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Quelle place pour la recherche dans les choix de gestion face aux crises forestières ?

Résumé

Les changements climatiques incitent les propriétaires et gestionnaires forestiers à s’interroger sur la gestion à adopter pour maintenir une forêt à la fois rentable, durable et multifonctionnelle. L’importance de l’expertise scientifique dans la mise en place d’une telle gestion est reconnue à la fois par les gestionnaires et les chercheurs. Cependant, le lien entre « recherche » et « gestion » est encore aujourd’hui le plus souvent basé sur un transfert de connaissances de la recherche vers la gestion. Cette situation ne permet pas des liens robustes entre les parties prenantes concernées alors qu’aujourd’hui il y a un besoin de plus en plus fort d’une co-construction de connaissances partagées afin de répondre aux enjeux sylvicoles.


Messages clés
Le changement climatique questionne sur la rentabilité des forêts.
L’expertise recherche est essentielle pour les gestionnaires.
Une coconstruction des connaissances entre acteurs est indispensable.

Abstract

Climate changes incite forest owners and managers to think about management practices to be adopted to maintain profitable, durable and multifunctional forests. The importance of scientific expertise in the implementation of these practices is acknowledged by both managers and researchers. However, the link between research and management is still mostly based on knowledge transfer from research toward management. This situation does not favour robust links between these stakeholders, despite the stronger and stronger need for co-construction of shared knowledge to face silvicultural challenges.


Highlights
Climate change questions forest profitability.
Researchers’ expertise is essential for managers.
Co-construction of knowledge by the different stakeholders is indispensable.

L’adaptation des forêts aux changements climatiques : de nouvelles pratiques sylvicoles à définir et évaluer

Les changements climatiques incitent les propriétaires et les gestionnaires forestiers à s’interroger sur la gestion à adopter pour maintenir une forêt à la fois rentable, durable et multifonctionnelle dans un contexte d’incertitudes (ampleur et rapidité du changement, modification de la situation économique, fluctuation des marchés, attentes diverses des acteurs vis-à-vis de la forêt…) (Cordonnier & Gosselin, 2009). Les pratiques sylvicoles doivent donc s’adapter aux nouvelles contraintes, volontés et stratégies. Ce changement de pratiques nécessite en général la mise en place d’actions innovantes. Cependant, les gestionnaires sont souvent démunis pour faire leurs choix entre un mélange d’essences, une diminution de densité, un raccourcissement du cycle de production, la migration assistée, l’introduction d’essences allochtones, ou encore la recherche d’un couvert continu entre autres. Les gestionnaires se tournent alors souvent vers la recherche en espérant que de nouvelles connaissances permettront d’éclairer leurs décisions de gestion. Dans ce contexte, il est important de penser la relation recherche-gestion en considérant deux spécificités du changement climatique : de nombreuses incertitudes lui sont associées et il remet en cause la notion d’équilibre entre milieu et communauté végétale, ce qui interroge les pratiques de gestion (révisions d’aménagements, descriptions des stations…). Considérant ces éléments, la recherche peut permettre de proposer des alternatives afin d’anticiper des situations futures inédites pour accompagner la gestion forestière.

Plusieurs projets de recherche de l’UMR Silva (Université de Lorraine, AgroParisTech, INRAE) illustrent la diversité des approches de la relation entre recherche et gestion. En s’appuyant sur ces projets de recherche, cet article met en avant le besoin de coconstruction de connaissances pour répondre concrètement aux enjeux sylvicoles de demain. Il souligne l’importance du développement d’approches d’intelligence collective, combinant acquisition de connaissances fondamentales et gestion forestière. Ces exemples concrets de relations recherche-gestion sont discutés au regard de la spécificité apportée par l’intégration de la problématique du changement climatique.

Transfert des connaissances issues de la recherche vers les opérateurs de la gestion forestière

Une recherche centrée sur la conceptualisation

De nombreuses études s’intéressent à la sylviculture et ses effets sur la multifonctionnalité, les services écosystémiques et même l’adaptation au changement climatique. Cependant, la recherche actuelle est portée par les thématiques orientées vers la « compréhension des mécanismes » (écologiques, physiologiques…) davantage que par celle de la « sylviculture » (pratiques de gestion). Ainsi, les résultats actuels de recherche visent principalement à identifier les liens de causalité et les mécanismes sous-jacents mais ne permettent pas de fournir au gestionnaire de possibles actions opérationnelles pour la gestion forestière (Cordonnier & Gosselin, 2009). Autrement dit, la recherche scientifique est plus orientée vers la conceptualisation et la construction de théories que vers l’application (Gosselin, 2004). Dès lors, les résultats issus de la recherche sont difficiles à décliner en conseils pratiques, et ce pour plusieurs raisons (Bunnell & Huggard, 1999 ; De Montgolfier & Natali, 1984 ; Gosselin, 2004) :

— les résultats et concepts scientifiques évoluent en permanence ;

— les résultats sont précis et s’intègrent difficilement les uns avec les autres ;

— la profondeur temporelle est souvent limitée (même s’il existe des études s’appuyant sur l’écologie historique, des approches de monitoring sur le long terme et le suivi de réseaux de placettes permanentes) ;

— les « échelles de gestion » et la variabilité auxquelles le gestionnaire est confronté sont peu étudiées (système d’étude simplifié). En effet, pour réduire les incertitudes, la recherche contrôle un maximum de covariables pour étudier les effets d’un nombre limité de facteurs. Les gestionnaires sont, pour leur part, face à des situations où tous les facteurs interagissent.

La recherche scientifique identifie des dynamiques et processus (distribution des essences ligneuses en fonction de la distance à la lisière dans les trouées par exemple). Pour appliquer à large échelle une gestion dérivant d’une réponse identifiée par la recherche, il faut savoir à quel point cette réponse est généralisable : est-elle similaire dans d’autres forêts ? Observe-t-on la même pour toutes les essences ? Pour toutes les stations ? Dans quelles conditions n’est-elle plus valable ? Est-elle stable dans le temps ?

Malgré ces limites, les recherches, même les plus fondamentales, permettent l’acquisition de nouvelles connaissances sur lesquelles s’appuyer pour faire avancer l’aide à la décision de gestion (encadré 1). Les recherches sur les écosystèmes forestiers et leur fonctionnement (climat, sol, espèces animales, espèces végétales, interaction inter- et intra-spécifiques, interactions avec le milieu…) et sur la diversité peuvent avoir des applications possibles à la gestion (Rameau, 1999). Pour cela, la recherche doit permettre d’obtenir des « informations utiles » pour élargir les alternatives, clarifier les choix et permettre d’aider la décision des décideurs politiques pour atteindre les résultats souhaités (McNie, 2007). L’objectif est donc de croiser les informations détenues par les chercheurs avec les besoins des acteurs des territoires (élus, gestionnaires, propriétaires…) (McNie, 2007).

Encadré 1. Exemple de relation entre recherche fondamentale et gestion

L’augmentation en fréquence et en intensité des épisodes de sécheresses, associée à l’augmentation des températures dans les prochaines décennies provoquera une diminution de l’eau disponible dans le sol (voir le portail « DRIAS les futurs du climat », développé par Météo France : http://www.drias-climat.fr/decouverte). Sur le long terme, cette diminution pourrait avoir un effet important sur l'état sanitaire des forêts françaises et sur la production de bois, comme cela est actuellement observé avec les épisodes de sécheresses des étés 2018, 2019 et 2020 (Goudet & Saintonge, 2021). De nombreuses études sont menées sur l'effet de la sécheresse sur les écosystèmes forestiers mais peu s'intéressent aux relations entre la sécheresse et la nutrition de l'arbre (Cakmak, 2005 ; Gessler et al., 2017 ; Marschner et al., 1996). Dans ce contexte, il paraît important d'étudier les perturbations des cycles nutritifs liées à des évènements de sécheresses intenses et répétées ainsi que leurs conséquences sur la nutrition de l'arbre. Ceci pourrait permettre d'identifier des modes de gestions favorables à la résilience des peuplements face à l'aléa climatique « sécheresse ».

C’est actuellement ce qui est étudié dans une hêtraie à Montiers-sur-Saulx en Meuse (55), où des expériences de sécheresses printanières et estivales artificielles ont été mises en place afin de suivre sur plusieurs années l’évolution de la nutrition des arbres.

De premiers résultats ont d’ailleurs mis en évidence une carence potassique chez des arbres soumis à cinq années de sécheresses artificielles. Grâce à des échanges d’idées entre gestionnaires et chercheurs, ces résultats ont permis la mise en place d’une expérience complémentaire de fertilisation en potassium afin de vérifier son effet sur la résistance et la résilience des arbres face aux sécheresses.

Un transfert de connaissances unidirectionnel et linéaire

Il existe différents types de connaissances produites par la recherche et différents types d'interfaces unilatérales. Ainsi, Gosselin et al. (2018) proposent une classification de ces interfaces en trois catégories en s'appuyant sur les travaux de Van Kerkhoff & Lebel (2006) :

— le ruissellement : le gestionnaire va sélectionner et utiliser les résultats expérimentaux et savoirs fondamentaux produits par les chercheurs sans intervention supplémentaire de ces derniers ;

— le transfert et la traduction : le transfert se fait « de manière linéaire et descendante : les chercheurs communiquent leurs résultats aux gestionnaires » (Afxantidis, 2009). De nombreux outils sont à la disposition des chercheurs pour transmettre leurs résultats aux gestionnaires. Ils peuvent le faire en rédigeant des rapports techniques, des articles de synthèse, en organisant des visites de dispositifs expérimentaux, en proposant des présentations à des colloques, des ateliers ou des conférences. En parallèle, les gestionnaires forestiers traduisent ces connaissances en pratiques cohérentes ;

— sous l’impulsion de l’utilisateur : le gestionnaire fait une demande concrète au chercheur qui y répond de manière empirique.

Ces approches sont fortement représentées dans la relation recherche-gestion actuellement. Cependant, leurs limites respectives amènent à développer de nouvelles approches, notamment des approches multidirectionnelles pour diversifier et conforter la relation recherche-gestion.

Aller vers des approches de recherche-action pour accompagner et soutenir l’innovation

Développer des espaces d’échange multiparties prenantes

Il est important de s'éloigner de l'approche unidirectionnelle et notamment de pratiques qui partent de la recherche vers l'acte de gestion en considérant la forêt dans sa complexité et la multitude d'acteurs en interactions les uns avec les autres (Birot, 2009). Des espaces d'échanges et de collaboration pour que les acquis scientifiques, techniques et empiriques soient discutés par l'ensemble des acteurs forestiers sont donc nécessaires (Arnould, 2021 ; Arnould et al., 2022 ; Cordonnier & Gosselin, 2009). Ce partage permettra de développer une vision partagée et un socle de connaissances communes à tous les acteurs :

— Les chercheurs doivent pouvoir transmettre leurs connaissances scientifiques, les limites des résultats expérimentaux ainsi que leurs méthodologies. Lorsque les données sont récoltées par d'autres acteurs que ceux de la recherche, il est important d'être vigilant sur le retour (accès aux données, synthèse des résultats…) qui doit être systématique afin d'impliquer, motiver et conserver les collecteurs de données (Deleuze et al., 2008).

— Les gestionnaires doivent pouvoir transmettre leurs connaissances (intuitions, expériences personnelles) et leurs besoins opérationnels à la recherche (Afxantidis, 2009 ; Stankey et al., 2005) mais aussi fournir des exemples et des cas d'étude concrets pour enrichir les réflexions de la recherche (Deleuze et al., 2008). Ce partage est d'autant plus important que le savoir d'un gestionnaire sera souvent perdu à son départ (Deleuze et al., 2008).

— Pour mieux intégrer la complexité du système et co-construire des pratiques qui seront davantage acceptées et adoptées, il est dorénavant nécessaire d’impliquer d’autres utilisateurs de la forêt, comme les élus, les chasseurs, les associations, les collectivités publiques, les propriétaires forestiers ou encore les citoyens (Cordonnier & Gosselin, 2009) (encadré 2).

Ces espaces de discussion peuvent prendre des formes multiples. Les groupes de travail inter-organismes, les tiers-lieux, des Living-Labs, des ateliers thématiques (Ateliers ReGeFor par exemple). Les formations, ainsi que les visites de dispositifs, de sites pilotes, de forêts « de référence », ou de tests de gestion sont autant d’espaces favorables à des échanges tant formels qu’informels. Des méthodologies formalisées existent aujourd’hui pour optimiser les apports concrets et scientifiques de ce partage de connaissance (encadré 3).

Encadré 2. Comment et pourquoi impliquer une multitude dacteurs aux profils différents : le cas de la forêt de Chantilly

(cf. témoignage de Hervé Le Bouler dans ce numéro)

Les chênes de la forêt de Chantilly (Oise) sont sujets à un phénomène de dépérissement depuis une vingtaine d’années et celui-ci s’est accentué cette dernière décennie suite à l’invasion d’agents biotiques. Inquiétés par la situation, l’Institut de France (propriétaire du domaine) et les gestionnaires se sont entourés d’experts et ont créé le collectif « Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly ». Ce collectif rassemble différents interlocuteurs scientifiques aux disciplines très variées qui travaillent à comprendre les facteurs intervenant dans le dépérissement du chêne et à coconstruire des solutions pour maintenir la forêt et les services écosystémiques qu’elle procure. C’est ainsi que l’Institut de France, l’ONF, le Conservatoire botanique de Bailleul, le parc naturel régional de l’Oise et INRAE (Orléans, Bordeaux et Nancy) travaillent ensemble. L’évolution inquiétante de la forêt et le prestige du massif font de ce site un laboratoire à ciel ouvert qui pourra servir d’exemple pour la gestion d’autres forêts.

Au vu de l’ampleur du travail à réaliser, un appel aux bénévoles a été lancé afin d’épauler les scientifiques notamment lors des campagnes de prélèvements d’échantillons. C’est ainsi que le projet est devenu participatif. La mobilisation est telle que l’on dénombre une centaine de bénévoles. À Chantilly, il y a une vraie intention de travailler ensemble pour construire des solutions, mais le partage de connaissances y est aussi important et très présent. Ce partage de connaissances ne se fait pas exclusivement du scientifique au bénévole/citoyen, il existe également un vrai échange entre chaque utilisateur de la forêt (randonneurs, botanistes amateurs, chasseurs…). Ceci rend ce projet très intéressant d’un point de vue scientifique mais également humain.

Encadré 3. Des approches nouvelles pour coconstruire des solutions avec un écosystème de parties prenantes complexe : exemple dune conduite de projet complexe en mode Living Lab

Les Living Labs sont définis par le Réseau européen des Living Labs (ENoLL) comme des écosystèmes d'innovation ouverte centrés sur l'utilisateur qui engagent toutes les parties prenantes sous la forme d'un partenariat public-privé-population (PPPP) pour cocréer des produits, des services, des innovations sociales, etc., dans un contexte réel. Ils fournissent une infrastructure physique et organisationnelle (Ponce de Leon et al., 2006), ainsi qu'une méthodologie et des outils pour piloter les processus d'innovation dans divers contextes et environnements du monde réel (Bergvall-Kareborn & Stahlbrost, 2009 ; Leminen & Westerlund, 2017) afin d'engager et de faciliter la conception de produits et de services. Les Living Labs sont donc des espaces d'interaction où l'aspect collaboratif est l'élément central (Hossain et al., 2019). Ils se caractérisent par :

— une forte implication des utilisateurs dans le processus d’innovation afin de prendre en compte leurs besoins et attentes dès la conception de l’innovation pour faciliter l’acceptation et l’adoption des produits et services ;

— un partenariat public-privé-population composé d'entreprises, d'organismes publics, d'universités, d'instituts et de citoyens qui collaborent tous pour créer, prototyper, valider et tester de nouvelles technologies, de nouveaux services, de nouveaux produits et de nouveaux systèmes dans des contextes réels (Hossain et al., 2019) ;

— la cocréation, qui vise à obtenir des résultats mutuellement conçus et valorisés qui sont le résultat de l'engagement actif de toutes les parties prenantes et des utilisateurs dans le processus d'innovation (Evans et al., 2017).

Un cas d'étude que l'on peut citer comme exemple d'espace collaboratif d'innovation qui engage l'UMR Silva est le projet interrogeant la vulnérabilité de la filière forêt-bois en Déodatie (Vosges, 88) qui consiste à coconstruire avec les parties prenantes du territoire des actions d'adaptation pour la gestion forestière. Pour cela, nous nous basons sur le cadre de référence méthodologique pour conduire des projets en mode Living Lab (Arnould, 2021 ; Arnould et al., 2022) spécifiquement développé pour répondre aux enjeux et défis forestiers. Il est composé d'un cadre méthodologique d'action en huit phases ainsi qu'une démarche de recherche-action consistant en une collecte et une analyse de données et une formalisation des résultats à l'aide d'objets intermédiaires de conception (OIC). L'UMR Silva accompagne le territoire dans sa réflexion pour adapter les forêts au changement climatique en apportant des méthodes et des outils d'intelligence collective se traduisant par des ateliers multiparties prenantes. Un premier atelier a été mené pour obtenir une vision partagée du territoire et des conséquences du changement climatique sur les forêts. Ensuite, un deuxième atelier a été mené pour identifier les besoins des acteurs et usagers qui permet de formaliser les attentes du territoire à court et long terme. Par la suite, un croisement des savoirs et des compétences a permis collectivement d'initier les premières réflexions sur les actions d'adaptation. Enfin, nous pouvons indiquer que des actions ont été implémentées sur le territoire. À titre d'exemple, nous pouvons citer : le financement de travaux sylvicoles, la vulgarisation sur le changement climatique auprès de la société ou bien encore la conception d'un outil de partage de données entre les acteurs pour faciliter la prise de décision à l'échelle territoriale.

Développer davantage les « connaissances fondées sur l’observation et l’expérimentation »

Pour évaluer la pertinence d'une pratique de gestion « innovante », certains auteurs proposent de se concentrer sur l'acquisition d'informations à large échelle (évaluer la généralité des réponses) au détriment de la compréhension des mécanismes impliqués (Bunnell, 1989). Il s'agit de développer davantage les « connaissances fondées sur l'observation et l'expérimentation » plutôt que les « connaissances basées sur les mécanismes et les concepts » (Gosselin et al., 2018). En d'autres termes, l'objectif est de concentrer les efforts pour déterminer quelle gestion permet de réaliser au mieux les objectifs, sans forcément identifier les processus ou mécanismes écologiques/physiologiques impliqués (Cordonnier & Gosselin, 2009). Dans ce sens, il est possible d'envisager de travailler sur le suivi scientifique de la qualité d'une pratique de gestion (écologique, économique, sociale…) en se reposant sur des indicateurs existants ou en développant de nouveaux indicateurs. Certains auteurs proposent de développer des connaissances au sein même de la gestion (faire de la « gestion adaptative ») en suivant et en faisant évoluer la gestion au fil des avancées (Lee, 1999 ; McLain & Lee, 1996).

Mettre en place des dispositifs de « gestion expérimentale »

Il est possible d’évaluer scientifiquement la pertinence d’une pratique de gestion. En choisissant différents types de gestion comme « traitements » à comparer, les chercheurs peuvent réaliser des évaluations rigoureuses des traitements appliqués (test d’hypothèses, répétition, randomisation, mise en place de blocs) (Gosselin, 2004 ; Schwarz, 1998). L’intégration gestion-recherche est d’ailleurs maximale quand on pratique ce type d’expérimentation.

Vers des projets mixtes et/ou adoptant une posture de recherche-action

Des liens plus formalisés, dès l’amont, entre chercheurs et gestionnaires (demandes d’études, projets communs...) peuvent conduire à une plus grande opérationnalité des résultats (Afxantidis, 2009). Aller vers des projets mixtes conçus à la fois pour augmenter les connaissances de la recherche fondamentale et répondre à des questions pratiques est une possibilité pour mieux intégrer les spécificités, demandes et besoins de toutes les parties (encadré 4).

La recherche-action s'inscrit parfaitement dans ce cadre. Il s'agit d'une forme de recherche finalisée dont l'objectif est de trouver une solution à un problème pratique. Elle est utile aux personnes avec lesquelles le chercheur travaille, tout en développant des connaissances fondamentales qui intéressent l'ensemble de la communauté des chercheurs (Chiasson et al., 2009). Il est donc important pour le chercheur de considérer ces deux cycles parallèles et en interaction : le cycle de recherche (axé sur des objectifs scientifiques) et le cycle de pratique dans le monde réel (axé sur la situation du problème) (Chiasson et al., 2009). Selon Checkland et Holwell (1998), la recherche-action comporte trois phases principales :

— le chercheur entre dans une situation réelle et prend part aux réflexions dans cette situation ;

— le chercheur définit son rôle dans la situation réelle ;

— le chercheur quitte la situation et y réfléchit afin d’en tirer divers enseignements.

Encadré 4. Lobservatoire des peuplements mités et dévastés :

support de projets mixtes recherche-gestion

Un observatoire de la dynamique naturelle de reconstitution forestière après tempête a été installé après les tempêtes de 1999 dans l’objectif de suivre la libre évolution de l’ensemble du cortège végétal sur 20 ans.

Plusieurs acteurs forestiers (AgroParisTech, ONF, CNPF, INRAE) se sont impliqués dans la conception de cet observatoire pour aboutir à un projet alliant recherche fondamentale et problématiques de gestion. Le projet « optimisation des travaux sylvicoles post-tempête » (2017- 2021) est un exemple réussi de couplage d'un volet scientifique et d'un volet appliqué car il a permis à la fois :

— de faire avancer la connaissance fondamentale. Par exemple, la quantification de l'importance du phénomène de thermophilisation (modification de la composition de la communauté végétale à la faveur des espèces de climat chaud et au détriment des espèces de climat froid) dans les trouées de l'observatoire a permis de conforter le rôle majeur des perturbations dans l'adaptation des communautés végétales au changement climatique (Dietz et al., 2020) ;

— d’éclairer objectivement les décisions des gestionnaires et propriétaires forestiers. Ce travail a permis de formaliser une méthode permettant de discriminer les situations où la régénération naturelle est suffisante pour assurer un objectif de reconstitution et les situations où des travaux de plantation seraient nécessaires (en plein ou en enrichissement). La production d’un guide de conseils regroupant les travaux sylvicoles qu’il paraît nécessaire d’engager pour obtenir un renouvellement de qualité en fonction des stations et des peuplements antécédents permet de faciliter les décisions de gestion (Laurent & Lacombe, 2021).

En 2021-2022, un autre projet mixte gestion-recherche poursuit ce travail : le projet Interreg Askafor (Adapted skills and knowledge for adaptive forests). Pour promouvoir la sylviculture mélangée à couvert continu, ce projet allie recherche fondamentale et transfert vers les acteurs forestiers (création d'outils pédagogiques, formation des forestiers…).

Discussion

Les pratiques de recherche passées : source d’inspiration pour une recherche plus orientée « sylviculture »

La recherche a évolué au fil des années : la recherche orientée vers la sylviculture a été progressivement remplacée par une recherche orientée vers l’écologie dans les années 1990 (Afxantidis, 2009). Ainsi, il existait des expérimentations scientifiques mises en place exclusivement pour répondre à des questions sylvicoles (densité de plants, hauteur de plant, techniques de plantation…). De plus, la sylviculture intègre aujourd’hui beaucoup de questionnements autres que ceux visant à optimiser la croissance et la production forestière tels que les services écosystémiques, la multifonctionnalité des forêts, l’adaptation des peuplements au changement climatique… Les méthodologies passées peuvent être source d’inspiration pour la mise en place de futurs dispositifs de gestion expérimentale permettant d’intégrer ces nouvelles problématiques.

Des démarches de coconstruction qui doivent s’inscrire sur le long terme

Ces démarches de coconstruction doivent s’inscrire dans une démarche à long terme car les acteurs forestiers sont constamment confrontés à de nouveaux besoins, particulièrement aujourd’hui avec les incertitudes climatiques. Toutefois, il persiste un écart important entre le temps long de la recherche scientifique et les besoins réels et immédiats des opérateurs de la gestion forestière ; écart qu’il est nécessaire de combler afin de conseiller des modes de gestion à la fois pertinents et justifiés scientifiquement. Si les gestionnaires ont besoin de réponses immédiates, la recherche a besoin de temps. Cet écart temporel peut être limité par au moins deux pratiques (Afxantidis, 2009) :

— la collaboration internationale : des résultats existent dans les pays qui ont été confrontés plus tôt à la problématique ou qui ont fait des choix d’orientations politiques différents.

— la pratique d’une recherche « prospective » : les questions que l’on se pose aujourd’hui doivent trouver des réponses à partir des résultats de la recherche passée. Ainsi, en extrapolant, les recherches menées aujourd’hui devront pouvoir répondre aux questions qui se poseront dans le futur à échéance de 5 ans, 10 ans, 20 ans...

Cette différence de temporalité représente également une difficulté importante pour mener à bien des projets de gestion adaptative (sensu Cordonnier & Gosselin, 2009).

Conclusion

Aujourd’hui, le transfert entre recherche et gestion est basé principalement sur une approche unidirectionnelle. Avec l’émergence récente de nouveaux enjeux liés aux changements climatiques, de nombreux projets visent à rendre plus étroites les relations entre recherche et gestion et font émerger des initiatives allant dans le sens d’une plus grande interactivité. Les espaces d’innovation collaborative sont cruciaux car la mise en place d’une pratique de gestion « innovante » passe par sa validation scientifique, économique, industrielle et sociale. Des résultats mutuellement conçus et valorisés sont enrichissants à la fois pour la recherche et pour la pratique (Living Lab, recherche-action, projets mixtes recherche-gestion, dispositifs de gestion expérimentale…). La réussite de ces initiatives sera fortement dépendante de l’implication des différents partenaires engagés dans cette démarche. Pour cela, il convient de noter que des méthodes de mobilisation des acteurs doivent être expérimentées pour faciliter cette implication. Enfin, ces démarches d’innovation collective doivent intégrer l’ensemble des parties prenantes qui composent l’écosystème forestier afin d’élaborer des solutions de gestion forestière qui prennent en compte l’ensemble des avis et opinions existants pour une meilleure applicabilité et adoption.

Remerciements

Nos remerciements vont aux financeurs et à toutes les personnes qui ont participé à la conception, au suivi, à la mesure et à la valorisation des dispositifs décrits. En particulier, cette réflexion a impliqué le projet Askafor qui a été financé par le programme de coopération territoriale européenne France-Wallonie-Vlaanderen (Interreg) et le projet « optimisation des travaux sylvicoles post-tempête 2017 – 2020 » financé par la DRAAF Grand Est. Nous tenons aussi à remercier le Pays de la Déodatie ainsi que l’équipe de recherche sur les Processus Innovatifs, l’UMR Silva et l’ADEME pour avoir permis une expérimentation en mode Living Lab.

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Auteurs


Lisa Laurent

lisa.laurent@inrae.fr

Affiliation : Université de Lorraine, AgroParisTech, INRAE, UMR Silva, 54000 Nancy, France ; INRAE, UR EFNO, 45290, Nogent-sur-Vernisson, France

Pays : France


Maxence Arnould

Affiliation : Université de Lorraine, AgroParisTech, INRAE, UMR Silva, F-54000 Nancy, France

Pays : France


Nathalie Hirt

Affiliation : Université de Lorraine, AgroParisTech, INRAE, UMR Silva, F-54000 Nancy, France

Pays : France


Jeanne Touche

Affiliation : Université de Lorraine, AgroParisTech, INRAE, UMR Silva, F-54000 Nancy, France

Pays : France

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Citations