Aménagement et gestion
Coupe rase, histoire d’une pratique sylvicole controversée. De l’éloge à l’anathème (1945-2015) (partie 2)
Résumé
Après la seconde Guerre mondiale, la modernisation des techniques de sylviculture banalise la coupe rase transformant profondément les paysages ruraux. Dans les années 1960, de nouveaux mouvements sociaux contestent cette orientation et souhaitent une meilleure prise en compte de l’environnement. Si l’intégration paysagère des coupes rases permet d’apaiser les conflits dans les années 1990, cette solution ne répond que partiellement à une demande d’écologisation des pratiques sylvicoles. L’augmentation de la récolte de bois dans les années 2010 pose à nouveau la question de la place de la coupe rase dans les itinéraires sylvicoles. Acte technique, elle devient aussi un marqueur politique.
Messages clés :
• Avec le FFN, la technique de la coupe rase se mécanise se banalise et se dépolitise.
• Dans les années 1960, l’impact écologique de cette pratique est à nouveau interrogé par les associations naturalistes.
• Au cours des années 1990, elle devient le symbole d’une repolitisation et d’une écologisation des enjeux forestiers.
Abstract
After World War II, the modernisation of silvicultural techniques made clear-cutting commonplace, and rural landscapes were deeply transformed. In the 1960’s, new social movements rose up against this policy and supported a better consideration of the environment. Although integrating clear cuts in landscapes soothed conflicts in the 1990’s, this solution only partly met a demand for more ecological silvicultural practices. The increase of wood harvests in the 2010’s again posed the question of the place of clear cuts within silvicultural itineraries. Clear cutting was initially a technical action; it has now also grown into a political marker.
Highlights:
• With the Fonds Forestier National (FFN), the clear-cutting technique grew more mechanised, more commonplace and less political.
• In the 1960’s, the ecological impact of this practice was questioned again by naturalist associations.
• During the 1990’s, it became the symbol of forest stakes being taken up by political and ecological organisations.
Introduction
La coupe rase est devenue au fil des siècles un sujet de polémiques et de conflits sous l'effet d'une démocratisation des régimes politiques permettant l'expression de désaccords envers la façon de gérer les forêts et d'une évolution des rapports à la nature mêlant des préoccupations utilitaristes, esthétiques et paysagères (Deuffic et al., 2024, voir ce numéro). Malgré les mobilisations des élites intellectuelles et culturelles au XIXe siècle, l'administration forestière garde le contrôle sur l'aménagement des forêts ne concédant que de rares suspensions de coupes dans des sites particuliers comme les réserves artistiques. Dans cet article, nous verrons comment la coupe rase cristallise à nouveau les débats de 1945 à nos jours. Ce mode d'exploitation connaît ainsi un regain d'intérêt dans un contexte de modernisation de la sylviculture à la sortie des deux guerres mondiales. Associée à d'autres techniques comme l'enrésinement, la coupe rase bouleverse les paysages forestiers et suscite peu à peu des protestations dans divers territoires. Dans les années 1970, la question écologique se greffe aux considérations esthétiques et paysagères et constitue un nouvel argument à l'encontre des coupes rases. Les forestiers répondent par l'intégration des enjeux environnementaux à travers la notion de gestion durable dans les années 1990 et la mise en œuvre de techniques d'intégration paysagère des coupes. Nous verrons cependant que les polémiques autour de cette technique repartent de plus belle au tournant des années 2010 sous les effets conjugués des politiques appelant à une hausse de la récolte de bois et de controverses sur la pertinence de la coupe rase dans un contexte de changement climatique.
La coupe au bull : modernisation sylvicole et dépolitisation des controverses (1945-1975)
La création du Fonds forestier national (FFN) en 1946 a pour objectif d’enrésiner 800 000 ha de taillis et de reconstituer 700 000 ha de peuplements détruits ou en mauvais état sanitaire (Dodane, 2009). Cela suppose souvent la coupe rase des peuplements existants. Pour mener ces transformations, les techniques sylvicoles sont modernisées et standardisées. Comme en agriculture, certaines innovations issues des technologies militaires – chimie de synthèse, chenille mécanique – sont adoptées. Anecdotiques au départ, elles s’imposent peu à peu. L’inspecteur des Eaux et Forêts Demorlaine (1920) loue ainsi l’usage des chars pour préparer la régénération naturelle des Hêtres et la vidange des bois en forêt de Compiègne : « il [le char] crée un véritable sillon ameubli, grâce aux dentelures de sa chenille. Il fait donc l'office d'une charrue forestière parfaite. Il pratique rapidement un travail de « crochetage » sur un sol endurci et tassé ». Ces technologies, dont la rapidité et la brutalité étaient considérées comme des qualités dans le domaine militaire, sont désormais transférées dans le domaine civil. Elles s’y installent durablement à l’image des chenilles conçues pour les tanks et qui équipent peu à peu les tracteurs forestiers (photo 1). L’adoption de ces techniques témoignent d’un rapport de plus en plus désinhibé des tenants du progrès vis-à-vis de la technologie (Bonneuil & Fressoz, 2013).
Photo 1. Tracteur forestier demi porteur à chenilles souples « Motormuli »
Source : De Mégille, X. (1956). Le tracteur forestier peut-il être un tracteur agricole ? Revue forestière française, (6), 425-444

Dans le domaine phytosanitaire, les phytocides de type 2,4-D et 2,4,5-T – molécules de base de l’agent orange ou napalm – sont ainsi présentés comme une « arme chimique au service du forestier » (Arbonnier, 1957). Des expérimentations sont menées dans la Nièvre afin de dévitaliser des taillis de Charme et de Peuplier tremble afin de les remplacer par des résineux (Normand, 1957). Ces dévitalisations sont qualifiées de succès, même si « des intoxications plus ou moins graves ont été constatées (…) : battements de cœur, jambes molles, manque d'appétit, fièvre, sécrétion lacrymale avec sensation de brûlure » (Arbonnier, 1957). Les effets sur la santé des travailleurs sont ainsi balayés d’un revers de la main, les fabricants du produit déclarant qu’« ils n'avaient jamais eu l'occasion, paraît-il, de constater de tels inconvénients dans le personnel de l'usine productrice » (Arbonnier, 1957). Ces arguties visent surtout à rejeter la faute à « un manque de précautions et de négligences » des applicateurs et non pas au produit lui-même.
Côté mécanisation, l’heure est aussi à l’optimisme même si les progrès semblent plus lents. Alors que « la coupe à blanc étoc de plantations est particulièrement facile à mécaniser » (Venet, 1956), la mécanisation de la récolte dans les peuplements feuillus s’avère laborieuse vu le poids des outils, leur coût et le manque de formation des bûcherons. Badré (1956) souligne aussi les tensions inhérentes à la mécanisation car si la « machine allège le travail de l’homme », elle suppose la concentration des exploitations et des surfaces à couper. Il insiste pour que l’outil s’adapte à la forêt et non l’inverse comme s’il pressentait déjà une forme de subordination de la gestion forestière à la mécanisation : « Le constructeur de scies à moteur, de tracteurs, de câbles ou de tous les engins mécaniques modernes, n'oubliera jamais que ce n'est pas à la forêt à s'adapter à ses inventions, mais l'inverse. Les servitudes de la nature primeront toujours celles de la mécanique ». Venet (1956), le responsable de la section « Technologie » de la station de recherches forestières de Nancy, a moins de scrupules. Selon lui, la mécanisation « répond à la nécessité de diminuer les efforts physiques des hommes et d'améliorer leur condition. En outre, la mécanisation est contagieuse. De l'usine, elle a gagné la ferme, puis la forêt (…). L'homme cherche à étendre toujours la mécanisation pour diminuer sa peine et augmenter son salaire. Tout ceci est parfaitement juste. Il ne faut pas se borner à nier les avantages de la mécanisation ou à contester sa rentabilité. Il serait inadmissible de s'opposer à ses progrès en forêt ». Le caractère inéluctable de la mécanisation justifie aussi de manière quasi tautologique l’arrachage des taillis, leur transformation résineuse et le raccourcissement des rotations. Qui plus est, la mécanisation de l’exploitation se fait avec la caution morale d’une amélioration des conditions de travail des bûcherons mais cela se fera au prix d’une modification de leur statut professionnel et de la disparition d’une partie d’entre eux (Gros, 2017). En 1969, un numéro spécial de la Revue forestière française témoigne des évolutions techniques considérables réalisées en vingt ans : amélioration génétique (essentiellement des résineux et des peupliers), mécanisation de l’exploitation et des reboisements, fertilisation et amendements, utilisation de phytocides, etc. Les forestiers constatent cependant que cette course à l’innovation a un coût. De plus en plus gros et sophistiqués, les engins requièrent des surfaces toujours plus élevées pour rentabiliser les opérations sylvicoles comme le constate Venet (1969) : « On parle de surfaces d'au moins 50 hectares pour que l'utilisation de machines intégrées, en coupe sélective, soit envisageable. On va même jusqu'à considérer que la seule méthode d'exploitation qui soit économiquement intéressante est la coupe rase ». À la question de savoir qui de la machine ou du peuplement doit s’adapter à l’autre, la réponse est claire pour Brunet (1969), sous-directeur du Centre technique du bois : « Il semble bien que, dans cette affaire, il y ait un juge de paix, qui n'est ni le sylviculteur, ni l'exploitant, mais l'économiste (…). La production de bois, comme celle d’autres matériaux, doit être réalisée au moindre prix ». Il préconise donc « la diminution du nombre de coupes successives sur un même fonds pour récolter un peuplement donné ; l'augmentation du volume de la coupe unitaire, et du volume abattu à l'hectare à chaque coupe ». Selon la même logique, il disqualifie la futaie jardinée et se réjouit de pouvoir transformer les taillis en plantations modernes par « la magie de la coupe rase ». L’optimisation des modes de production nécessite aussi de penser toutes les étapes de la « sylviculture moderne » de manière systémique et interdépendante. Les industriels réclamant des produits calibrés, il convient d’éliminer mécaniquement ou chimiquement les peuplements diversifiés et hétérogènes de feuillus puis de les remplacer par des peuplements résineux monospécifiques, mécanisables, génétiquement améliorés et fournissant des produits standardisés. Toutes ces étapes nécessitant des investissements importants, la taille moyenne des unités de gestion et des chantiers forestiers doivent être augmentées afin d’être rentables. Si les promoteurs de ces méthodes sont convaincus des bienfaits de la modernisation des techniques sylvicoles, ils en soulignent parfois les limites telles que la disparition probable des feuillus dans les plantations résineuses, les risques de tassement et d’orniérage des sols, la disparition des insectes saproxyliques, et la non-sélectivité des insecticides qui éradiquent aussi bien les ravageurs que les auxiliaires (encadré). Concernant ces deux derniers aspects, les critiques sont euphémisées et leurs auteurs s’excusent presque de mentionner les effets dommageables des produits phytosanitaires sur certaines « biocénoses ». Guinier (1950), directeur de l’école forestière de Nancy de 1921 à 1941, soulignait déjà cette susceptibilité des forestiers face à la critique et appelait à une coexistence pacifique avec les naturalistes. Pourtant, les relations vont très vite se dégrader et déboucher sur des conflits ouverts (photo 2).
Encadré. Des conseils de prudence minorés puis ignorés
Par hubris professionnelle, désinhibition vis-à-vis des risques technologiques, voire par soumission aux forces économiques et idéologiques dominantes, beaucoup de forestiers cèdent après-guerre aux sirènes du progrès et restent sourds aux conseils de prudence de leurs prédécesseurs. Les impacts les plus controversés de la technique sont progressivement invisibilisés. Pourtant certains forestiers savaient que l’application sans discernement de certaines techniques présentait des risques. Par une certaine ironie du sort, les associations environnementales reprendront ces arguments quelques années plus tard pour tenter de freiner le déploiement de certaines de ces techniques.
À propos du changement d’essences : « Il est tentant de détruire radicalement une essence gênante à un moment donné de la vie d'un peuplement ; mais cette essence ne sera-t-elle pas précieuse à d'autres moments ? (…) Une futaie artificielle de résineux sera heureusement équilibrée par un sous-étage feuillu. Ne détruisons donc les feuillus qu'à bon escient et, surtout, ne les rayons pas de la carte phytosociologique. Montrons une fois encore que la France est le pays de la mesure » (Arbonnier, 1957).
Sur le risque de tassement du sol : « Il est généralement désastreux de faire des demi-tours sur les coupes, car, avec un chenillard, cela arrache littéralement une grande partie du sol et, avec un tracteur à roues, les manœuvres font des ornières de tous côtés qui ne sont guère plus souhaitables » (De Mégille, 1956).
Sur la conservation des vieux bois et arbres morts : « Il n'est nullement dans nos intentions de préconiser à l'instar de quelques naturalistes ou artistes aux opinions peut-être trop spécialisées un culte généralisé ou exagéré des arbres morts et mourants (…). Mais, si on veut bien envisager ces problèmes biologiques avec impartialité, on s'apercevra que des précautions très minimes (…) peuvent suffire (…). Il suffira que, dans chaque forêt remarquable, quelques vieux chênes aux grosses branches mortes, quelques hêtres creux et dépérissants, quelques bouquets de vieux arbres soient de loin en loin mis à l'abri de la hache du bûcheron à des emplacements convenablement choisis (…), pour qu’une quantité de microbiocénoses précieuses se conservent au moins à l'état endémique et que le but proposé soit donc atteint » (Hervé, 1955).
À propos des insecticides : « L'essentiel des inconvénients [des insecticides] est leur polyvalence, inégale d'ailleurs suivant les espèces d'insectes et la nature du produit. Y vient s'ajouter une certaine rémanence (…). La mise en balance des réussites qui leur sont dues et des dangers qu'ils présentent montre nettement qu'à leur emploi, souvent nécessaire, des limites doivent être étudiées (…). Si l'emploi des insecticides n'est pas à rejeter, il y a lieu de lui préférer toutes les fois qu'il est possible, d'autres procédés moins dangereux, et souvent plus économiques (Joly, 1955) ».
Sur les relations forestiers-naturalistes : « Peut-être aussi le forestier, qui, comme le charbonnier, aime à être maître chez lui, se formalisera-t-il quelque peu de l'immixtion de ces « conseillers officieux » (…). Une forêt domaniale doit avoir, dans l'intérêt du pays, le maximum de productivité mais aussi, le cas échéant, le plus haut degré de beauté et d'intérêt scientifique. Le gestionnaire de cette forêt, technicien de la sylviculture, ne doit-il pas prendre conseil de spécialistes de l'esthétique ou de la biologie ? Entre forestiers et protecteurs de la nature, il y a trop souvent incompréhension et antagonisme. L'entente est possible et fructueuse : l'exemple de Fontainebleau en est la preuve » (Guinier, 1950).
Photo 2. Tracteur à chenilles équipés d'un rateau débroussailleur et d'un ripper à trois dents
Source : Guiraud, C. (1969). La mécanisation des reboisements. Revue forestière française, 21(S), 421-428

Coupes rases et enrésinement, vers une écologisation des conflits (1965-1975)
Une troisième vague de contestation et de mobilisation voit le jour à la fin des années 1960. Celle-ci s'avère puissante et structurante pour les décennies à venir. Un cas très documenté (Moriniaux, 1997) est celui de quatre forêts domaniales du Perche (Andaine, Écouves, Bellême et Réno-Valdieu). Celles-ci se retrouvent au centre d'une polémique opposant l'Office national des forêts au comité de sauvegarde de la forêt de Réno-Valdieu entre 1968 et 1975. Plus d'un siècle après la mobilisation des peintres de Barbizon à Fontainebleau (Deuffic et al., 2024), les ressorts stratégiques du conflit sont quasiment identiques. Le principal militant qui se drape du statut d'entrepreneur de cause et de défenseur des forêts du secteur est Roger Fischer. Il possède un capital social et culturel non négligeable puisqu'il est professeur agrégé de géographie dans un grand lycée parisien et fondateur et secrétaire général de l'association Maisons paysannes de France. Propriétaire d'une résidence secondaire dans le Perche, il fédère les quatre comités de sauvegarde au sein du Mouvement écologique percheron (MEP). Cette stratégie permet d'élargir la contestation à un ensemble géographique plus vaste que celui des quatre forêts prises isolément. Il interpelle également les élus et les médias locaux afin de faire connaître les revendications du MEP qui sont à la fois d'ordre paysager et pour la première fois d'ordre écologique : les coupes rases sont accusées de porter atteinte à la beauté du site, mais aussi de modifier le microclimat, le régime des eaux, de déranger la faune locale, etc. La contestation prend un tour politique à l'approche des élections présidentielles de 1974. Partisans du candidat écologiste René Dumont, les membres du MEP élargissent leurs griefs et repositionnent la question des coupes rases et de la transformation résineuse dans un débat plus large sur la place de la forêt dans l'économie de marché. Ils insistent sur le fait qu'en devenant en 1965 un établissement à vocation industrielle et commerciale, l'ONF ne considèrerait désormais la forêt que comme une « usine à bois », et que l'argent issue de la récolte des bois ne profiterait pas à « notre vieux pays percheron ». Cette critique, qui donne une image de l'ONF travaillant d'abord à son profit, n'est pas nouvelle. Au XIXe siècle, l'administration des Eaux et Forêts est accusée de remplir les caisses du ministère des Finances, puis celle du ministère de l'Agriculture dont elle dépend à partir de 1877. Avec la réforme de 1965, elle est accusée de le faire pour elle-même alors que le fait de garder le produit des ventes lui permet surtout de moins dépendre du bon vouloir des ministères (Marage, 2018 ; Perron, 2021). Les adhérents du MEP remettent aussi en cause le monopole décisionnel de l'ONF et demandent un accès plus facile aux documents d'aménagement. Le cadrage du problème emprunte donc à la fois aux registres paysager, écologique, régionaliste et démocratique. Ce dernier argument s'appuie en particulier sur l'absence de réponse de l'ONF que les responsables du MEP considèrent comme du mépris. Malgré une tribune du directeur général de l'ONF, Christian Delaballe et du chef de centre d'Alençon, dans la presse locale, la mobilisation ne faiblit pas. Elle contraint finalement l'ONF à réviser le plan d'aménagement, à diminuer de 20 % les surfaces en coupe de régénération et à abandonner les enrésinements de taillis (figure 1).
Figure 1. Tract du mouvement écologique percheron diffusé à 3000 exemplaires et publié dans le Journal le Perche du 6 juillet 1974
Source : Domusdoc, la base documentaire de maisons paysannes de France ;

La mobilisation de Réno-Valdieu s’inscrit dans un mouvement plus large de contestation de l’orientation productiviste impulsée par le FFN. Par rapport aux revendications du XIXe siècle, ces mobilisations sont désormais structurées autour d’associations, soutenues par une partie des habitants des lieux, résidents permanents et propriétaires de résidences secondaires. Dans les années 1965-1975, des associations de sauvegarde se constituent ainsi dans l’Aude contre des projets de coupe en forêt de Rialsesse, de Crausse et de Greiffeil, dans l’Aisne et l’Oise en forêts de Saint-Gobain, Retz, Chantilly, Ermenonville et Villers-Cotterêts et, bien sûr, à Fontainebleau. Elles reprennent peu ou prou les arguments paysagers et écologiques développés par le MEP. Elles relèvent les tentatives de disqualification et les contre-attaques des forestiers via des campagnes d’information dont les entrepreneurs de cause soulignent le décalage : « L’administration responsable s’efforce par une active et habile propagande « d’information », de persuader le public et les personnalités que ce scandaleux saccage doit être considéré comme du « beau travail », nécessaire. De la même manière, la télévision ne nous a-t-elle pas déjà dit « que les tronçonneuses protégeaient la nature ! » (Journal l’Union du 04 avril 1972). À Compiègne, la controverse dépasse l’échelle locale et est relatée dans le journal Le Monde du 27 juin 1973. Cette fois-ci, les responsables de l’ONF sont plus réactifs qu’à Réno-Valdieu. Ils défendent leurs choix sylvicoles tout en minimisant leurs actions, s’étonnant que l’on puisse « s’indigner de voir un jardinier, le sécateur à la main ». Ils minimisent la surface des coupes – une vingtaine d’hectares – en les comparant aux milliers d’hectares coupés par les forestiers américains, soulignent que la régénération naturelle des Chênes ne laisse jamais la parcelle complètement à nu, et que toutes ces opérations obéissent à un équilibre entre dépenses et recettes. Dans une tribune du journal Le Monde du 20 juillet 1973 co-écrit par la Fédération nationale du bois et l'Association du génie rural des eaux et forêts, son président, Pierre Malaval justifie les coupes rases par le fait que cette technique ait été utilisée par le passé et que les plantations qui ont suivi sont à l’origine des peuplements actuels. Il justifie aussi la coupe rase des peuplements dépérissants dont le faible niveau de fertilité ne permettrait pas une régénération naturelle. Face à ce qu’il considère comme de la méprise, il conseille au promeneur de s’informer. Il lui retourne aussi le stigmate de la culpabilité en laissant entendre que les demandes de suspension des coupes rases ont un caractère égoïste peu soucieuses des besoins des générations à venir : « Il est normal que le promeneur, mal informé, ait quelques difficultés à accepter de telles opérations chirurgicales. Mais il doit songer à ses enfants et aux petits-enfants de ses enfants et comprendre qu'en opérant ainsi c'est pour eux que nous travaillons en leur préparant une forêt reconstituée et équilibrée ». Pour les associations de protection de la nature, ces arguments d’autorité et moraux ne suffisent pas. Outre les controverses sur les modes de régénération, c’est la justification même des coupes rases qui leur semble discutable et notamment le fait que les peuplements soient déclarés comme dépérissants. Dans un article du journal Le Monde du 27 juin 1973, les amis de la forêt de Compiègne affirment en effet que « la forêt n'est pas décrépite. L'ONF l'assure pour les besoins de sa mauvaise cause. Des experts, tout aussi qualifiés que ceux de l'Office déclarent que la réussite de ces plantations n'est pas garantie. Enfin dans le meilleur des cas, elles donneront des « champs d'arbres » où toute vie naturelle aura disparu. Notre premier objectif est d'obtenir l'arrêt des coupes à blanc systématiques. Nous en refusons le risque, sachant que leur « vérité » peut être remise en cause demain ». Si les associations sont dans leur rôle en contestant le monopole du savoir sylvicole des forestiers, elles le font d’autant plus facilement que des dissensions internes existent au sein même des organisations forestières Dans un livre blanc intitulé « SOS forêt française » , des représentants syndicaux de l’ONF souhaitent ainsi animer un contre-débat technique et social au sein de l’institution. Ils remettent en cause « l’obsession de la productivité à tous les étages » et dénoncent les enrésinements, les défrichements au profit de l’urbanisation, et déjà les systèmes de compensation associés, « comme si un hectare de forêt dans la région parisienne avait la même utilité qu'un autre hectare dans la Meuse ou la Haute-Marne ! ». Comme le remarque le journaliste Rambaud (1973), « certains, qui croyaient appartenir « naturellement » à un camp, s'étonneront de se retrouver dans l'autre ». Cette complexité des alliances montre que les débats dépassent les clivages artificiels entre forestiers d’une part et autres acteurs de la société d’autre part dans lequel il eut été pourtant si simple de catégoriser et ranger les protagonistes de ces conflits. Ces reconfigurations d’alliances scellent une nouvelle façon de percevoir la forêt en tant qu’archétype de nature dont témoignent au même moment les premières analyses sociologiques menées en forêt (Ballion, 1975 ; Kalaora, 1993 ; Lugassy, 1970).
Les années 1970 se caractérisent aussi par une reconfiguration des associations naturalistes. D’un côté, on trouve des associations historiques dont la création remonte au XIXe siècle à l’image de l’association des amis de Fontainebleau ou du Touring Club de France. Composées de notables et d’une élite au fort capital culturel, ces associations défendent la dimension esthétique des forêts et s’opposent aux coupes rases pour des raisons paysagères. Leur ancrage local et leur relation avec les cercles de décision nationaux leur permettent de jouer un rôle de premier plan dans les campagnes de mobilisations. De l’autre côté, de nouvelles associations de protection de la nature, telles Nature et Progrès créée en 1964 ou l’antenne française du WWF créée en 1973, modifient le paysage de la contestation. Leurs revendications portent sur les conséquences environnementales, voire écologiques des coupes rases, tout en y joignant les critiques paysagères portées par les associations traditionnelles. Leur argumentation se fonde sur des approches et des données scientifiques mais qu’elles sont parfois bien en peine de rassembler et de généraliser au-delà des sphères locales. Elles y parviennent parfois en mobilisant des scientifiques du Museum national d’histoire naturelle, pour les forêts d’Île-de-France, des naturalistes locaux, voire des forestiers intéressés par l’écologie.
Quels que soient leurs profils ou leurs origines, la coupe rase reste pour ces associations un sérieux caillou dans la mécanique bien huilée de la modernisation sylvicole des années d’après-guerre. Cette question est longuement abordée dans l’ouvrage « France ta forêt fout le camp » co-rédigé entre autres par Jean Cauwet (1976), agent de l’ONF et secrétaire général du SNUPF de 1977 à 1983, et Roger Fischer (figure 2).
Figure 2. Page de couverture de l’ouvrage de Cauwet, J., Demesse, N., Fischer, R., & Persuy, A. (1976). France, ta forêt fout le camp ! Paris : Stock

Pour eux la coupe rase a été « imaginée et mise au point par un rustre juché sur un engin lourd » (id., p. 40) et c'est « presque un jeu, pour le biologiste, le botaniste et le sylviculteur, d'en faire le procès » (id., p. 44). Si les arguments paysagers et esthétiques sont présents, le registre argumentatif se situe d'abord dans le domaine technique et écologique. Ils dénoncent le tassement du sol, le bouleversement des horizons, la suppression de l'ambiance forestière, la perturbation de la régulation des eaux et le préjudice causé à la nidification. Ils avertissent aussi des effets délétères des phytocides en forêt et de leur concentration tout au long de la chaine alimentaire, résumant leur point de vue d'une formule lapidaire « phytocide rime ici bien fâcheusement avec écocide » (id., p. 44), terme utilisé en 1970 par le biologiste Arthur W. Galston pour dénoncer l'usage d'herbicides pendant la guerre du Vietnam. Ils estiment que certains forestiers invoquent trop rapidement des échecs de régénération naturelle pour justifier des coupes rases et les enrésinements qui suivent en général ce type de travaux. Ils accusent ce type de peuplement d'acidifier les sols et d'en faire « un lieu déserté, incapable de renouveler son humus, de permettre le développement d'une végétation herbacée (…), de nourrir ses oiseaux et sa faune terrestre » (id., p. 51). Dans cette lutte pour ériger leurs critiques en problèmes publics, ils relèvent aussi la stratégie en deux temps de l'administration et des industriels consistant à accuser les opposants d'ignorance puis de relégitimer l'action des forestiers par une approche rationnelle se targuant même d'être écologique. Pour Cauwet et al., (1976), leur ouvrage constitue une ultime tentative d'apostropher les politiques. Énumérant les ouvrages de R. Heim, J. Dorst, J. Rostand, les nombreux articles de presse, les manifestations d'agents de l'ONF à Paris, les pétitions de collectifs citoyens et même les lettres d'académiciens au ministère de l'Agriculture, ils constatent que ces alertes restent lettre morte. Dans le même temps, l'ONF lance une offensive médiatique visant à contrecarrer ces revendications. Dans une directive de gestion nationale du 20 juillet 1972, le conseil d'administration de l'ONF constate que « le forestier hier n'avait pas à catéchiser son public » mais que « le forestier d'aujourd'hui n'a plus en face de lui cette population d'associés (…). Il se trouve confronté à une opinion publique sensible, émotive, bien souvent alertée par des éléments de bonne foi qui malheureusement sont insuffisamment informés ou ne saisissent qu'un aspect des choses » (ONF, 1972). Pour combler les lacunes de cette information, l'ONF reprend des recettes convenues : informer le grand public – surtout les enfants – au niveau local et via des panneaux d'information. Les agents de l'ONF sont aussi chargés d'organiser des tournées sur le terrain mais qui tournent à une sorte de ritualisation des contestations et à des dialogues de sourd (Cauwet et al., 1976). Si une partie des entrepreneurs de cause estiment que le dialogue est renoué depuis le remplacement de C. Delaballe par Y. Betolaud à la tête de l'ONF en février 1974, Cauwet et ses co-auteurs sont moins enthousiastes, les objectifs généraux de l'ONF et ses contraintes budgétaires restant les mêmes. Malgré une circulaire du ministère de l'Agriculture du 12 août 1971 qui précise que « la forêt assume une triple fonction : fonction de production, fonction de protection, fonction sociale », les entrepreneurs de cause considèrent que « la protection de la nature n'est pas qu'un problème structurel ou technique, c'est avant tout un problème politique qui ne peut trouver de solution réelle que par un changement radical et profond du contexte politique. Une révolution écologique ne pourra s'obtenir qu'à travers une révolution politique » (Cauwet et al., 1976). Cauwet et al. (1976) proposent donc une restructuration des services forestiers et de l'ONF, de permettre à tous ceux que la forêt intéresse de s'exprimer sur les orientations sylvicoles, de créer un ministère de la forêt et des espaces naturels, etc. Si cette troisième vague de mobilisation environnementale ne modifie pas immédiatement les orientations de la politique forestière française ni celle du FFN ou seulement à la marge, elle ébranle quand même sérieusement le monopole décisionnel et d'expertise des forestiers. Elle introduit une nouvelle façon d'analyser la forêt et ses modes de gestion à l'aune de critères environnementaux et pas seulement esthétiques ou paysagers comme cela était le cas lors des mobilisations des siècles précédents. Si la préservation de sites remarquables constitue toujours un thème mobilisateur, cette nouvelle vague de contestation ajoute aussi des questions sur l'impact de la sylviculture sur le sol (effet de la mécanisation), l'air, la qualité de l'eau (acidification), la faune et la flore (impact non sélectif des pesticides), etc. Plus largement, ces mobilisations des années 1970 transforment en profondeur et durablement les arènes de débat autour de la forêt. Comme le souligne Anselme & Ronchi (1981b), « l'ancien Corps des Ingénieurs des Eaux et Forêts n'incarne plus la totalité de la politique naturelle. La nouvelle politique environnementaliste lui échappe (…). Elle se dérobe à elle pour s'affirmer avec forces dans d'autres lieux » et surtout d'autres collectifs d'acteurs que les sociologues qualifient de nouveaux mouvements sociaux (Touraine, 1978).
Le fléchissement paysager, utile mais insuffisant (1975-1995)
Les forestiers ne répondent pas immédiatement à ces aspirations environnementales et préfèrent agir dans le registre paysager à partir des années 1975-80. Puisque les enquêtes auprès des usagers montrent que la forêt représente un idéal de Nature, ils proposent des aménagements d’un nouveau type qui atténueraient l’impact visuel des coupes rases et des enrésinements. Pour cela, ils transcrivent les principes du « Forest landscape design » développés au sein de la Forestry Commission (Crowe, 1966) et l’adaptent en France sous le terme de paysagisme d’aménagement. Cette approche paysagère consiste à minimiser l’impact visuel des opérations sylvicoles dans des endroits définis comme sensibles, c'est-à-dire souvent les plus fréquentés ou les plus visibles (Breman, 1981 ; CTGREF, 1976). Loin de bannir les coupes rases, le paysagisme d’aménagement propose de jouer sur la forme des coupes, de les implanter de façon à ce qu’elles épousent les formes du relief, de travailler sur les lisières, et de créer des perspectives en trompe l’œil afin de diminuer les effets de profondeur (Breman, 1993). Concernant la taille des coupes, aucune limite n’est fixée a priori, l’idée étant de favoriser des coupes d’un seul tenant plutôt que de multiplier des coupes en timbre-poste notamment sur les versants exposés à la vue. Ces stratégies d’atténuation des impacts visuels supposent toutefois une maîtrise du foncier concerné par l’opération. Dans sa version originale, le paysagisme d’aménagement prévoit d’associer le public à travers « un cahier de souhait » (CTGREF, 1976). Cinq ans plus tard, une note technique publiée à la demande de la Direction des Forêts n’y fait plus référence. La raison évoquée est la difficulté de constituer une équipe pluridisciplinaire capable de réaliser des enquêtes sociologiques sur les attentes des usagers, et ce malgré les travaux menés au sein de l’INRA d’Orléans. Désormais, l’expert paysagiste agit seul. Certaines opérations sont alors conçues comme une « véritable mise en scène de paysages touristiques » (Fischesser & Breman, 1991). Cette pseudo-naturalité apparaît comme un affichage qui cantonne l’usager à un statut de consommateur d’espace ; elle n’a rien de fonctionnel, tout l’art du forestier consistant à dissimuler ses interventions et à faire croire que les paysages offerts à la contemplation du public sont façonnés seulement par la nature (Deuffic & Lewis, 2012). De cette action, le public doit en deviner le moins possible et quand il en est informé, c’est par une intervention pédagogique du forestier qui, au final, « établit le code, le rituel selon lesquels vont s’échanger les « besoins » du public et les valeurs du milieu forestier » (Anselme & Ronchi, 1981a). Les forestiers ne se cachent pas de ce double jeu comme l’exprime très clairement le chef du centre de gestion de l’ONF à Fontainebleau : « cela conduit à n’envisager que des aménagements de qualité, parfaitement adaptés et intégrés au décor, extrêmement sobres et discrets, uniquement conçus de façon à mettre en valeur le paysage. À la limite, l’idéal serait que le touriste, guidé inconsciemment, ne s’aperçoive pas de l’intervention du forestier » (De Buyer, 1970). Appuyer la légitimité de ces actions sur un principe de naturalité en effaçant les traces de son action peut être interprété comme une stratégie visant à renforcer une institution fragilisée par des critiques de plus en plus ouvertes (Douglas, 1999). Pour autant, ces techniques paysagères ne sont pas forcément inutiles dans la mesure où la prise en compte du paysage répond aux attentes esthétiques d’une partie des usagers et des personnes résidant à proximité des forêts. Elles intègrent aussi les enjeux écologiques mais en les limitant aux sites d’intérêts majeurs. En revanche, elles ne prennent toujours pas en compte les demandes émergentes autour des conséquences écologiques des différents modèles de sylviculture (perte de l’ambiance forestière, modification des équilibres faune/flore, tassement des sols, etc.) ce qui va finir par réactiver les conflits autour des coupes rases (figure 3).
Figure 3. Diagnostic paysager et aménagement sylvicole
Source : ONF (1999). Guide des traitements des paysages. ONF, Paris, classeur avec fiches, 64 p

De l’impératif environnemental à la bioéconomie (1992-2015)
Avec le développement des recherches en écologie, les impacts environnementaux des méthodes de gestion sont de plus en plus souvent interrogés. Cantonnées dans les années 1960 à une sphère de spécialistes et de naturalistes amateurs, les questions d’écologie intègrent au début des années 1980 les arènes de débat public. Elles deviennent un objet d'étude scientifique partagé entre biologistes de la conservation, écologues du paysage, spécialistes de la dynamique des populations, etc. La question des pluies acides, la production d’un discours alarmiste sur une extinction massive des espèces finissent par inscrire les questions d’environnement en forêt à l’agenda politique. Avec l’institutionnalisation de la biodiversité lors du Sommet de la Terre en 1992, les écologues inscrivent la conservation des espèces et des écosystèmes au centre du développement durable (Dumoulin & Rodary, 2005). Des responsables forestiers défendent également la prise en compte de ces questions au sein même du Ministère en charge des forêts en proposant d’établir une liste d’indicateurs de gestion durable des forêts (Barthod, 1993). L’idée qu’il existe d’autres moyens que l’augmentation de la surface d’une coupe rase pour optimiser ses recettes fait également son chemin chez certains directeurs régionaux de l’ONF (Badré, 1991). La nécessité même de la coupe rase est débattue au sein de la communauté scientifique forestière, la futaie irrégulière apparaissant comme une alternative possible (Bruciamacchie, 1993 ; Dubourdieu, 1990). Mais d’autres responsables sont plus réticents. Jean Gadant, chef du service des forêts au ministère de l’Agriculture, justifie pleinement le recours à la coupe rase : « Rien ne peut justifier, au plan scientifique, une interdiction généralisée de la coupe rase d'un peuplement parvenu à maturité ; elle existe dans la nature (incendie, chablis, maladie) et répond à une nécessité culturale dans un traitement en taillis ou une régénération d'essences de pleine lumière » (Gadant, 1996). Conseillant de « laisser faire le coup d’œil du praticien de la sylviculture », il regrette « le dangereux abandon du débat international sur la forêt à des théoriciens intégristes de l’environnement » (id. p. 409). Alors que les forestiers auraient pu être des producteurs de normes de première importance en matière de biodiversité de par leurs connaissances et leurs relations privilégiées à la forêt, certains de leurs représentants se méfient toujours des questions d’écologie à la fin des années 1990. Malgré ces contre-cadrages, le tournant écologique des années 1990-2000 institue peu à peu l’environnement comme un problème social autour duquel tous les projets sociaux doivent être reformulés pour être légitimes (Kalaora, 2001). Cette écologisation des questions sociales conduit à une inflexion écologique des politiques publiques, des normes et des pratiques sociales. Elle conduit aussi à une professionnalisation et une institutionnalisation des mouvements écologiques qui, à la différence des années 1970, sont désormais omniprésents dans le débat public à défaut d’être systématiquement invités dans les arènes de décision. La contestation écologique des modes de production forestière et, en particulier des coupes rases et des enrésinements, devient chronique dans certaines régions françaises telles que le Limousin et le Morvan tout au long des années 1990-2000. Cette écologisation des attentes et des revendications se déploie désormais au niveau local, national, voire international. Elle pousse les décideurs publics forestiers à intégrer une partie de ces nouvelles attentes. Cela se traduit par la reconnaissance du rôle multifonctionnel des forêts dans la loi de 2001, la promulgation d’une stratégie pour la biodiversité en 2004, la production d’écolabels (PEFC, FSC) et d’indicateurs de gestion durable et des changements de pratiques par les forestiers eux-mêmes tels que la diminution des traitements phytosanitaires, le maintien de bois morts, la gestion d’habitats remarquables, etc.
Ce processus d’écologisation des politiques publiques forestières et des pratiques sylvicoles n’est cependant pas linéaire. Plusieurs rapports émanant des services du ministère de l’Agriculture infléchissent ce processus dans les années 2005-2010 et fixent une nouvelle orientation (Sergent, 2014). Le Plan Forestier national, courant sur la période 2006-2015, affiche clairement ce changement de politique avec un mot d’ordre clair : « l’heure de la récolte est venue ». En 2007, le groupe de travail du Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux (CGAAER publie un rapport sur « l’insuffisante exploitation de la forêt française ». Pour Ballu (2008), les augmentations de récolte proposées dans les rapports Duroure (1982) ou Bianco (1998) n’ont jamais été suivies d’effets ce qui a abouti à une surcapitalisation du bois sur pied. Il va donc « falloir déstocker dans notre forêt surcapitalisée ; il serait illogique de voir pénaliser ce déstockage bon pour la planète et encourager le mauvais surstockage en forêt ! » (id., p. 20). Outre l’argument climatique, cet effort de mobilisation est aussi vu comme une opportunité économique pour la filière et les territoires ruraux, et cela sans nuire à la biodiversité, cet enjeu ne pouvant être complètement ignoré : « aujourd’hui, avec les retards et l’arrivée à maturité des plantations du Fonds forestier national, le doublement en dix ans de l’actuelle récolte commercialisée n’aurait rien d’excessif. On imagine ce que cela pourrait entraîner pour l’emploi et l’économie nationale comme locale » (id., p 21). Cette nouvelle orientation de la politique forestière s’affirme avec le Grenelle de l’environnement en 2007. L’idée s’installe qu’il est possible de « produire plus de bois tout en préservant mieux la biodiversité » et que récolter davantage est souhaitable à tous points de vue. Cette idée est reprise par le Président de la République à Urmatt en 2010 qui appelle à « changer d’échelle dans la mobilisation de la ressource », et qui ne peut aussi s’empêcher à l’occasion de qualifier les défenseurs de l’environnement de « petit groupe sectaire ». La Loi de modernisation de l’agriculture du 27 juillet 2010 enfonce le clou, avec le développement de plans pluriannuels régionaux de développement forestier, qui identifient à l’échelle régionale les massifs forestiers qui justifient, en raison de leur insuffisante exploitation, des actions prioritaires pour la mobilisation du bois. Ce tournant productif (Sergent, 2014) s’inscrit dans le contexte de la nouvelle politique énergétique de l’Union Européenne qui vise à augmenter la part des énergies renouvelables. Reprise dans la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte d’août 2015, celle-ci fixe un objectif de 32 % d’énergie renouvelable en 2030. Tout concourt donc pour que soit inscrit à l’agenda politique une augmentation significative de la mobilisation des ressources ligneuses sans que la question des modes d’exploitation et notamment le recours à la coupe rase ne soit clairement explicitée. En 2016, le programme national de la forêt et du bois fixe à son tour un objectif de mobilisation supplémentaire de bois de 12 millions de m3 à l’horizon 2026, soit un accroissement de plus de 20 % des prélèvements actuels . Or qui dit mobilisation de la ressource dit coupe de bois, que ce soit par coupe rase ou d’autres modes d’exploitation. Pour le WWF, cette politique de mobilisation élaborée entre décideurs institutionnels et propriétaires forestiers, n’implique ni la recherche ni la société civile. Il craint que, sans la participation de ces acteurs, « l’identification de ces massifs risque d’ignorer les aspects environnementaux et sociaux, et de créer de nombreux conflits » (Neymourande & Vallauri, 2011). Cinq ans plus tard, des tensions vont effectivement apparaître un peu partout en France et même si cet appel à récolter plus de bois n’en est pas la seule cause des tensions actuelles, il va y participer en partie (Deuffic & Banos, 2020).
Conclusion
Jusqu'au XIXe siècle et faute de connaissances scientifiques établies sur les conséquences environnementales des coupes rases, ce mode de gestion était considéré comme une méthode d'exploitation rationnelle. Mais, avec le développement des sciences forestières, puis de l'écologie tout au long du XXe siècle, l'évaluation des impacts des techniques modernes de sylviculture se précise et quelques limites commencent à apparaître. Cependant à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les besoins en bois pour la reconstruction industrielle de la France laissent peu de place à autre chose qu'un discours de reconquête qui pousse à une rationalisation des méthodes de sylviculture. Mandatés par l'État, grisés par les progrès de la technique et passant outre certaines impasses qu'ils avaient pourtant parfois identifiées, les forestiers se lancent dans des opérations sylvicoles d'envergure où la coupe rase apparaît comme un prérequis à toutes une série d'opérations sylvicoles qui transforment profondément les paysages. Sûrs de leur droit et de leur savoir, les forestiers ne prennent pas vraiment aux sérieux les revendications portées par les mouvements sociaux à la fin des années 1960, pensant avoir réglé la question des coupes rases grâce à une meilleure intégration paysagère. Or, les critiques des associations environnementales évoluent à la charnière des années 1960-70. Elles ne portent plus seulement sur la question esthétique ou paysagère comme au XIXe siècle mais aussi sur l'impact écologique des coupes rases, des techniques d'exploitation et de l'industrialisation de la nature en général (Marage, 2021). Les critiques visent aussi le pilotage politique des forêts. Si le passage d'un régime de souveraineté à un régime de gouvernement au XIXe siècle avait permis à une élite intellectuelle et culturelle d'interroger publiquement les pratiques sylvicoles, leur implication dans la définition des politiques forestières restait marginale (Deuffic et al., 2024). En revanche, les mouvements sociaux environnementaux nés aux cours des années 1970 militent pour un nouveau régime de gouvernance qui les associerait plus étroitement aux processus de construction des politiques publiques forestières. Ils s'émancipent ainsi définitivement des discours parfois paternalistes qui prévalaient avant-guerre, rappelant leur capacité à penser par eux-mêmes et à construire des savoirs naturalistes et écologiques sur la forêt de plus en plus précis. Même si la prise en compte de l'environnement devient incontournable à partir des années 1990, la capacité des mouvements écologistes à infléchir les politiques forestières reste modeste. Initier les changements de politiques relève souvent des décideurs publics forestiers qui définissent ce que doivent être les bonnes pratiques ; ils établissent des indicateurs de gestion durable mais ceux-ci restent non contraignants (Bouleau et al., 2016). La coupe rase demeure donc une pratique répandue dont seuls les impacts les plus contestés – tassement des sols, coupe de grande surface dans des espaces très fréquentées, etc. – font l'objet de mesures de correction. Au cours des années 2010, les politiques forestières opèrent un nouveau tournant, plus économique cette fois-ci. Si la décision d'augmenter la mobilisation de la ressource forestière répond aux attentes des acteurs de la filière forêt bois, elle inquiète fortement les associations de protection de l'environnement. Sachant que la coupe rase a toujours constitué un point de cristallisation des débats et incarné pour les uns un aboutissement et pour les autres un problème jamais vraiment réglé, une recrudescence des conflits autour de cette pratique était prévisible. Elle le sera à partir des années 2015 mais dans un contexte nouveau, celui d'une problématisation en termes d'urgence environnementale et climatique.
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