Des crises à répétition - Conférences
Assurance financière et assurance naturelle : une application à la forêt
Résumé
Les risques naturels menacent les écosystèmes forestiers, et cette menace s’accentue sous l’effet du changement climatique. La question de l’assurance forestière devient alors centrale. Dans le secteur forestier, l’assurance peut être de deux types. Les propriétaires forestiers peuvent souscrire un contrat d’assurance auprès d’un assureur pour se couvrir contre les dommages imputables aux risques naturels (assurance financière) et en même temps, la forêt fournit une protection contre les risques naturels aux populations exposées (assurance naturelle). Cet article présente ces deux formes d’assurance, leurs interactions et propose des exemples dans un contexte forestier. Nous montrons que les deux concepts sont bien définis et utilisés en économie de la forêt, mais que leurs relations sont encore peu analysées. Nous mettons en évidence des questionnements qui pourraient favoriser ou conduire à cette analyse.
Messages clés
Face aux changements climatiques, l’assurance forestière devient centrale.
Les risques à couvrir sont à la fois naturels et financiers.
Les formes d’assurances dans le contexte forestier sont ainsi multiples.
Abstract
Natural hazards threaten forest ecosystems, and this threat is increasing under the impact of climate change. As a result, the issue of forest insurance has become central. In the forestry sector, insurance can be of two types. Forest owners can take out an insurance contract with an insurer to cover themselves against damage attributable to natural hazards (financial insurance) and at the same time, the forest provides protection against natural hazards to exposed populations (natural insurance). This article presents these two forms of insurance, their interactions, and provides examples in a forest context. We show that the two concepts are well-defined and used in forest economics, but their relationships are still little analysed. Questions that could favour or lead this analysis are highlighted.
Highlights
Forest insurance is becoming key in the face of climate change.
The risks to be covered are both natural and financial.
The types of insurance in the forest context are multiple.
Introduction
Les risques naturels représentent une menace majeure pour les écosystèmes forestiers. En Europe, les incendies et les tempêtes sont responsables de près de 70 % des dommages forestiers sur la période 1950-2000 (Schelhaas et al., 2003).
En août 2003, des incendies de forêt ont détruit 10 % des forêts portugaises, et plus de 70 000 hectares ont brûlés en France
Les tempêtes Lothar et Martin ont généré, à elles deux en 1999, 30 millions de m3 de dégâts en Allemagne pour une perte financière totale estimée à 1,4 milliard d'euros, et 140 millions de m3 de dégâts en France pour un montant de dommages évalué à 4,57 milliards d'euros (Caurla et al., 2015). En 2009, la tempête Klaus a abattu 32 % du bois sur pied de Pin maritime en Aquitaine (sud-ouest de la France) sur le million d'hectares existant, générant au total 42 millions de m3 de dommages pour une perte comprise entre 1,34 et 1,77 milliard d'euros (Lecocq et al., 2009).
D’autres aléas naturels causent également des dommages considérables aux forêts tels que les attaques de scolytes sur épicéa, la chalarose du frêne ou encore les sécheresses estivales récurrentes.
Ces aléas naturels sont « des perturbations naturelles inattendues ou incontrôlables, d'ampleur inhabituelle et qui affectent négativement soit les activités des individus soit les individus eux-mêmes » (Hanewinkel et al., 2011). Ils génèrent des pertes économiques considérables du fait de la faible qualité des bois abattus, de la réduction de la valeur future des peuplements, du surcoût lié à la restauration des peuplements et de la perte de revenus réguliers, y compris ceux provenant de la chasse (Birot & Gollier, 2001). En plus de mettre en péril la production de bois, les risques naturels ont également des impacts négatifs sur la fourniture des autres services écosystémiques tels que la séquestration du carbone, la biodiversité, la récréation, etc.
Or, selon le cinquième rapport d'évaluation du GIEC (Groupe d'Experts Intergouvernemental pour l'Évolution du Climat) de 2014, les événements naturels augmentent en intensité et en sévérité en raison du changement climatique. Par exemple, en Europe, le nombre d'incendies a déjà été multiplié par six entre 1970 et 2000 et continue d'augmenter sous l'effet du changement climatique (Schelhaas et al., 2003). De la même manière, il est attendu que le temps de retour entre deux tempêtes soit réduit de manière significative et que les dommages associés augmentent sur le continent européen (Della-Marta & Pinto, 2009), avec toutefois de grandes variations régionales.
Dans ce contexte, la question de la couverture des risques naturels dans le secteur forestier devient centrale. Parmi les moyens pertinents pour se couvrir contre les risques naturels, l’assurance comme stratégie de partage des risques est encouragée. En effet, l’assurance est mise en avant comme moyen de financer la résilience et l’adaptation au changement climatique par de nombreux organismes et rapports internationaux (OCDE, 2015 ; Global Agenda Council on Climate Change, 2014 ; article 4.8 de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et article 3.14 du Protocole de Kyoto). Il s’agirait notamment de recourir à l’assurance (et au secteur financier) pour explorer d’éventuels nouveaux mécanismes de partage des risques et encourager l’adoption de bonnes pratiques.
Dans le secteur forestier, l’assurance peut être de deux types : financière ou naturelle. En effet, les propriétaires forestiers peuvent souscrire un contrat d’assurance auprès d’un assureur pour se couvrir contre les dommages imputables aux risques naturels (assurance financière) et, en même temps, la forêt fournit une protection contre les risques naturels aux populations exposées (assurance naturelle). L’objectif de l’assurance, quelle qu’elle soit, est toutefois identique : protéger contre les conséquences des aléas naturels. Cependant, en fonction du type d’assurance, le rôle joué par la forêt est différent. En effet, elle constituera l’assuré (via le propriétaire) dans le cas de l’assurance financière alors qu’elle représentera l’assureur dans le cas de l’assurance naturelle. Or, ces deux rôles sont la plupart du temps joués simultanément, de sorte que des arbitrages sont parfois nécessaires, et qu’il convient de réfléchir au lien entre ces deux formes d’assurance.
Définition des concepts
Assurance financière
Les contrats d’assurance financière permettent de transférer le risque du propriétaire forestier vers l’assureur en échange du paiement d’une prime d’assurance. Les risques couverts doivent respecter un certain nombre de critères d’assurabilité : risques homogènes, indépendants, imprévisibles, pas de type catastrophique (faible probabilité, gros dégâts), quantifiable et prime d’assurance maximale acceptable (Couture, 2009).
Des contrats d'assurance financière pour couvrir les perturbations naturelles en forêt existent dans de nombreux pays du monde notamment pour les risques tempêtes et/ou incendie. Ces contrats prennent en charge principalement la perte de production de bois et parfois le reboisement. Une enquête de Zhang et Stenger (2014) a révélé des différences en termes de couverture assurantielle d'un pays à l'autre. En Nouvelle-Zélande, 55 % de la surface forestière est assurée, et ce chiffre est de 50 % en Chine. Au Chili, l'assurance forestière atteint 60% de la forêt de plantation. Dans les autres pays, l'assurance forestière semble avoir plus de mal à s'imposer. Elle concerne 13 % de la surface forestière en Afrique du Sud, moins de 10 % au Japon et moins de 3 % aux États-Unis. Deng et al. (2015) ont indiqué qu'aux États-Unis, les propriétaires forestiers souscrivaient rarement à une assurance et que peu d'assureurs offraient de tels contrats. Dans leur échantillon de 547 propriétaires forestiers du Mississipi, aucun n'était assuré.
En Europe, de tels marchés d'assurance existent également. Les pays scandinaves ont la plus ancienne tradition d'assurance forestière avec le premier contrat d'assurance incendie proposé en Norvège en 1898 (Sacchelli et al., 2018). La Suède a le pourcentage le plus élevé de superficie forestière privée couverte par l'assurance (95%), suivie du Danemark (près de 50 %) et de la Norvège (35 %). En dehors de la Scandinavie, la Finlande est un des pays avec la surface assurée la plus importante (40 %). D'autres pays semblent rencontrer plus de problèmes dans la diffusion de l'assurance forestière. En France, quelque 400 000 ha de forêt privée sont assurés contre les incendies et/ou les tempêtes, soit seulement 4 % de la forêt privée française (Dossier Sylvassur, 2013). En Espagne, parmi les 6 224 029 hectares de terres forestières assurables en 2010, seuls 77 103 hectares étaient assurés contre les incendies, soit 1,25 % (Barreal et al., 2014). En Allemagne, l'assurance forestière n'en est qu'à ses débuts (Holecy & Hanewinkel, 2006). En conséquence, dans de nombreux pays dont la France, la souscription d'une police d'assurance par les propriétaires forestiers reste une exception.
Les raisons de ces différences de souscription entre pays peuvent être multiples. La littérature a notamment mis en évidence que l'existence (ou non) de compensation publique postcatastrophe, ainsi que la forme prise par cette compensation (forfaitaire, subvention, etc.), constituaient des déterminants essentiels de la demande d'assurance des propriétaires forestiers (Brunette et al., 2009). Des différences dans les contrats entre pays peuvent également expliquer un recours différent à l'assurance. Par exemple, en Finlande, les compagnies d'assurance proposent des contrats contre les dommages causés par les insectes alors que dans les autres pays ce sont principalement les risques incendie et/ou tempête qui sont assurés. Dans la même veine, en Nouvelle-Zélande, certaines compagnies assurent la perte de carbone en cas d'aléa en plus de la perte de production de bois, alors que traditionnellement seule la perte de production de bois et le reboisement sont assurés.
Assurance naturelle
Les écosystèmes forestiers produisent de nombreux biens et services, tels que la production de bois, la régulation du climat et des risques naturels, la purification de l'eau, la biodiversité, etc. Ces biens et services contribuent de manière significative à la résilience et la stabilité des écosystèmes (Unterberger & Olschewski, 2021). Ce faisant, ils fournissent une « valeur d'assurance » (Augeraud-Véron et al., 2019). Plus la capacité des forêts à réguler et à résister aux perturbations externes est élevée, plus la valeur d'assurance qu'elles fournissent est grande (Baumgärtner & Struntz, 2014). Conceptuellement, la valeur d'assurance est donnée par la variation de la prime de risque due à une modification du niveau de résilience (Baumgärtner & Strunz, 2014). Par exemple, si la résilience d'un écosystème forestier se détériore (passage d'un niveau élevé de fournitures de biens et services à un niveau faible), la prime de risque d'un individu ayant de l'aversion vis-à-vis du risque augmente. La prime de risque représente la somme maximale qu'un individu est prêt à payer pour éviter la détérioration. L'augmentation de cette prime de risque représente alors la valeur d'assurance associée à l'écosystème en question.
Toutefois, les écosystèmes répondent souvent aux besoins de plusieurs utilisateurs ayant des intérêts divergents simultanément. En effet, pour les gestionnaires de l’écosystème, l’assurance naturelle se présente sous la forme d’une production de bois et de revenus issus du bois moins volatils, alors que pour les populations exposées aux risques naturels, l’assurance naturelle représente la protection apportée par l’écosystème forestier contre les risques naturels. Par exemple, en zones montagneuses, les forêts sont importantes en termes de protection contre les chutes de pierre, les avalanches, les glissements de terrain, etc. Les forêts protègent alors les populations et les infrastructures à proximité.
Ce rôle d’assurance des écosystèmes forestiers était jusqu’à récemment peu considéré (Quaas & Baumgärtner, 2008 ; Paavola & Primmer, 2019). En effet, cette « valeur d’assurance » fournie par la forêt a une dimension de bien public et donc les gestionnaires forestiers n’ont aucune incitation à sa fourniture. Elle constituait en effet un simple cobénéfice de la production de bois. La fourniture jointe d’un bien privé (le bois) et d’un bien public (valeur d’assurance) reste encore à l’heure actuelle un challenge en termes de gouvernance (Farley & Costanza, 2010).
À l’heure actuelle, le rôle d’assurance naturelle joué par les écosystèmes forestiers est de plus en plus reconnu. Par exemple, la notion de valeur d’assurance des écosystèmes a été reprise par la Commission européenne qui souligne la nécessité « d’évaluer la valeur d’assurance de la nature » et de « l’intégrer dans le programme de gestion des risques de catastrophe » (Commission européenne, 2015). Cet engouement pour l’assurance naturelle se retrouvait déjà dans la stratégie européenne pour l’adaptation (Commission européenne, 2013a), dans « The Green Infrastructure Policy » (Commission européenne, 2013b) ou encore dans la stratégie biodiversité de l’Union européenne « Our Life Insurance, Our Natural Capital » (Commission européenne, 2011).
Les différences entre les deux types d’assurance
Les forêts peuvent être couvertes contre les risques naturels (assurance financière) et, en même temps, elles fournissent une couverture contre les risques naturels (assurance naturelle). Cela signifie que l’assurance financière représente un outil permettant d’assurer la fourniture et la pérennité de la valeur d’assurance des forêts. En effet, si un sinistre survient, le contrat d’assurance financière indemnisera le propriétaire (notamment pour la perte financière et le reboisement), qui pourra alors réaliser les travaux nécessaires pour que le peuplement retrouve un certain niveau de stabilité, à même de fournir des biens et services. Toutefois, l’assurance naturelle et l’assurance financière sont de nature fondamentalement différente.
L’assurance naturelle a la capacité de réduire les risques encourus par l’Homme, mais elle ne peut compenser les pertes une fois que l’événement en question s’est produit (mécanisme ex ante). Aucun dommage ne sera couvert. Par exemple, un écosystème forestier peut être géré de manière à résister aux perturbations externes telles que les incendies (débroussaillement, nettoyage des sols, etc.), la sécheresse (recours à des essences ayant de moindres besoins en eau, réduction de l’âge optimal de coupe, etc.), les pathogènes et insectes (diversification en essence, jachère, etc.), etc. Cette gestion permet de réduire la probabilité d’occurrence de ces perturbations externes, et si malgré tout, l’événement se produit, cette gestion permet d’en atténuer les dommages, mais à aucun moment elle ne permet de les compenser financièrement. En ce sens, la gestion permet d’accroître la valeur d’assurance des forêts. En cherchant à augmenter la résilience du peuplement, le gestionnaire de l’écosystème accroît sa valeur d’assurance et réduit son besoin en assurance financière : la valeur d’assurance peut donc être substituée à une partie du contrat d’assurance financière classique.
L’assurance financière, quant à elle, n’a pas d’impact direct sur le risque encouru, mais elle promet une couverture au moins partielle des dommages en cas d’événement (mécanisme ex post). En effet, la souscription d’un contrat d’assurance assure le versement d’indemnité financière en cas de survenance d’un sinistre. Toutefois, cette souscription n’a aucun impact sur les caractéristiques du risque encouru (probabilité d’occurrence et ampleur des dommages).
Cette différence s’explique notamment par le fait que les deux types d’assurance ne jouent pas sur les mêmes composantes de l’élément risque. En effet, si on se réfère à la définition classique du GIEC (GIEC, 2007), un risque est la combinaison de trois facteurs : aléa (probabilité d’occurrence et ampleur des dommages), enjeux (valeur des éléments exposés) et vulnérabilité (prédisposition des éléments exposés à être affectés). L’assurance naturelle joue principalement sur l’aléa. En effet, plus la forêt régule et résiste aux perturbations externes et plus la valeur d’assurance qu’elle fournit est grande (Baumgärtner & Strunz, 2014). De son côté, l’assurance financière agit essentiellement sur les enjeux via la couverture des pertes financières et le reboisement qui contribuent à retrouver un certain niveau de production de services écosystémiques.
Quelques exemples d’assurance
Exemples d’assurance financière
• Un exemple en Allemagne
Holecy et Hanewinkel (2006) proposent un modèle général d’assurance forestière pouvant servir de base au calcul des primes de risque pour se couvrir contre un risque de destruction imputable à des agents dommageables uniques ou cumulatifs. Le modèle d’assurance se compose de deux parties essentielles : le risque du propriétaire forestier de subir un évènement dommageable, exprimé par la « prime d’assurance nette » et le risque associé à l’assureur qui dépend de la superficie totale de forêt assurée, exprimé par la « prime de risque ». La somme des deux correspond à la « prime d’assurance brute ». Les probabilités de destruction des événements dommageables proviennent d’une étude de cas, représentée par une entreprise forestière du sud-ouest de l’Allemagne, zone dominée par des peuplements de conifères. Les cartes forestières de trois décennies consécutives ont ainsi été numérisées et recoupées afin d’estimer les probabilités de destruction. Les valeurs d’assurance, comme celles du contexte financier, utilisées pour le calcul des primes ont été calculées sur la base d’un projet de gestion d’un peuplement moyen représentatif de la zone où se situe l’étude de cas. Le projet de gestion forestière a été généré par simulation avec un modèle de croissance. Les primes d’assurance nettes calculées vont de 0 € à 160 €. Les primes de risque calculées diminuent de plus de 90 % si la superficie assurée passe de 1 400 à 140 000 ha. Les primes d’assurance brutes annuelles qui en résultent vont de 0,77 €/ha (âge 0, surface assurée 140 000 ha) à 4 429 €/ha (âge 70 ans, surface assurée 14 ha).
• Un exemple en Slovaquie
Le deuxième exemple est un développement ultérieur du modèle proposé par Holecy et Hanewinkel (2006) décrit ci-dessus. Il part du constat suivant : la superficie totale assurée en Europe est plutôt faible, alors même que la plupart des pays proposent des contrats pour couvrir les risques incendie et/ou tempête. Ainsi, l'assurance forestière a du mal à se généraliser notamment en raison de l'existence de certains freins comme le montant de la prime d'assurance forestière, souvent considéré comme trop élevé par rapport à la rentabilité de l'investissement forestier. Dans ce contexte, l'étude de Brunette et al. (2015) propose un modèle d'assurance actuariel pour assurer de multiples risques naturels (tempête, incendie, attaque d'insectes) en forêt. Ce modèle détermine la prime d'assurance dans différents scénarios qui varient en termes de lien entre les aléas (mutuellement indépendants ou dépendants) et en termes de solutions mathématiques au problème actuariel (approche en temps discret ou continu). L'article propose ensuite une application du modèle actuariel à un peuplement de Sapin (Abies alba Mill.) dans la région du « Paradis slovaque » (Slovaquie). Les auteurs montrent que les primes d'assurance brutes annuelles vont de 5,62 €/ha (âge 150 ans, surface assurée 150 000 ha) à 6 312,81 €/ha (âge 50 ans, surface assurée 15 ha). De plus, ils montrent que c'est sous l'hypothèse de la survenue aléatoire d'aléas naturels mutuellement indépendants et avec une approche en temps continu que les primes d'assurance brutes sont les plus faibles.
Exemple d’assurance naturelle
Antkowiak et al. (2020) proposent d'analyser la valeur d'assurance via une étude de cas en forêt de montagne dans l'est de la Suisse, dans le canton de Graubünden (Grisons). Ils proposent la figure 1 pour schématiser leur étude. Cette figure montre que les aléas naturels jouent un rôle dual, ils représentent une menace directe pour l'Homme et d'importantes perturbations pour la forêt. En gérant la forêt durablement, les propriétaires forestiers réduisent leur propre risque de pertes économiques ; cependant, ils fournissent également différents services écosystémiques tels que la protection contre les risques naturels. Des paiements pour services environnementaux (PSE) de la part des propriétaires immobiliers n'existent pas actuellement, probablement parce que la protection a un caractère de bien public. Comme la protection est la principale fonction des forêts dans les zones montagneuses considérées, une gestion spécifique est incitée par le gouvernement suisse à l'aide de subventions, de sorte que les forêts offrent un niveau souhaitable de protection (valeur d'assurance) aux populations en contrebas (« propriétaire immobilier » sur la figure 1). Celles-ci n'ont alors plus qu'à acheter une assurance financière pour couvrir le risque résiduel.
Antkowiak et al. (2020) analysent ainsi le rôle d'assurance naturelle des forêts dans le canton de Graubünden où un système de subventions et de suivi a été mis en place pour garantir que les services écosystémiques soient fournis à des niveaux souhaitables. Ils ont identifié des approches de gestion innovantes qui favorisent la résilience des forêts (et augmentent ainsi la valeur de l'assurance) et ont montré qu'elles sont souvent en phase avec la fourniture de services écosystémiques et la préservation de la biodiversité.
Figure 1 Liens entre assurance naturelle et assurance financière – Une application à la forêt de montagne en Suisse
Figure traduite en français par les auteurs d'après Antkowiak et al. (2020).
Discussion
La littérature en économie de la forêt nous montre que les deux types d’assurance sont analysés de manière indépendante. La façon dont elles interagissent est mal connue. Nous orientons donc notre discussion vers des thématiques de recherche émergentes qui devraient conduire à se focaliser sur ces interactions entre assurance naturelle et assurance financière.
Multirisques
La thématique des risques multiples en forêt est émergente. C’est notamment le changement climatique qui a exacerbé l’interaction entre les risques naturels. Ces risques étaient jusqu’alors traités de manière indépendante dans les travaux en économie forestière. Ainsi, les sécheresses récurrentes favoriseraient l’apparition d’insectes et de pathogènes forestiers, comme ce fut le cas avec les sécheresses des années 2018, 2019 et 2020 qui ont favorisé notamment le développement des scolytes sur Épicéa. Les tempêtes auraient également tendance à favoriser l’apparition d’insectes et de pathogènes. Il semblerait également que les risques sécheresse et incendie interagissent. Seidl et Rammer (2017) s’attendent à ce que les interactions soient dix fois plus sensibles aux changements du climat que les risques eux-mêmes.
Cette question des risques multiples soulève de nombreuses interrogations pour l’assurance financière notamment en termes d’assurabilité, car il est complexe d’assurer plusieurs risques corrélés spatialement et temporellement par un seul contrat. En effet, cette corrélation entre les risques fait que les assureurs devront indemniser les propriétaires plus souvent (plus uniquement en cas d’incendie et/ou tempête comme c’est le cas actuellement), et pour des montants plus importants (les dommages sont plus grands quand les risques interagissent que lorsqu’ils sont pris isolément). C’est le système d’assurance forestier dans son intégralité qu’il faudrait alors repenser.
De la même manière, des questions apparaissent pour l'assurance naturelle notamment sur la façon de calculer la valeur d'assurance dès lors que l'écosystème protège contre plusieurs risques à la fois (volatilité des revenus issus du bois, avalanches, chutes de pierre, etc.) et des populations différentes (propriétaires forestiers, populations exposées, propriétaires immobiliers, etc.). Jusqu'alors, la littérature s'est focalisée sur la valeur d'assurance apportée par un bien ou service environnemental à un type de population : la biodiversité pour le gestionnaire de l'écosystème forestier (Baumgärtner, 2007) ou encore le rôle de protection contre les avalanches et chutes de pierre pour les propriétaires immobiliers exposés (Unterberger & Olschewski, 2019 ; Antkowiak et al., 2020). Le fait que la valeur d'assurance ne soit pas unique mais qu'elle ait des facettes multiples mériterait réflexion.
Les paiements pour services environnementaux
Les paiements pour services environnementaux (PSE) sont des transferts monétaires effectués vers les gestionnaires de l’écosystème afin de les rémunérer pour les divers biens et services fournis par l’écosystème dont ils ont la gestion. On pourrait alors imaginer que les gestionnaires d’écosystèmes forestiers ayant une grande valeur d’assurance perçoivent ces PSE.
Dans notre exemple précédent, issu de Antkowiak et al. (2020), les gestionnaires forestiers offrent un service de protection contre les avalanches et les chutes de pierre aux propriétaires immobiliers en contrebas. On pourrait alors légitimement imaginer que les populations rémunèrent les propriétaires forestiers pour le service rendu via un PSE.
Selon Paavola et Primmer (2019), de tels PSE pourraient servir à gérer la fourniture de la valeur d’assurance seulement lorsque les coûts de transaction sont bas et lorsque les compromis nécessaires entre la fourniture du bien public (valeur d’assurance) et celle du bien privé (production de bois) sont peu nombreux. Si, par exemple, pour fournir la valeur d’assurance (bien public) il faut sacrifier la fourniture de bois (bien privé) ainsi que d’autres services tels que la recréation, alors il peut être difficile d’utiliser un PSE pour financer le service de protection. Le montant du coût de transaction lui est lié au temps nécessaire et aux nombres d’acteurs impliqués dans la conception de ce PSE. Paavola et Primmer (2019) ajoutent ainsi que dès lors que les coûts de transaction sont élevés et les compromis nombreux, une réglementation ou une disposition publique serait nécessaire.
Selon Antkowiak et al. (2020), financer l'assurance naturelle par des PSE provenant du secteur privé semble peu probable en région montagneuse, telle que les Alpes suisses, et ce pour deux raisons : le service de protection a un caractère de bien public et il n'y a pas encore de mécanismes de marché permettant l'allocation de fonds pour la gestion des forêts de protection ; les échelles de temps sont longues en forêt de montagne, et les incertitudes des scénarios et la stochasticité des événements perturbateurs sont peu susceptibles d'être réduit à l'avenir. C'est pourquoi dans le canton de Graubünden en Suisse, l'État encourage, via des subventions, les propriétaires forestiers à adopter un type de gestion qui permet d'atteindre un niveau souhaitable/durable de services écosystémiques, notamment ceux de protection, afin de protéger les populations en contrebas. Les propriétaires immobiliers n'ont alors plus qu'à assurer le risque résiduel auprès d'une compagnie d'assurance. Les deux formes d'assurance peuvent donc être complémentaires.
L'identification de situations pour lesquelles un PSE pourrait être mis en œuvre pour la fourniture d'une valeur d'assurance reste donc encore à l'heure actuelle un défi. Une question de recherche intéressante porterait également sur la forme que pourrait prendre l'intervention publique suggérée par Paavola et Primmer (2019), et qui pourrait être différente de la subvention mise en place en Suisse et décrite dans Antkowiak et al. (2020).
Les freins à l’assurance
La superficie forestière assurée est étonnamment faible, notamment en Europe centrale et méridionale, malgré un impact toujours croissant des perturbations (Seidl et al., 2014). Cela s'explique d'un côté par l'offre des compagnies d'assurance qui est faible du fait du manque d'informations de base, telles que les probabilités de survie des essences, mais aussi la fréquence et la sévérité attendues des perturbations notamment sous l'impact du changement climatique. Ces informations sont nécessaires pour calculer des primes d'assurance acceptées par les clients et couvrant en même temps les principaux risques financiers des assureurs. En outre, le problème de la « sélection adverse » reste en grande partie non résolu pour les forêts. En effet, les propriétaires forestiers qui n'entreprennent aucune activité de réduction des risques dans leurs forêts payent les mêmes primes d'assurance que ceux qui le font.
De l’autre côté du marché, la demande d’assurance de la part des propriétaires forestiers est également faible, principalement en raison de la faible rentabilité globale de la gestion forestière. En effet, les propriétaires forestiers ne sont pas prêts à dépenser une partie de leurs faibles revenus nets issus de la gestion forestière pour souscrire un contrat d’assurance. Cela peut être résolu — comme nos deux exemples l’ont montré — en intégrant une grande superficie forestière dans le « pool » d’assurance, ce qui permettrait d’offrir des primes abordables et un meilleur partage du risque global entre une multitude de propriétaires forestiers.
Cet échec du marché de l’assurance forestière (peu d’offre, peu de demande) pourrait conduire à réfléchir à de nouveaux mécanismes/systèmes d’assurance et donc à la place de l’assurance naturelle au sein du marché. En effet, les propriétaires qui possèdent une forêt plus résiliente offrent une valeur d’assurance plus grande et donc la prime d’assurance à payer devrait être moins élevée pour eux. Les efforts consentis par les propriétaires forestiers pour réduire les risques auxquels leurs peuplements sont exposés pourraient être intégrés dans le calcul des primes, ce qui pourrait encourager les deux formes d’assurance, financière et naturelle, en accentuant leur complémentarité.
Remerciements
L’UMR BETA bénéficie d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme Investissements d’avenir portant la référence n°ANR-11-LABX-0002-01 (Laboratoire d’Excellence ARBRE). Les auteurs remercient Sandrine Brèteau-Amores et Stéphane Couture pour leurs commentaires.
Notes
- L’année 2003 fut une année de canicule et de sécheresse extrême d’où des surfaces incendiées records dans de nombreux pays, dont la France. L’année 2022 a eu des effets du même ordre.
Références
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