant 1990, une chênaie classique, bon élève sans histoire
À partir du début du XIXe siècle, la forêt de Chantilly a bénéficié de manière continue d’une gestion appliquant les principes sylvicoles de l’École forestière de Nancy, mis en œuvre par un propriétaire privé unique s’appuyant sur des personnels forestiers formés par cette école et dépendant directement de lui.
Comme de nombreuses forêts de plaine, vers 1820, Chantilly nécessitait des travaux de restauration pour combler les vides et trouver des densités suffisantes d’arbres de futaie. Dans les zones les plus dégradées, c’est le Pin sylvestre (Pinus sylvestris L.) qui a été massivement utilisé en particulier dans l’est de la partie centrale, quelques rares pins maritimes (P. pinaster Aiton) datent aussi de cette époque.
Ailleurs, le semis de chênes a été largement utilisé. À l’époque, personne ne faisait de distinction entre Chêne sessile et Chêne pédonculé. Les reconstitutions se sont faites en allant récolter des glands à proximité, dans des milieux ouverts voire des bocages qui contenaient essentiellement des chênes pédonculés.
À Chantilly, l’impact de ces facteurs historiques d’origine humaine est très dominant dans la composition en espèces, de la forêt actuelle. Si l’on s’en tient à l’état de la forêt en 1980, elle était dominée par le Chêne pédonculé, et la majeure partie de ce qui restait était occupée par du Pin sylvestre. Si on y rajoute le choix ancien de favoriser le Tilleul (Tilia cordata Mill.) en sous-étage pour des motifs cynégétiques, on a l’essentiel de la composition spécifique actuelle des arbres adultes dominants de la forêt, bien que le Chêne sessile soit présent et représente un tiers de l’ensemble des chênes.
Depuis cinq cents ans, la restauration du couvert forestier cantilien, lorsqu’elle était nécessaire, s’était donc faite avec trois essences, Chêne pédonculé, Tilleul à petites feuilles et Pin sylvestre qui permettaient de répondre au mieux aux enjeux. Par la suite, la forêt ainsi reconstruite s’était toujours révélée apte à se maintenir en bon état de fonctionnement. Très classiquement, au début du XXe siècle, l’augmentation des besoins en bois d’œuvre et la baisse de ceux en bois d’énergie ont conduit à la conversion en futaie de la forêt précédemment gérée en taillis-sous-futaie. La méthode utilisée a été, sans changer les essences, celle du vieillissement des réserves, du recrutement de baliveaux puis de la mise en régénération naturelle du tout à l’issue d’un cycle de production de 150 à 170 ans. Ce modèle du XIXe siècle a été modifié à partir de 1980 du fait de la distinction devenue évidente et nécessaire entre Chênes sessile et pédonculé. Dans les sols et le climat stable de l’époque, le pédonculé est devenu réputé hors station sur les sols sableux calcaires secs majoritaires localement. Le renouvellement de la chênaie s’est appuyée sur l’inadéquation du Chêne pédonculé aux sols locaux et a désigné le Chêne sessile comme essence objectif en le favorisant dans les régénérations naturelles ou en l’introduisant par plantations. Dans toute cette période, que l’on peut qualifier d’ordinaire et facile, la forêt de Chantilly ne se distinguait pas des autres grandes forêts feuillues du Bassin parisien et le processus a fonctionné avec succès jusque dans les années 1990.
La montée de la crise à partir de 1990
En 2022, la qualification de situation de crise de la forêt de Chantilly fait consensus. On peut en dater les prémices vers 1990. En 2005, la révision de l’aménagement notait : « Depuis près de 15 ans, le Chêne pédonculé connaît un assez fort taux de dépérissement lié à des conditions de station sur sols pauvres et filtrants et au vieillissement, aggravées par des périodes de sécheresse successives. »
La période de 2005-2022 est marquée par une dégradation continue de la situation. Finalement en 2018, le propriétaire, en accord avec l’ONF son gestionnaire, a déclaré une situation de crise, suspendu l’aménagement devenu inapplicable et différé son renouvellement.
Dans la partie feuillue de la forêt soit les quatre cinquièmes de la surface de la forêt, les problèmes s’accumulent :
— le dépérissement des chênes pédonculés adultes s’est considérablement accéléré, la moitié des arbres est dans une situation de santé dégradée. Toutes les autres essences feuillues locales [Chêne sessile, Hêtre, Tilleul, Charme (Carpinus betulus L.), Bouleaux (Betula verrucosa L.)] présentent désormais aussi des signes de dépérissements ;
— le taux de réussite des plantations de chênes sessiles, quasi complet jusque vers 2000, moyennant un engrillagement du fait de la pression des grands herbivores, s’est effondré avec des situations d’échec qui se répètent ;
— en régénération naturelle des feuillus, les fructifications sont toujours abondantes et de qualité mais la majorité des semis qu’elles produisent disparaît en deux à trois ans.
Cette double impasse de survie des adultes et de non-renouvellement conduit désormais à envisager une situation très critique où l’avenir d’un état boisé en chênes ne serait plus assuré. Cette situation changerait fondamentalement les caractéristiques de la forêt de Chantilly et les fonctions et services qu’elle assure.
L’analyse du phénomène n’était pas évidente en 2018. Durant les quinze dernières années, il n’y a pas eu localement d’évènement naturel extrême de type tempête, incendie, méga-attaque de bio-agresseurs qui pourrait expliquer la situation. On doit cependant noter l’augmentation plus ou moins bien documentée des dégâts liés à la présence des grands ongulés et des phénomènes de pullulation de hannetons (Melolontha hippocastani Fabricius). Le sud de l’Oise est resté en dehors des zones fortement affectées par les tempêtes de 1999 et 2009 et par la canicule-sécheresse de 2003. Ce sont les inventaires forestiers ordinaires, lancés par l’ONF fin 2018 en préalable à la révision à terme normal de l’aménagement, qui ont conduit à la prise de conscience d’une situation de crise d’ampleur. Ces inventaires standardisés s’appuient sur une partition de la forêt en unités élémentaires de gestion, caractérisée chacune par des peuplements homogènes en termes d’espèce, d’âge et de structure. L’inventaire décrit l’état dendrométrique et sanitaire moyen de la parcelle avec peu de mesures individuelles d’arbres.
Cet inventaire a mis en évidence une situation quasi généralisée de mauvais état sanitaire des peuplements adultes de chênes. De nombreux arbres, représentant près de la moitié du volume de bois sur pied, étaient considérés comme dépérissants au regard du protocole DEPERIS (Goudet & Nageleisen, 2019). Le phénomène concernait quasi exclusivement alors le Chêne pédonculé. La situation sanitaire des autres espèces présentes (Chêne sessile, Pin sylvestre, Hêtre, Tilleul à petites feuilles), parfois dégradée, ne pouvait pas être qualifiée de critique, contrairement à ce qui se dessine début 2023.
L’inventaire de 2018 a également permis de quantifier la dégradation progressive des taux de réussite des plantations de Chêne sessile et des régénérations naturelles de Chêne. L’ensemble des contextes de dégradation au sein de la forêt et les incertitudes qu’ils généraient ont provoqué une sorte d’électrochoc chez le propriétaire et en particulier pour Jérôme Millet et Daisy Copeaux qui assuraient alors conjointement la responsabilité du Domaine
— une accélération spectaculaire du dépérissement : 210 000 m3 de chênes très dépérissants (équivalent à 24 ans de récolte et 25 % des arbres de moyen et gros bois). En début 2023, des mesures partielles de l’état sanitaire montrent une aggravation rapide de la dégradation, une majorité des chênes adultes ayant désormais un état de dégradations manifeste (stade C et + de DEPERIS) ;
— une attaque massive et généralisée de hannetons : 70 % de la surface forestière est infestée de larves qui détruisent les racines ;
— les deux tiers des arbres installés en plantation depuis 10 ans avaient disparu.
Figure 2 Données dendrométriques de synthèse en début 2020
2018-2020 : L’analyse classique d’un contexte de crise et ses limites
L’importance de cette dégradation a pu conduire alors certains à poser l’hypothèse que la situation était sans espoir et qu’il fallait abandonner l’idée de pouvoir récupérer un état de l’écosystème forestier permettant d’en assurer la pérennité et de maintenir ses fonctions. Au contraire, Jérôme Millet et Daisy Copeaux ont choisi de refuser une trajectoire de déclin pouvant apparaître comme inéluctable. Ils ont considéré que l’Institut de France, détenteur du legs du duc d’Aumale, se devait de maintenir une forêt vivante et multifonctionnelle.
Ce refus de ce qui semblait inéluctable est à la base du mouvement « Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly » qui a été lancé début 2019 par le propriétaire avec quelques principes :
— l’appel à toutes les ressources du savoir scientifique et pratique ;
— la transparence totale sur les résultats d’analyse en respect des principes d’ouverture de la science ;
— la coproduction des réflexions sur l’analyse de la situation et la recherche de solutions avec tous ceux souhaitant y participer, experts ou non, forestiers ou non.
Concrètement, une première décision a été prise en accord avec l’ONF et l’État de suspendre l’application de l’aménagement et de reporter la révision.
Sur le fond, le propriétaire a engagé deux types de démarches visant à améliorer la connaissance de la situation de la forêt et son contexte environnemental.
La première consiste en un réseau de 300 placettes permanentes qui a été installé de manière systématique de façon à couvrir à l’ensemble de la forêt
Figure 3 Pourcentage d’individus de Chênes pédonculé et sessile dépérissants (classes de dépérissement D-F) en 2020 selon la réserve utile en eau du sol
Les mesures individuelles d’arbres ont mis en évidence la présence à très faible distance au sein des placettes de chênes pédonculés dépérissants et d’autres sains sans qu’on puisse proposer une explication robuste. Des vérifications faites durant l’été 2021 ont montré qu’il ne s’agissait pas d’un artefact de mesure et qu’on avait bien affaire à une caractéristique forte et généralisée de l’état de la forêt. La première réaction à cette absence d’explication simple est de déclarer le phénomène comme multicausal interactif, manière élégante d’avouer son impuissance à l’expliquer.
Parallèlement aux inventaires et investigations de terrain, on a mené des recherches sur les évènements forestiers et climatiques passés à Chantilly. Cette recherche historique était facilitée par la documentation forestière considérable accumulée par les propriétaires depuis 400 ans. Il n’a pas été retrouvé de mentions passées de dégradation de l’état sanitaire des arbres de la forêt du niveau de celui observé actuellement. Cette documentation factuelle a pu être éclairée du fait de la localisation de la forêt dans une région où la documentation météorologique est ancienne et de qualité.
Les données climatiques retrouvées ont permis d’effectuer une rétro-analyse utilisant comme variables celles du modèle IKS
D’autre part, l’analyse climatique longue locale va dans le même sens que l’évolution historique du climat dans le Bassin parisien, avec la fin des grand épisodes de froid hivernal dans la seconde moitié du XIXe siècle et surtout la montée brutale et rapide des températures à partir de 1990 sans que le régime des pluies ne présente de signal particulier (tableau 1).
Tableau 1 Données climatiques décennales depuis 1873
Sources : interpolations de sources diverses et CRU TS v. 4.06 avant 1930 puis données de l’aéroport de Beauvais-Tillé.
Année début |
Année fin |
Température moyenne avril-septembre (°C) |
Somme pluies avril-septembre (mm) |
Déficit hydrique annuel (mm) (DHYA IKS) |
---|---|---|---|---|
1873 |
1882 |
13,6 |
299 |
162 |
1883 |
1892 |
13,7 |
298 |
122 |
1893 |
1902 |
14,3 |
275 |
225 |
1903 |
1912 |
13,9 |
295 |
178 |
1913 |
1922 |
14,0 |
299 |
189 |
1923 |
1932 |
14,0 |
350 |
132 |
1933 |
1942 |
14,5 |
329 |
161 |
1943 |
1952 |
15,2 |
315 |
210 |
1953 |
1962 |
14,8 |
293 |
231 |
1963 |
1972 |
14,4 |
351 |
144 |
1973 |
1982 |
14,6 |
334 |
169 |
1983 |
1992 |
14,9 |
330 |
179 |
1993 |
2002 |
15,4 |
341 |
204 |
2003 |
2012 |
15,4 |
284 |
331 |
2013 |
2022 |
15,6 |
288 |
352 |
Le modèle IKS montre alors clairement qu’à partir de 1990, un phénomène nouveau se produit : la récurrence d’années où le Chêne pédonculé mais également le Chêne sessile se trouvent en limite de leur zone de tolérance vis-à-vis du déficit hydrique annuel : 320 mm (figure 4). Compte tenu de la faible réserve maximale en eau du sol, les peuplements de chênes pédonculés de Chantilly se trouvent alors depuis les années 2000 dans des situations où l’espèce se retrouve, plus d’une année sur deux, soumise à des conditions en dehors de celles de son enveloppe climatique vis-à-vis du déficit hydrique. Moins affiné que le modèle de bilan hydrique Biljou
Figure 4 Bilan thermo-hydrique décennal depuis 1873 : Déficit hydrique annuel calculé selon la méthode IKS (https://climessences.fr/modele-iks/presentation/presentation-du-modele-iks) et température moyenne d’avril à septembre (°C)
Cette phase d’analyse classique de situation de crise a mobilisé de manière relativement indépendante de nombreuses ressources d’expertise techniques et scientifiques couvrant les diverses hypothèses des causes de dépérissement. Une synthèse de l’ensemble de ces analyses partielles et spécialisées a été faite lors d’un colloque public à Chantilly en février 2023
Depuis 2020, un programme d’ampleur de recherches et d’actions pour dépasser les insuffisances des analyses partielles
Bien que les bilans de déficit hydrique suggèrent le passage d’un seuil de rupture de l’adaptation du Chêne pédonculé au nouvel environnement climatique, la conséquence pratique reste qu’il est délicat de décider d’une stratégie d’adaptation forestière. Le gestionnaire se trouve dans une double impasse. La différence de réponse d’arbres voisins (l’un dépérit et l’autre pas), toutes choses apparemment égales par ailleurs, reste inexpliquée et génère de la perplexité sur la place à donner à l’essence et le pronostic sanitaire des arbres encore sains. La stochasticité classique de la réponse individuelle des arbres à un environnement a priori homogène ne semble pas suffire à expliquer des comportements si différents à si faible distance et surtout si généralisés à toute la forêt. Par ailleurs, aucune cause classique de dépérissement gérable par la sylviculture n’émerge clairement, ce qui rend en conséquence très incertaine l’efficacité de mesures de gestion s’appuyant sur le traitement spécifique d’une ou plusieurs causes présumées. La réaction des acteurs forestiers locaux a alors consisté à chercher à renforcer l’expertise tout en engageant sans attendre des actions visant à améliorer l’état de la forêt.
À ce jour, à la fin 2022, quatre grandes démarches complémentaires sont en cours.
Un programme de recherche coordonné par Laurent Saint-André (INRAE-Nancy, Biogéochimie des Écosystèmes forestiers)
La communauté scientifique forestière s’est mobilisée via INRAE en constituant un consortium transdisciplinaire de plus d’une cinquantaine de chercheurs. L’objectif de ce consortium est de construire et mettre en œuvre un programme de recherches pour mieux comprendre le dépérissement en forêt de Chantilly et aider les parties prenantes à construire des solutions.
La phase de pré-diagnostic a montré ses limites et conduit à passer à la phase actuelle avec plusieurs démarches d’études complémentaires :
— les leçons du passé dérivées des cernes de croissance du bois et leur composition biochimique pour documenter d’éventuelles crises antérieures ;
— l’analyse fine du contexte pédologique ;
— l’évolution du contexte climatique ;
— le fonctionnement de l’écosystème dont l’impact des grands herbivores ;
— le fonctionnement de l’arbre : hydraulique et flux de matière ;
— le lien avec la génétique des populations de chênes ;
— les interactions pathogènes/ravageurs – arbres ;
— et en synthèse la recherche d’un modèle explicatif des dépérissements intégrant l’ensemble des causes potentielles documentées par les résultats des recherches.
Cette démarche scientifique est innovante par son ampleur : la quasi-totalité des champs de recherche sur les dépérissements forestiers et impacts des changements climatiques en forêt sont présents dans le consortium mis en place par INRAE à Chantilly.
L’évolution de la gestion forestière ; du renouvellement à la commercialisation des bois, coconstruite via un comité exécutif multipartite, décidée par le propriétaire et mise en œuvre par l‘ONF
La phase de diagnostic scientifique approfondi se déploie alors que le développement de la crise forestière sanitaire se poursuit. Des décisions de gestion s’imposent, quel que soit le niveau d’informations disponibles concernant l’état de l’écosystème forestier et son devenir. Pour ce qui concerne la sylviculture, ces décisions concernent essentiellement les soins apportés à l’environnement des arbres avec deux axes principaux.
Le premier est la protection des sols avec la généralisation des cloisonnements d’exploitation et la recherche d’un couvert forestier continu pour éviter les effets d’augmentation des températures au sol.
Le second modifie le mode de commercialisation des bois avec le passage au bois façonné qui remplace la vente de coupes marquées sur pied. La généralisation des dépérissements individuels dans l’ensemble de la chênaie oblige à multiplier les sites de coupes sanitaires portant sur quelques arbres avec les risques associés pour les sols et les arbres vivants. En conséquence, dans un premier temps, l’exploitation des bois en régie et leur vente bord de route ont été adoptées pour avoir une maîtrise directe complète de l’exploitation et de la mise en marché des bois. Cette approche présente un double avantage : contrôle des circulations de débardage et maîtrise de l’offre commerciale avec des produits déjà classés. La vente de grumes classées et purgées permet de dépasser l’effet d’image négative liée aux bois sur pied dépérissants et réputés piqués. Le martelage en feuille devient nécessaire pour apprécier l’urgence à sortir les bois.
Parallèlement aux débuts d'ajustement de la gestion des peuplements en place, des démarches visant à diversifier les essences présentes ont été lancées. Les principes de l'outil Climessence du RMT AForce (Riou-Nivert et al., 2013 ; Chartier & Riou-Nivert, 2013) ont été utilisés pour identifier les écosystèmes forestiers les plus proches, correspondant aux stades d'évolutions possibles du climat cantilien d'ici la fin du siècle. L'évolution peut se comparer à une migration des climats conduisant au climat toulousain ancien en passant par celui du sud du Bassin parisien et des régions ligériennes et poitevines. Les espèces et provenances actuellement présentes dans ces régions sont peu à peu mobilisées pour être testées à Chantilly. La démarche va se poursuivre dans un contexte d'évolution encore plus forte du climat et conduit alors à déjà tester les espèces et provenances de climat méditerranéen.
La levée du blocage de la régénération naturelle liée à la surabondance des grands herbivores
La présence des grands herbivores et leur chasse constituent un sujet important en soi. Les deux font partie de l’identité de la forêt, ils ont même été souvent la première préoccupation des propriétaires du passé. La place des deux n’échappe pas au grand mouvement d’adaptation que nous avons lancé. L’objectif est clair : arriver à une forêt sans clôtures, où les grands animaux seront toujours très présents sans empêcher la forêt de vivre et se renouveler et à laquelle les chasseurs auront accès en harmonie avec tous les autres utilisateurs de la forêt. Les approches sont classiques :
— suivre l’évolution des populations de grands mammifères grâce au tableau de bord ;
— faire la constatation commune des dégâts de gibier sur la forêt ;
— améliorer la capacité d’accueil de la forêt par une évolution des pratiques forestières ;
— faire évoluer les pratiques et techniques de chasse.
La participation des citoyens à l’élaboration et à l’exécution des projets
La prise en compte de la crise sanitaire de la forêt de Chantilly ne se résume pas à des relations entre l’Institut de France, propriétaire, le gestionnaire ONF et la communauté scientifique. Dès le début de la reconnaissance de la situation de crise, l’Institut de France a affiché une forte volonté de transparence. Au-delà, la décision a été prise et mise en application, d’associer à la démarche les acteurs locaux non forestiers : élus, citoyens, associations. L’ensemble a été dénommé « Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly ». Cette volonté du propriétaire est dans la droite ligne de la nature même de la forêt, legs de son dernier propriétaire à l’Institut de France en 1890, pour qu’elle soit conservée et ouverte tout en constituant une ressource économique majeure et durable pour le château et ses collections.
La participation collective au projet se traduit par un comité exécutif pluri-partenaires qui accompagne le propriétaire dans la mise en œuvre du projet et par un appel large aux citoyens bénévoles qui participent directement et souvent de manière décisive aux actions relevant du programme de recherches et des actions adaptatives (figure 5 et figure 6).
Figure 5 Organisation du collectif « Ensemble Sauvons la Forêt de Chantilly »
Figure 6 Avancement du projet « Ensemble Sauvons la Forêt de Chantilly » à la fin 2022
Premier bilan : incertitudes, liberté et intelligence collective
Il y a 500 ans, la forêt de Chantilly, 6 500 ha aujourd’hui, est entrée dans une période de gestion suivie, sans vrai drame ni rupture. De prince en prince, elle a fini par devenir vers 1900 un patrimoine du prestigieux Institut de France, avec l’administration forestière française comme gestionnaire.
Aux XIXe et XXe siècles, cette forêt apparaît comme un livre ouvert de la pensée forestière française telle qu’elle s’est constituée et a été enseignée à l’École forestière de Nancy ; une sorte de témoin assez fidèle de l’histoire des grandes chênaies du Bassin parisien. Il y eut d’abord, tout au long du XIXe siècle, une gestion méticuleuse en taillis-sous-futaie dans le plus pur respect des normes académiques. Tout aussi académiquement, la conversion en futaie a été engagée au début du XXe siècle puis poursuivie avec constance. La prise de conscience des différences entre Chênes sessile et pédonculé et l’inadaptation de ce dernier aux sols ont enfin conduit à poursuivre la conversion en futaie régulière avec le Chêne sessile à partir de 1980, essentiellement via des plantations.
Le cours de l’histoire de la forêt de Chantilly dans le dernier tiers du XXe siècle apparaissait alors comme un long fleuve tranquille, un concerto forestier classique en trois mouvements : taillis-sous-futaie, conversion en futaie, passage au Chêne sessile. Une histoire longue adaptée au temps de la production de grumes de chêne de grande qualité dont la valeur économique suffisait à justifier la sagesse et la bonne vision des gestionnaires passés. Bref, un cas d’école et un motif de satisfaction.
Au regard de ce passé riche et tranquille, la crise actuelle n’en est que plus brutale et perturbante. Depuis quelques années, le sol semble se dérober sous les pieds des forestiers : de nombreux arbres adultes dépérissent et les jeunes n’arrivent plus à s’installer. Comment se fait-il que le long fleuve tranquille de la gestion forestière traditionnelle semble être sorti de son lit et dorénavant échappe à tout contrôle et prévision ? Le forestier n’arrive plus à anticiper l’avenir et à le consigner dans un projet d’aménagement et, chaque année, il court après les évènements, coupant les arbres moribonds avant que leur valeur ne s’effondre définitivement. Pourquoi ? Question première évidente que se posent tous ceux mis face à une réalité qui semble leur échapper. Question dont la réponse semble a priori le préalable à toute tentative de retomber sur ses pieds et à nouveau pouvoir se réinscrire dans l’histoire de la forêt, tout simplement en pouvant construire un récit sur le présent et le futur.
Nous sommes loin d’être dans le brouillard total. Les observations et analyses de ces trois dernières années conduisent à quelques éléments de diagnostic assez robustes : il y a en cours des dysfonctionnements forts et généralisés de l’écosystème forestier ; ils sont nouveaux à ce niveau dans l’histoire connue de la forêt. L’environnement climatique est radicalement nouveau. L’hypothèse d’un lien entre les deux phénomènes est plausible en particulier en ce qui concerne le dépérissement des chênes pédonculés adultes. On peut aussi y associer plusieurs contextes locaux renvoyant à des hypothèses classiques susceptibles de l’aggraver : inadaptation au sol, âge des arbres, concurrence du taillis. Cependant aucun modèle simple de relation de cause à effet n’a pu être à ce jou proposé qui soit suffisamment robuste pour comprendre les phénomènes en cours, expliquer les différences de réponse selon l’arbre et surtout mettre en place des solutions de gestion corrective et adaptative.
Bref, si le constat de crise est évident, personne ne sait vraiment l’expliquer et y remédier. Il manque toujours un modèle unificateur robuste permettant d’assembler les faits et les théories disponibles. On peut identifier en particulier des questions majeures qui concernent des décisions fortes et immédiates de gestion dont l’effet sur le long terme de la forêt est essentiel.
— Quelle place pour le Pin sylvestre ? Il est actuellement toujours dans un état sanitaire favorable et se régénère et s’installe facilement par plantation y compris dans les espaces où le maintien du Chêne devient très difficile. Cependant, l’évolution de la forêt vers une pinède n’est pas l’option retenue et même en contexte de forêt mélangée de type chênaie-pinède, se pose la question du remplacement du Pin sylvestre par des pins plus thermophiles et tolérants à la sécheresse comme le Pin maritime et les Pins méditerranéens ;
— Doit-on continuer à chercher à obtenir et conserver des régénérations naturelles des chênes pédonculés en place ?
— Doit-on retenir le maintien du Chêne sessile local comme essence objectif alors que les modélisations Climessence locales le concernant sont pessimistes dans les scénarios climatiques les plus probables à horizon 2050-2100 ?
— Peut-on avoir confiance dans le Pin maritime au vu des risques sanitaires liés au nématode (Bursaphelenchus xylophilus Steiner & Buhrer), en progression dans le Sud-Ouest et les enjeux d’incendie ?
— Peut-on espérer réussir des régénérations de feuillus par plantation dans le contexte de présence des hannetons ?
— Connaît-on d'autres essences ou provenances non présentes à Chantilly et dont on est raisonnablement confiants qu'elles pourraient l’être durablement à partir de maintenant ?
— La perspective qui a émergé il y a une dizaine d’années de mettre en place une forêt mixte associant les chênes et les pins tempérés thermophiles français [Chêne sessile, Chêne pubescent (Q. pubescens L.), Pin maritime, Pin de Salzmann (Pinus nigra ssp salzmannii (Dunal Franco))] reste-t-elle d’actualité face à une évolution du climat qui, dès la dernière décennie, place localement le sessile hors de son enveloppe climatique ?
— Faut-il alors aller vers une pinède de pins français ou envisager des « néo-écosystèmes forestiers » faisant massivement appel à des essences feuillues et résineuses typiquement méditerranéennes et parfois non présentes en France ?
— Faut-il laisser des parties importantes de la forêt en libre évolution sans tentative d’y maintenir des peuplements de production ?
Il n’y a pas aujourd’hui de réponse claire à ces questions, mais elles sont posées et agir ou ne pas agir est de toute façon y répondre. Dans ce contexte, il reste la démarche d’analyse scientifique pluridisciplinaire engagée en 2021 qui apparaît comme la meilleure possible pour progresser dans la connaissance du phénomène. Cependant, plusieurs raisons font que les décisions de gestion ne peuvent attendre l’arrivée de connaissances nouvelles :
— les dépérissements en cours nécessitent des récoltes de sauvegarde pour préserver la qualité des bois récoltés ;
— les surfaces potentiellement concernées par des décisions de gestion sont telles qu’il est nécessaire de garder un rythme annuel d’intervention soutenu ;
— l’absence d’interventions pourrait apparaître comme un renoncement aux principes collectifs partagés forts de « Ensemble, Sauvons la Forêt de Chantilly ».
La mise en œuvre du « Projet Chantilly » est également en vraie grandeur et en « direct live » un cas exemple général d’adaptation de notre société aux impacts du changement climatique. Le contexte de l’acquisition des connaissances sylvicoles nouvelles via les démarches scientifiques a été longuement évoqué. Mais ce qui se passe en forêt de Chantilly est peut-être, comme souvent, plus une affaire d’hommes et de femmes qu’une affaire d’arbres. Tout autant que de l’accumulation de savoirs techniques et scientifiques, Il apparaît de plus en plus que la réussite de « Ensemble, Sauvons la Forêt de Chantilly » dépendra de la capacité, autour du propriétaire, de construire et d’installer dans la durée des coopérations et des alliances entre toutes les parties prenantes : forestiers, institutions, acteurs économiques, ONG, chasseurs et citoyens. Cette démarche de coconstruction est une volonté très forte du propriétaire. Elle s’inscrit dans une transparence complète sur l’état des incertitudes multiples qui accompagnent la gestion adaptative.
Sans elle, le savoir, pour indispensable qu’il soit, resterait une substance désincarnée et impuissante. Il est assez piquant de constater que le premier savoir objectif sur cette crise, celui de l’inventaire de 2018, conduisait à une posture rationnelle d’abandon de la forêt à un destin de dépérissement inéluctable. Les hommes et femmes du territoire ont mobilisé d’autres valeurs éthiques et sentimentales pour refuser ce destin et, ce faisant, ont pu mobiliser des ressources du savoir et de la science qui étaient restées inexploitées et qui permettent maintenant de croire à défaut en la sauvegarde la forêt, au moins en celle de la décision collective de le tenter. L’optimisme de l’action collective compense aujourd’hui largement le pessimisme de l’analyse objective. La volonté peut créer des forêts.
Remerciements
Chaleureux remerciements à Daisy Copeaux, directrice du Domaine forestier de Chantilly, et à tous les membres du Collectif.
Notes
- Depuis début 2022, Daisy Copeaux, prenant la suite de Jérôme Millet, est devenue Directrice du Domaine forestier et immobilier.
- https://prosilva.fr/files/brochures/brochure_Inventaires.pdf
- https://climessences.fr/modele-iks/presentation/presentation-du-modele-iks
- https://climessences.fr/
- https://appgeodb.nancy.inra.fr/biljou/fr/fiche/bilan-hydrique
- https://www.youtube.com/watch?v=wUWvMLIB_hM, vidéo intégrale de la réunion publique « Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly », février 2023.
Références
- Chartier, M., & Riou-Nivert, Ph. (2013). Mise en place d’un réseau d’essais. Projet NOMADES, Fascicule 7. CNPF et SFCDC. 14 pages + Annexes. https://www.reseau-aforce.fr/data/497954_nomades_fascicule7_compte_rendu_d_installation_essai_vdef_av15.pdf
- Goudet, M., & Nageleisen, L.M. (2019). Protocole Dépéris: Méthode de notation simplifiée de l'aspect du houppier des arbres forestiers dans un contexte de dépérissement. Forêt Entreprise, 246, 36-40.
- Riou-Nivert, Ph., Lamant, T., Legay, M., Cambon, D., Pâques, L., Ducousso, A., Fady, B., Courbet, F., Anger, C., Merzeau, D., Paillassa, E., & Sédillo-Gasmi, C. (2013). Quelles essences pour quelles régions ? Inventaire des essences susceptibles d'être intéressantes et acceptables pour relayer les essences autochtones. Projet NOMADES, Fascicule 5. CNPF, INRA, ONF, SFCDC. 14 pages. https://www.reseau-aforce.fr/data/497955_nomades_fascicule5_presentation_des_fiches_par_essences_vdef_mars15.pdf
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