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Biologie et écologie

La simulation d’abroutissement : un outil pour mieux comprendre l’effet de l’herbivorie par les cervidés sur les jeunes plants de Chênes

Résumé

Le renouvellement de nombreuses essences d’intérêts économique et écologique est remis en cause par une hausse généralisée des populations de cervidés et des dégâts qu'ils occasionnent. La simulation d’abroutissement est une méthode expérimentale consistant à combiner la section mécanique de la plante et l’application de salive de cervidés sur la zone sectionnée qui permet de contrôler précisément les épisodes d'abroutissement auxquels sont soumis les plants. Nous illustrons ici, par deux exemples, les possibilités offertes par cette technique pour comprendre les effets des abroutissements de chevreuil sur la croissance et survie des plants de Chêne.


Messages clés
• La simulation d’abroutissement consiste à imiter l’herbivorie en combinant section mécanique et application de salive sur la plante.
• L’abroutissement simulé réduit de 50 % la survie des semis de Chêne.
• Les semis répondent en investissant dans les traits fonctionnels favorisant la croissance (teneur foliaire en azote et chlorophylle).

Introduction

En 2011, le rapport sur l’état des forêts en Europe (Forest Europe, UNECE, FAO, 2011) classait les cervidés comme la 3e principale menace au renouvellement durable des forêts européennes, derrière les insectes et les pathogènes. Les cervidés abroutissent les jeunes plants et, en France, le niveau des dégâts constatés sur les jeunes peuplements remet en cause le renouvellement de nombreuses essences d’intérêt économique et écologique. Dans ce contexte, l’OFB et l’Office national des forêts (ONF) étudient les interactions entre la régénération forestière et les populations de grands herbivores afin d’appréhender les conséquences de la hausse des populations pour la dynamique forestière. Dans cet article, nous présentons une méthode de simulation de l’abroutissement - section artificielle de la plante combinée à l’application de salive animale - qui peut s’avérer particulièrement pertinente pour étudier précisément la réponse des jeunes plants à l’abroutissement causés par les chevreuils.

Pourquoi et comment étudier l’influence des cervidés sur la régénération forestière ?

La question de l’équilibre sylvo-cynégétique en France

Depuis plusieurs décennies, les populations de cervidés augmentent de manière considérable en France. L'essor des principales espèces de cervidés s'observe notamment par une hausse marquée des prélèvements de chasse, qui ont été multipliés par neuf pour le chevreuil (Capreolus capreolus) et par huit pour le cerf (Cervus elaphus) sur les 40 dernières années (Réseau Ongulés Sauvages OFB/FNC/FDC). Bien que la relation ne soit pas linéaire, on peut aujourd'hui affirmer que la hausse des prélèvements observée reflète une augmentation réelle et notable de ces populations (Kahlert et al., 2015). Ce phénomène, qui suit une tendance globale dans la majorité des pays de l'hémisphère Nord (Côté et al., 2004), s'explique entre autres par la mise en place de mesures de gestion en faveur de ces espèces (plans de chasse, réintroductions, restauration d'habitats, nourrissage). Il en résulte une augmentation des densités locales, ainsi qu'une expansion de leur aire de répartition.

Le maintien d’une faune sauvage riche et diversifiée est largement encouragée par les acteurs du monde de la chasse, une activité de loisir qui compte 1,03 millions de pratiquant en France (FNC, 2020). La densité et la diversité des populations de grand gibier contribue en effet fortement à l’attractivité d’un territoire de chasse, ainsi qu’aux ressources financières des propriétaires de territoires de chasse. Cependant, la hausse des populations de cervidés s’accompagne aussi d’une augmentation des dommages causés par ces espèces sur les peuplements forestiers, particulièrement dans les stades jeunes. La consommation des graines et des jeunes plants, ou encore l’écorçage des arbres adultes, sont les dégâts usuels, dont l’intensité et la fréquence augmentent avec les populations, allant parfois jusqu’à compromettre le renouvellement d’un peuplement. La présence d’une densité importante de cervidés peut notamment induire une réduction du taux de survie et de la vitesse de croissance des semis de l’essence « objectif » (i. e. l’essence que l’on souhaite majoritairement régénérer), deux indicateurs utilisés par les forestiers pour juger l’avancée de la régénération. Sur le long terme, ces effets peuvent aboutir à un allongement des durées de régénération de plusieurs années, ainsi qu’à une réduction importante de la densité de semis par rapport aux objectifs fixés par les forestiers. Par ailleurs, les mesures pour faire face à une pression d’herbivorie importante (e. g. pose d’enclos, plantations compensatoires) représentent un coût additionnel conséquent. D’un point de vue économique, la présence de fortes populations de cervidés peut ainsi fortement compromettre la rentabilité des investissements forestiers, d’où la nécessité de trouver un équilibre entre activités cynégétiques et sylvicoles. L’article L425-4 du code de l’environnement définit ainsi l’équilibre sylvo-cynégétique comme « la compatibilité entre, d’une part, la présence durable d’une faune sauvage riche et variée et, d’autre part, la pérennité et la rentabilité économique des activités sylvicoles ». La mise en place de mesures de gestion sylvicoles et cynégétiques efficaces pour se rapprocher de cet équilibre rend ainsi indispensable la réalisation d’études scientifiques pour mieux comprendre les interactions écologiques en jeu.

Quelques réponses apportées par la recherche

La majorité des études scientifiques s'accorde sur l'idée que des surabondances de cervidés comme celles observées dans des territoires fermés et sans prédateurs comme les îles d'Anticosti (autour de 16 cerfs de Virginie par km2) ou d'Haida Gwaii (jusqu'à 33 cerfs à queue noir par km2) au Canada sont incompatibles avec un renouvellement forestier dans des conditions satisfaisantes (Potvin et al., 2003 ; Stroh et al., 2008). À des densités intermédiaires, les conséquences de la présence de cervidés sur le renouvellement forestier sont plus contrastées, et dépendent fortement du contexte biotique (e. g. espèces animales et végétales présentes) et abiotique (e. g. conditions climatiques ou édaphiques). Il existe en particulier de fortes différences entre les espèces d'arbres en termes d'appétence pour les herbivores, et de tolérance à l'abroutissement. Du fait de ces différences, les essences ne sont pas impactées de la même façon par les cervidés.

À des densités intermédiaires, les cervidés contraignent principalement le renouvellement des essences les moins tolérantes à l'abroutissement, ou les plus appétentes. Dans les forêts françaises, de nombreuses essences à fort intérêt sylvicole telles que l'Érable sycomore (Acer pseudoplatanus), le Sapin pectiné (Abies alba) ou le Chêne (Quercus sp.) sont ainsi particulièrement sensibles à l'abroutissement. En contexte de forêts mélangées, de nombreuses études ont ainsi pu mettre en évidence que la présence de cervidés pouvait induire une modification du cortège d'essences dans le sens d'un remplacement de l'essence objectif par des essences moins touchées par l'abroutissement, mais à moindre valeur sylvicole. À titre d'exemple, dans les sapinières-pessières de moyenne altitude, la pression d'abroutissement avait causé le remplacement progressif du Sapin pectiné par l'Épicéa commun (Picea abies) (Bernard et al., 2017), une essence certes moins appétente mais moins viable sur le long terme du fait, entre autres, de sa forte sensibilité aux scolytes et à l'écorçage.

Vers une évolution et une diversification des méthodes de recherche

La majorité des études conduites sur l'influence des cervidés sur la végétation forestière utilise des dispositifs d'enclos-exclos, c'est-à-dire la comparaison de la dynamique de la végétation dans des parcelles clôturées et dans des parcelles témoins accessibles aux cervidés (Mårell et al., 2012). Ce type d'étude, utilisé depuis plusieurs décennies partout dans le monde, est particulièrement pertinent pour apporter des réponses locales (ou générales si répliqués à suffisamment grande échelle) sur les effets de l'abroutissement sur la végétation. Cette méthode est aujourd'hui encore largement mobilisée en France sur la question de l'interaction Faune-Flore, et plus particulièrement sur l'équilibre sylvo-cynégétique.

Les récentes innovations technologiques et l'avancée des travaux de recherche permettent aujourd'hui de creuser de nouvelles questions scientifiques sur la question de l'équilibre sylvo-cynégétique. À titre d'exemple, l'ADN environnemental (ADN collecté dans l'environnement plutôt que directement sur un organisme) permet, à partir de la salive déposée sur les plants abroutis, d'identifier quelle espèce de cervidés a abrouti une plante donnée (Van Beeck Calkoen et al., 2019). Similairement, la comparaison de la végétation dans des exclos et des enclos sélectifs (enclos ne laissant entrer qu'une seule espèce d'herbivore) peut permettre d'isoler les effets des différentes espèces de cervidés sur la végétation (Saïd et al., 2019). Concrètement, ces deux approches peuvent permettre de découpler les effets des différentes espèces de cervidés sur la régénération forestière.

Une autre approche de plus en plus en vogue ces dernières années est l'utilisation de traits fonctionnels qui se définissent comme toute caractéristique morphologique, phénologique ou physiologique mesurable à l'échelle de l'individu. Les traits fonctionnels sont utilisés pour décrire les stratégies des plantes en termes de reproduction, de dispersion ou d'allocation des ressources (Wright et al., 2004). À titre d'exemple, la taille et la masse des graines permettent de discerner les espèces produisant beaucoup de descendants avec une faible probabilité de survie, ou un faible nombre d'individus avec une forte probabilité de survie. De récentes études ont ainsi pu identifier un certain nombre de traits fonctionnels permettant de décrire la stratégie des différentes espèces de plantes pour faire face à l'herbivorie (tolérance versus résistance) (Carmona et al., 2011). L'étude de l'influence de l'abroutissement sur les traits fonctionnels d'une espèce permet aussi de caractériser sa capacité à supporter et à réagir suite à cette perturbation. L'étude de ce type de mécanisme peut ainsi permettre d'identifier le potentiel des différentes espèces d'arbre à faire face à une pression d'abroutissement croissante.

La simulation d’abroutissement

Apports par rapport aux autres approches existantes

Les cervidés peuvent abroutir des plants tout au long de l’année et, d’un plant à l’autre, la quantité de tissu prélevée est variable mais difficilement mesurable. Ainsi, la simulation d’abroutissement se définit comme l’imitation d’une action d’herbivorie par une section artificielle du plant, pouvant être combinée ou non à une application de salive au niveau de la zone où la plante a été sectionnée (photo 1). Cette approche est notamment utilisée pour l’étude des réponses des plantes à l’abroutissement à l’échelle de l’individu, et a été inventée en raison de plusieurs avantages par rapport à l’observation de l’abroutissement naturel (Baldwin, 1990). Elle offre la possibilité de connaître et de contrôler à la fois la temporalité et la quantité de tissu prélevée. Cela représente de plus un gain de temps conséquent dans la mesure où, en situation d’herbivorie réelle, il n’y a aucune garantie que les cervidés viennent rapidement consommer les plants suivis. Enfin, la simulation d’abroutissement permet de limiter les effets confondants liés au choix de l’herbivore. Par exemple, si un cervidé ne consomme que les plants appartenant à une certaine classe de hauteur, il est impossible de dissocier les effets de la hauteur et de l’abroutissement.

Photo 1. Application du traitement d’abroutissement simulé sur un jeune semis de Chêne à la Fondation Pierre Vérots. À gauche, section de 5 cm de la tige apicale et, à droite, application de 5 µL de salive de chevreuil
© T. Beroud

Pourquoi et comment récolter et utiliser de la salive de cervidé ?

Pendant longtemps, les études expérimentales utilisant la simulation d'abroutissement se limitaient à une simulation strictement mécanique, c'est-à-dire un retrait de tissu végétal (feuille et tige). Récemment, plusieurs études ont montré que l'application de salive d'herbivore en complément de la section mécanique avait une influence sur la réponse de la plante, notamment en termes de composition chimique (Ohse et al., 2016). Ces résultats montrent ainsi que certaines molécules présentes dans la salive peuvent se lier à des molécules des cellules végétales, et agissent sur la réponse de la plante. Pour que la simulation d'abroutissement soit la plus réaliste possible, nous avons, dans le cadre des expériences présentées dans cet article, combiné section mécanique (retrait à l'aide de ciseaux de 5 cm de la tige apicale) (photo 1) et application de salive (dépôt de 5 µL de salive de chevreuil au niveau de la section) (photo 1).

Pour les études présentées dans la suite de cet article, les échantillons de salive ont été récoltés sur des chevreuils capturés lors des campagnes de capture organisées chaque hiver par l’OFB sur le Territoire d’Étude et d’Expérimentation (TEE) de Trois-Fontaines (51). La salive peut être récoltée en plaçant des cotons conçus pour le prélèvement de salive (125 mm SalivaBio's Children's Swab, Salimetrics) dans la bouche de l’animal durant 30 secondes à 1 minute (selon la fréquence de mastication de l’animal) (photo 2). Le coton est ensuite centrifugé pour en extraire la salive qui est congelée jusqu’à utilisation pour le traitement d’abroutissement simulé.

Photo 2. Prélèvement de salive sur un chevreuil capturé au TEE de Trois Fontaines
© J. Barrere, 2018

Deux exemples d’application sur le modèle chêne-chevreuil

En France, les Chênes sessile (Quercus petraea) et pédonculé (Quercus robur) – ci-après dénommés « Chênes » - sont ancrés dans le paysage forestier français (23 % du volume de bois sur pied total d’après l’IGN, 4 millions d’ha des forêts ont des peuplements dominés par les Chênes sessile ou pédonculé). Ces deux essences sont particulièrement appréciées pour la qualité de leur bois et occupent ainsi une place prépondérante dans la filière bois (44 % du bois d’œuvre et 50 % des sciages feuillus, d’après le FCBA). Par ailleurs, de nombreuses études ont mis en lumière le rôle écologique de ces espèces en tant qu’habitat ou ressource pour des populations d’oiseaux, d’invertébrés, de lichens ou de champignons. La régénération du Chêne représente donc un enjeu considérable à la fois d’un point de vue écologique, économique et social.

Le chevreuil est présent dans l’intégralité du territoire français. Étant particulièrement sélectif par rapport à d’autres espèces de cervidés, son alimentation se base en grande partie sur les rameaux, bourgeons et feuilles des jeunes ligneux et semi-ligneux. Les jeunes semis de Chênes font donc intégralement partie du régime alimentaire de cette espèce. Les interactions entre l’essence Chêne et le chevreuil sont ainsi au cœur des travaux de recherche de l’OFB sur l’équilibre sylvo-cynégétique.

Impact de l’abroutissement du chevreuil sur le taux de survie d’une cohorte de semis

En forêt tempérée, la fin de l’hiver et le début du printemps correspondent à la période à laquelle les jeunes ligneux sont le plus consommés par les cervidés. C’est à cette période, avant le flush de croissance, que la teneur en nutriments et la digestibilité des tiges sont les plus élevées : les ligneux constituent alors une source d’alimentation de bonne qualité. Après la première année de croissance durant laquelle les semis peuvent s’appuyer sur les réserves de la graine, les jeunes ligneux sont particulièrement vulnérables car, en plus d’être fréquemment abroutis, ils doivent faire face à une forte compétition avec les plantes voisines pour les ressources et ne disposent que de très peu de réserves pour se défendre contre les herbivores. Sous des densités d’herbivores importantes, le succès de la régénération d’une essence va donc être largement conditionné par sa capacité à atteindre une hauteur suffisante pour échapper à la dent du gibier.

Pour comprendre dans quelle mesure un épisode d’abroutissement par le chevreuil affecte la croissance et la survie de jeunes semis de Chênes, nous avons mis en place une expérimentation à la Fondation Pierre Vérots (encadré).

Encadré. Présentation du site d’étude

La Fondation Pierre Vérots (4°55’ 30’E, 45°57’ N), située au sud-ouest du plateau de la Dombes (01), est propriétaire et gestionnaire d’un domaine de plus de 300 ha (dont un parc clôturé de 148 ha) dédié à la conservation et à l’étude de la faune et de la flore. Le domaine est constitué de 3 types d’habitats principaux : des prairies et friches, des étangs et une partie boisée (figure 1). La partie forestière est une futaie irrégulière de Chêne pédonculé, dans laquelle on trouve aussi en quantité importante d’autres espèces de feuillus telles que le Tremble (Populus tremula), l’Aulne glutineux (Alnus glutinosa), le Bouleau (Betula pendula), et le Charme (Carpinus betulus). La forêt est actuellement laissée en libre évolution.

L’étude décrite dans cet article a été réalisée dans la partie clôturée du domaine, qui abritait au début de l’expérimentation une population de daims (Dama dama) d’une dizaine d’individus. À la fin de l’expérience, en décembre 2019, la population avait été réduite à un unique individu suite à la décision de la Fondation de remplacer cette population par des chevreuils, seule espèce de cervidés naturellement présente en Dombes. La fin de l’expérimentation a donc coïncidé avec l’introduction d’une dizaine de chevreuils, issus du TEE de Trois-Fontaines (51) et de la Réserve Biologique Intégrale de Chizé (79) dans le but de maintenir une pression d’herbivorie sur la végétation.

Figure 1. Localisation des 3 enclos au sein du parc clôturé de la Fondation Pierre Vérots et répartition spatiale des 100 semis sélectionnés dans chaque enclos

Dans ce territoire, pendant l’hiver 2018/2019, nous avons sélectionné 3 sites d’une surface variant entre 12 et 17 m2 abritant une forte densité de semis de Chênes âgés d’un an. Nous avons délimité ces 3 sites par des clôtures permettant de protéger les semis d’un abroutissement naturel par les cervidés présents sur le territoire. Au sein de chaque enclos, nous avons identifié et cartographié 100 semis répartis de manière homogène dans l’enclos et présentant des caractéristiques morphologiques comparables (taille entre 18 et 30 cm de haut) (photo 3). Nous avons arraché tous les autres semis qui étaient présents dans l’enclos. Les 100 semis par enclos ont été répartis en deux modalités : 50 semis recevaient un traitement d’abroutissement simulé à la fin de l’hiver (modalité « Abroutis »), et 50 semis ne subissaient aucun traitement (modalité « Contrôle »). Tous les deux mois de mars à décembre 2019, nous avons suivi la survie des semis, et leur hauteur.

Photo 3. Jeune semis de Chêne suivi dans le cadre de l’étude à la Fondation Pierre Vérots
© J. Barrere

Du fait d’une faible disponibilité en lumière combinée à une sécheresse importante durant l’été 2019, la croissance des semis a été quasiment nulle, confirmant ainsi la difficulté des semis de Chênes à gagner en hauteur après la première année lorsque les conditions sont peu favorables. Le traitement d’abroutissement a ainsi réduit la croissance des semis de Chênes (figure 2a) qui, contrairement à d’autres espèces d’arbres, n’a ici pas montré de croissance compensatoire pouvant compenser la perte de tissu due à l’herbivorie. Ces conditions peu favorables ont aussi entrainé une mortalité importante des semis (taux de survie après un an de 40 % pour les semis contrôle, 20 % pour les semis abroutis) (figure 2b). Dans chacun des 3 enclos, le traitement d’abroutissement a réduit de moitié le taux de survie, confirmant ainsi que l’abroutissement sur de jeunes semis peut constituer un facteur de mortalité non négligeable en conditions édaphiques et climatiques contraignantes.

Dans le contexte de la régénération du Chêne, ces résultats confirment que l’espèce est fortement sensible à l’abroutissement durant ses premiers stades de vie. Cette perturbation réduit à la fois la croissance et la survie des semis. Plus généralement, ce protocole en conditions de régénération naturelle combinant protection de l’abroutissement naturel et simulation d’herbivorie illustre le potentiel de ce type d’expérimentation pour identifier dans un contexte donné l’influence de l’abroutissement sur la régénération d’une essence indépendamment des autres facteurs environnementaux (Barrere, 2021).

Figure 2. Évolution a) de la hauteur et b) du taux de survie (moyenne ± erreur standard) des semis dans les 3 enclos suivis à la Fondation Pierre Vérots

Conséquences d’un épisode d’abroutissement sur les traits fonctionnels

Pour faire face à l'herbivorie, les plantes peuvent utiliser des stratégies diversifiées, basées sur la tolérance (l'herbivorie n'affecte pas ou peu le fonctionnement de la plante) ou la résistance (la plante investit dans les défenses pour éviter l'herbivorie) (Herms & Mattson, 1992 ; Wright et al., 2004). Plusieurs études ont ainsi identifié un certain nombre de traits fonctionnels qui permettent de caractériser la stratégie d'une espèce de plante donnée. Par exemple, une forte teneur en métabolites secondaires (e. g. tannins, alcaloïdes) dans les feuilles ou la présence d'épines indiquent un fort investissement des ressources dans la défense et donc une stratégie de résistance. Au contraire, une faible teneur en fibres dans les feuilles, ou un ratio surface foliaire / masse foliaire sèche (SLA) élevé traduit un investissement dans la production de tissu, et donc dans la tolérance à l'herbivorie. Pour une espèce donnée, l'étude de la variation de ces traits suite à un épisode d'herbivorie permet de mieux comprendre la stratégie de cette espèce, et d'identifier sa capacité à s'adapter à cette perturbation en modifiant ses patrons d'allocation des ressources.

Afin d'étudier la stratégie d'investissement des ressources du Chêne suite à un abroutissement par le chevreuil, une expérimentation a été conduite à la pépinière expérimentale de l'ONF située à Cadarache (13). Cette expérience inclut 150 semis de Chêne pédonculé, répartis dans 5 traitements selon la durée du suivi (1 ou 2 ans), et l'application d'un traitement d'abroutissement simulé (tableau 1). L'expérience est présentée en détail dans la publication de Barrere et al., (2022).

Tableau 1. Nombre de semis, durée de suivi et application du traitement d’abroutissement pour les 5 traitements inclus dans l’expérience en pépinière. Le nom du traitement indique pour la ou les années de suivi si le plant a subi (T) ou non (C) le traitement d’abroutissement (par exemple pour C1T2 : pas de traitement l’année 1, traitement l’année 2)

L’expérience a débuté en hiver 2018/2019 et a été clôturée fin 2020. Pour les traitements T1 en 2019 et les traitements T1T2 et C1T2 en 2020, nous avons appliqué les traitements d’abroutissement simulé à la fin de l’hiver. Durant la phase de croissance des semis (de mars à octobre), nous avons mesuré tous les 1 à 2 mois la hauteur, le diamètre et le nombre de ramifications des semis. L’été 2019 pour les traitements C1 et T1, et l’été 2020 pour les autres traitements, nous avons prélevé l’intégralité des feuilles afin de mesurer des traits relatifs à l’investissement dans la croissance (surface foliaire spécifique (SLA), teneur foliaire en chlorophylle, en azote et en matière sèche) et des traits relatifs à l’investissement dans la défense contre l’herbivorie (teneur foliaire en fibres et en phénols). Les traits chimiques ont été mesurés par la méthode de la Spectroscopie en Proche Infra-Rouge (SPIR) au CIRAD de Montpellier.

Peu de différences de traits sont observées la première année de l’expérimentation (traitements C1 et T1) à l’exception de la SLA qui est plus élevée chez les individus n’ayant pas subi d’abroutissement simulé (figure 3). La seconde année, les plants ayant été abroutis deux années consécutives (T1T2) ont présenté une teneur en azote et en chlorophylle plus forte que les plants jamais abroutis (C1C2) (figure 6), ce qui montre qu’un abroutissement répété tend à augmenter l’investissement de la plante dans les traits relatifs à la croissance.

Le fait que l’abroutissement par le chevreuil augmente l’investissement des ressources de la plante dans la croissance montre que le Chêne possède une certaine capacité d’adaptation à l’herbivorie en modifiant ses stratégies d’allocation des ressources suite à cette perturbation. Ce résultat confirme aussi que la stratégie du Chêne s’apparente plutôt à de la tolérance qu’à de la résistance car l’investissement se fait plutôt vers la croissance que la défense.

Figure 3. Moyenne des valeurs de traits mesurées par traitement (voir tableau 1) la première année (à gauche de la ligne pointillée) et la seconde année (à droite de la ligne pointillée) de l'expérimentation en pépinière. Les barres d'erreurs indiquent l'écart-type. Deux traitements sont significativement différents lorsqu'ils n'ont aucune lettre en commun (seuil de 5 %). D'après Barrere et al. (2022)

Conclusion

Ces deux études ont permis d’illustrer une partie des possibilités offertes par la méthode de la simulation d’abroutissement. Dans le cadre de l’interaction entre l’essence Chêne et le chevreuil, nous avons ainsi pu mesurer la réduction des taux de croissance et de survie de jeunes semis de Chênes induite par l’abroutissement, et relier ces observations à la stratégie d’allocation des ressources de cette espèce. Cette approche représente une solution robuste pour répondre à des questions de recherches spécifiques sur la réponse individuelle d’une plante à un épisode d’abroutissement, comme illustré dans les deux exemples présentés dans cet article. Il est toutefois important de préciser que ces approches par simulation d’abroutissement restent complémentaires à des études populationnelles de type enclos-exclos qui permettent de prendre à compte l’ensemble des effets que peut avoir l’animal sur la végétation forestière (consommation des autres espèces végétales, piétinement, fertilisation du sol via dépôt de fèces, dispersion de graines, etc.).

Remerciements

Nous remercions chaleureusement la Fondation Pierre Vérots de nous avoir offert la possibilité de conduire cette étude sur son territoire, et tout particulièrement Jean-Philippe Rabatel qui aura grandement contribué à la mise en place de l’expérimentation. Nos remerciements vont aussi à toute l’équipe de la pépinière ONF de Cadarache (Patrice Brahic, Jérôme Reilhan, Baptiste Delor et Marie De Castro), ainsi qu’à l’équipe du CIRAD de Montpellier (Denis Bastianelli et Élodie Baby) pour leur contribution aux analyses SPIR.

Références

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Auteurs


Julien Barrere

julien.barrere@inrae.fr

https://orcid.org/0000-0002-6686-726X

Affiliation : Office Français de la Biodiversité, Direction de la Recherche et de l’Appui Scientifique, « Montfort », F-01330 Birieux, France ;Office Français de la Biodiversité, Direction de la Recherche et de l’Appui Scientifique, « Montfort », F-01330 Birieux, France

Pays : France


Vincent Boulanger

Affiliation : Office national des forêts, Département Recherche et Développement, Boulevard de Constance, F-77300 Fontainebleau, France

Pays : France


Catherine Collet

Affiliation : Université de Lorraine, AgroParisTech, INRAE, SILVA, F-54000 Nancy, France

Pays : France


Timothée Beroud

Affiliation : Fondation Pierre Vérots, 261 Chemin de Praillebard, F-01390 Saint Jean de Thurigneux, France

Pays : France


Laurent Bonal

Affiliation : CIRAD, UMR SELMET, F-34398 Montpellier, France ;SELMET, Université de Montpellier, CIRAD, INRAE, Institut Agro, Montpellier, France

Pays : France


Sonia Saïd

Affiliation : Office français de la biodiversité, Direction Recherche et Appui scientifique, F-01330 Birieux

Pays : France

Pièces jointes

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Citations