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Prendre la mesure de la santé des forêts

Les représentations professionnelles et sociales des tiques, ou les écosystèmes forestiers en miroir : une approche socio-territoriale en Argonne

Résumé

À partir d’une recherche sociologique sur les représentations des tiques et maladies à tiques conduite en 2021-2022 en Argonne (région Grand Est), cet article aborde, en deux temps, les débats sur les socio-écosystèmes forestiers et leur « santé » : d’abord, ce que disent les perceptions territorialisées des tiques sur les rapports de la société à la forêt et à sa santé, comme espace de travail ou de loisir et comme relation à la nature ; ensuite, les enjeux professionnels et de responsabilisation à la fois vis-à-vis des forestiers et des usagers de la forêt.

Abstract

Based on sociological research on the representations of ticks and tick-related diseases led in Argonne (Grand Est region) in 2021-2022, the present article addresses debates on forest socio-ecosystems and their “health” in two steps: i) what the territorialised perceptions of ticks tell us about the relationships of our society with forest as a working or recreational space and as a link with nature, and what these perceptions tell us about forest health, and ii) the professional stakes and those linked to raising awareness of foresters and forest users.

Introduction

La problématique des tiques est de pleine actualité en France ; elle est rendue publique simultanément au moyen des quatre principaux canaux de mise sur agenda repérés en sociologie politique (Garraud, 2019), à savoir :

– les mobilisations, à commencer par celle de l’association France Lyme depuis sa fondation en 2008, qui réclame la reconnaissance de cas « chroniques » de borréliose véhiculée par ces acariens ;

– l’offre politique, avec la publication de deux rapports d’information précisément sur la maladie de Lyme et son traitement par l’Assemblée nationale en 2021 ;

– l’expertise institutionnelle avec, en 2022, un guide de parcours de soin structuré élaboré par la Haute Autorité de santé ;

– la médiatisation, notamment au fil des journaux et magazines renouvelant des conseils de prévention au public.

Pour autant, les sciences sociales se sont relativement peu saisies de la question des tiques, marquée par un primat des études médicales. Pour preuve, suivant une approche bibliométrique des publications académiques parues en Amérique du Nord jusqu’en 2016, recensées à partir de huit bases de données, Judy Greig et al. (2018) ont dégagé 2 258 articles pertinents parmi lesquels seuls 8,9 % portent sur les savoirs, attitudes et perceptions relatifs aux maladies à tiques, tandis que 32,6 % ont étudié la pertinence des tests de dépistage. En France, on ne dispose principalement, en sciences humaines et sociales, que de deux thèses sur les tiques : l’une en géographie (Méha, 2013) et l’autre en sociologie (Massart, 2013). La première développe une analyse spatiale et environnementale destinée à permettre la prise de mesures de prévention à l’endroit des usagers des forêts, en fonction des lieux de rencontre avec les tiques et en matière d’aménagements possibles. La seconde se concentre sur la maladie de Lyme, en s’appuyant sur l’outillage de la sociologie des sciences, à partir des groupes d’experts et de « praticiens » associés.

Dans ce contexte, nous sommes confrontés à un objet enserré dans un double cadrage écologique – autour des tiques, leurs milieux et les interactions écosystémiques – et médical – se focalisant sur les maladies véhiculées par les tiques et les protocoles associés. Interrogeant les perceptions et les enjeux sociétaux face à la « santé des forêts », cette recherche sociologique se propose de dépasser ce dualisme en se fondant sur une approche socio-territoriale (Hamman et Dziebowski, 2023). En effet, les maladies à tiques sont des maladies vectorielles : elles sont liées à des pathogènes (la bactérie Borrelia pour la maladie de Lyme), transmis d’un hôte à un autre par l’intermédiaire d’un vecteur, ce dernier étant associé à des types d’habitat. Nous pouvons ainsi appréhender les représentations professionnelles et sociales localisées des tiques comme un miroir des écosystèmes forestiers. La littérature a bien établi, d’une part, que c’est uniquement à grande et non à petite échelle que la végétation peut être tenue pour un indicateur de présence plus ou moins forte des tiques lorsqu’on considère des critères physionomiques (forêts, pâtures, etc.) (Gilot et al., 1994 ; Méha, 2013, p. 135) ; et, d’autre part, que « pour un “milieu naturel” comparable, des groupes sociaux variés ne seront pas exposés de manière identique à la maladie du fait de leurs différentes pratiques et fréquentations de l’espace géographique » (Hervouët et Laffly, 2000, p. 232).

Terrain et dispositif méthodologique de la recherche

Le territoire d’étude : l’Argonne

S’étendant en partie sur les trois départements de la Marne, de la Meuse et des Ardennes, l’Argonne est un territoire parmi les plus ruraux de France, à faible densité de population et avec peu de communes de plus de 500 habitants, occupé pour plus de 60 % par des terres agricoles et pour environ 37 % par un massif forestier à forte diversité paysagère (figure 1). Support d’une activité sylvicole et cynégétique importante, ainsi que de loisirs de « pleine nature » ‒ soit autant d’occasions de rencontres humains-tiques ‒, cette région naturelle apparaît comme un terrain exemplaire pour une étude territorialisée de l’objet tiques.

Dispositif empirique de la recherche sociologique

D’un milieu ouvert à un milieu fermé et d’un groupe d’acteurs à un autre, les usages et perceptions des lieux diffèrent, ainsi que l’exposition aux tiques. En retenant quatre terrains d’étude, nous avons été attentifs à mettre en relation des milieux contrastés avec, à chaque fois, des types d’acteurs ancrés sur place (figure 2) :

– des forestiers de l’Office national des forêts (ONF) et des membres de la Fédération des chasseurs des Ardennes dans le massif forestier de Signy-l’Abbaye ;

– des chasseurs et des gestionnaires forestiers au Domaine privé de Belval ;

– des agriculteurs dans le secteur de Montfaucon-d’Argonne ;

– des associations sportives, de loisirs et de nature, notamment dans le périmètre des Étangs de Belval.

Nous avons construit un dispositif empirique associant une trentaine d’entretiens semi-directifs et cinq vagues d’observations sur site (participation à une battue de chasse au grand gibier, accompagnement d’un technicien forestier de l’ONF sur une journée de travail, immersion au cœur de la randonnée de la Grande Traversée de l’Argonne 2022 et observation d’exploitations agricoles). De la sorte, il s’est agi d’adopter une triple entrée par les connaissances, les représentations et les pratiques liées à la présence concrète de tiques dans l’environnement de travail et/ou de vie.

Ce que disent les perceptions territorialisées des tiques sur les rapports de la société à la forêt et à sa santé

Quelles explications avancées à la présence importante de tiques en Argonne ?

Deux grands modes explicatifs ont été recensés au cours de l’enquête quant à la présence importante de tiques en Argonne : les dérèglements climatiques et la prolifération de la faune sauvage. Ils amènent à réfléchir sur les facteurs exogènes et endogènes ainsi que leurs interactions, notamment la main de l’homme. Une interrogation se manifeste plus largement quant à la prise de conscience d’une problématique systémique.

L’imputation au dérèglement climatique

Les interviewés affirment de façon unanime qu’ils reconnaissent localement les effets palpables d’un changement climatique global. Significativement, ce technicien de l’ONF intervenant dans une forêt domaniale impute au changement climatique le fait que des essences actuelles soient menacées aussi bien par les scolytes que par la chalarose du frêne, qui favorisent les milieux et la faune-hôte porteuse de tiques (photos 1a et b) :

[Scolytes]

Les épicéas : attaques de scolytes ! […] Pour remplacer l’épicéa, on reboise en douglas… L’épicéa, y a pas de problème, il n’attire pas. […] Par contre, les douglas, pour les chevreuils, c’est leur plat principal… (entretien, 20 mai 2022)

[Chalarose]

Le champignon, il lui faut de l’humidité et le frêne doit pousser sur zone humide. […] Les bords de cours d’eau, tous ces frênes-là sont morts, justement parce que le champignon s’est mieux développé. […] Y a pas forcément d’arbre pour reprendre la place, donc la végétation herbacée explose et c’est a priori propice aux tiques. […] Les parcelles avec du frêne avec la chalarose, dès que ça se met en lumière, de la tique, y en a ! (entretien, 20 mai 2022)

Cette perception est partagée au sein des divers groupes enquêtés, à l’instar de ces chasseurs :

La gelée ça tue quand même beaucoup de vermine, là y a plus de gelées, y a plus de neige alors le problème, moi je pense c’est ça, c’est le réchauffement climatique, y a plus rien qui tue ces bestioles-là comme les tiques (chasseur de la Fédération des Ardennes, entretien, 15 février 2022).

On parle du réchauffement climatique, oui, peut-être qu’effectivement y a un certain nombre de facteurs, qu’ils soient au niveau du fonctionnement des tiques proprement dites, ou en tout cas de leur subsistance hivernale, de leur apparition peut-être plus tôt en saison et plus tard, de leur période d’activité… (chasseur ayant suivi des stages dans un domaine forestier privé, entretien, 22 mars 2022).

Ce discours est d’autant plus récurrent parmi les entretiens qu’il « externalise » l’enjeu au-delà des interactions propres aux acteurs du territoire, et leurs possibles tensions sur l’entretien et les usages légitimes de la forêt.

La recrudescence de la faune sauvage, pouvant servir d’hôte aux tiques

Une présence effective de tiques sur le gibier est aujourd’hui sans conteste observable en Argonne (photo 2). Un lien est couramment avancé par des chasseurs comme par des forestiers entre une situation de surpopulation du grand gibier, notamment de sangliers et de cervidés, et la prolifération de tiques. Parmi ces chasseurs et ces forestiers, d’autres vont plus loin et interrogent le rôle des pratiques cynégétiques dans la concentration territorialisée de la faune sauvage et des tiques :

Alors y a une idée qui sort : est-ce que ça serait pas dû aussi à l’augmentation de la faune sauvage ? […] Par exemple, au camp militaire, y a énormément de faune sauvage, énormément ! Moi, sur le sanglier, j’avais pas trop connaissance de tiques mais la preuve, y a deux ou trois jours, il était blindé ! (chasseur de la Fédération des Ardennes, entretien, 8 décembre 2021)

Pour moi, aujourd’hui, la grosse problématique, c’est la maîtrise des populations de grands animaux ! Avec tout ce que ça a de conséquences sur les cultures, sur les écosystèmes forestiers » (forestier, entretien, 3 mars 2022).

Cette situation de surpopulation du grand gibier dans le périmètre des forêts domaniales argonnaises donne à voir des enjeux d’adaptation permanente de leur gestion (photo 3), comme le souligne un technicien de l’ONF, expliquant devoir protéger les jeunes plantations des dents de la faune sauvage :

Surpopulation de sangliers de manière générale. […] Les chevreuils, y a toujours eu une population forte, depuis longtemps. Et les cervidés, ça fait qu’augmenter. […]. Si on veut protéger vraiment nos plantations, […] on va repasser à des engrillagements complets. […] On a eu des essais : […] sans protections, avec la surpopulation, on s’est retrouvé avec 60 % des chênes manquants dès la première année, retournés par les sangliers et croqués par les chevreuils ou les cerfs (entretien, 20 mai 2022).

3.1.3 Ne pas minorer les impacts des activités humaines

Derrière l’affichage des « évidences » climatiques, c’est plus finement tout un ensemble de facteurs humains et territorialisés qui se dégagent également des enquêtes et diffèrent d’un groupe à un autre dans les responsabilités imputées (Hamman et Dziebowski, 2023, p. 94-106) ; plusieurs interrogations sont plus particulièrement revenues dans les échanges avec les acteurs :

1. Le grand gibier et l’agrainage. En attirant le gibier sur un même point, l’agrainage pratiqué par des chasseurs a-t-il un effet en matière de présence de tiques, comme le soulèvent des forestiers ?

2. Le débat sur le rôle des prédateurs. Le renard, prédateur d’espèces hôtes, contribue-t-il à contenir les populations de tiques sur un territoire ; s’agit-il dès lors de le chasser ou de le protéger ?

3. Les produits chimiques utilisés en forêt. L’utilisation, dans les pratiques sylvicoles, de produits aujourd’hui interdits a-t-elle pu, par le passé, limiter les populations de tiques ?

4. Les activités agricoles et les cultures intensives. Le changement de type d’occupation et d’usage des terres agricoles, de l’élevage naguère dominant, vers la culture céréalière, ainsi que les évolutions du métier d’agriculteur qui l’accompagnent, ont-elles un effet sur la présence concrète de tiques en milieux ouverts ?

5. La fréquentation touristique en milieu rural et les « loisirs verts ». Le développement de ces pratiques doit-il aboutir à aménager les forêts en fonction de la diversité de ses usages, de ses usagers et du risque tiques ?

Adopter une pensée systémique

Enfin, certains acteurs ‒ pas seulement des naturalistes ou des forestiers, mais aussi des chasseurs ‒ font leurs des perspectives systémiques, soit une corrélation entre des pratiques favorables à la biodiversité, l’équilibre forêt-faune et la non-prolifération des tiques, associant de facto des explications environnementales et sociales pour appréhender la santé des forêts. C’est le cas du responsable d’un domaine privé, qui étaye :

Moi je pense que c’est vraiment l’équilibre forêt-gibier avec une foresterie qui intègre la présence des animaux. [Si on a] une architecture simplifiée, une incapacité de régé[nération], trop de bestiaux en mauvaise santé, c’est en fait tous les paramètres qui sont favorables aux tiques. […] Même si on a des cycles qui sont peut-être un peu amplifiés, lié aux évolutions climatiques, etc., on atténue les choses comme ça et, surtout, on favorise les potentiels prédateurs aussi. […] Moi je suis pas scientifique mais je me dis “plus j’ai de piafs, plus j’ai de bestioles différentes, plus j’ai un système immunitaire forestier renforcé”, je ne sais pas exactement de quoi et combien et comment ça nous protège mais je me dis que plus j’ai de passereaux, moins j’ai de tiques. Finalement, y a une grande corrélation entre la régulation des ongulés, la dynamique forestière et l’architecture globale d’un milieu qui peut vraiment être intéressante en matière de capacité d’accueil multi-espèces (entretien, 24 mars 2022).

Les forêts comme espaces associés à la rencontre humains-tiques

Les forêts ont été statistiquement associées à des probabilités de piqûres plus élevées, par la présence d’animaux hôtes et d’une certaine humidité (De Keukeleire et al., 2015). Les acteurs argonnais le corroborent in situ, à partir des trois représentations et associations suivantes : – plus les sous-bois sont denses et plus il y a de tiques ;

– cela dépend également des peuplements forestiers : l’on est davantage confronté aux tiques en forêt de feuillus que de conifères ;

– les facteurs sont cumulatifs : des espaces forestiers de feuillus, à la fois humides et avec une végétation dense en sous-bois sont vus comme les plus favorables aux tiques.

En Argonne, un chargé d’étude de la Ligue pour la protection des oiseaux insiste justement sur les chênaies avec une importante strate de végétation au sol comme milieu particulièrement propice :

Mes observations personnelles, là où j’ai jamais vu autant de tiques de ma vie, […] c’est dans des grandes chênaies. […] Cette grosse futaie de chênes avec un sous-étage herbacé mais très ouvert, assez humide, j’ai déjà eu des cas où je faisais 20 mètres dans ces herbes-là et je pense que j’avais 50 à 80 tiques, des minuscules petites tiques sur mon pantalon, ça c’est vraiment les records (entretien, 3 mai 2022).

Dès lors, les représentations concrètes de « zones à tiques » intègrent également les friches et les espaces de hautes herbes et de fougères (photo 4) ; un technicien de l’ONF témoigne :

Même quand le broyeur est passé, dans les zones qui justement ont été nettoyées ! […] Y a toujours des fougères qui remontent. C’était arrivé dans une [forêt] communale où les bois ont été sortis, sauf que la fougère-aigle a repoussé très vite, et on s’est retrouvé avec les fougères qui passaient au-dessus des bois. Nous, il fallait qu’on casse toute la fougère et, pourtant c’était sur du sol dur et sec, on ramassait plein de tiques ! (entretien, 20 mai 2022)

Décentrer la problématique des tiques en forêt

Aussi importante et fondée qu’elle soit, la question des tiques s’apprécie de façon relative, enchâssée dans le registre plus large de santé des forêts et dans celui de la prévention des désagréments du milieu : au niveau de l’activité sylvicole, les scolytes et les chenilles processionnaires font l’objet de protocoles et de politiques davantage objectivés – notamment par l’ONF – que les tiques (photo 5), car leur présence met directement en cause la production de bois ou la possibilité d’exploitation sur site :

Notre principale préoccupation, c’est le dépérissement des arbres, […] le réchauffement climatique, les problèmes de parasites qui sont non pas les tiques mais plutôt les scolytes, qui eux ont des impacts sur la production puisqu’ils viennent faire mourir des arbres […] utilisés sur du bois de charpente, voire du bois d’œuvre, et qui sont déclassés en bois de chauffage. Pour nous, ça a un vrai impact financier, ce type de nuisibles, par rapport aux tiques (responsable santé sécurité au travail [SST] à l’ONF Grand Est, entretien, 15 juin 2022).

D’où la mise en place d’un ensemble de dispositifs d’information sur site qui constituent autant de modalités concrètes d’affichages publics qui, en même temps, donnent à comprendre des accommodements pratiques entre différents risques à gérer. Il s’ensuit une hiérarchisation entre divers messages, où le risque lié aux tiques n’occupe guère le premier plan (photo 6).

Les représentations et les pratiques professionnelles en forêt, une responsabilisation individuelle face aux risques ?

Penser ensemble la double lecture écologique et sanitaire du risque tiques permet de lier l’attention à la santé des forêts et à celle de ses usagers : c’est le cas au travers de la production de formes de responsabilisation individuelle en face d’un enjeu qui navigue entre une part de rencontre avec les tiques – située professionnellement et/ou liée à des pratiques quotidiennes ou de loisir – et des évolutions écologiques et sociétales du territoire et de ses usages – gestion des forêts, activités cynégétiques et agricoles, transformations des rapports à la nature, etc.

Les objets intermédiaires d’une forme de responsabilisation des pratiques en forêt

4.1.1 Un discours institutionnel de responsabilisation individuelle

Un discours de la responsabilisation individuelle au quotidien face à la présence des tiques tend à s’imposer, particulièrement du côté des représentants de structures collectives (responsables cynégétiques, forestiers, associatifs nature-loisir…), autour de quelques préconisations structurantes (photo 7) , qui valent comme autant d’objets intermédiaires : le recours à une tenue vestimentaire couvrante, la systémisation des contrôles corporels après la fréquentation de milieux dits à risque, l’usage de tire-tiques… autant de signes que c’est bien, à leur sens, à l’homme de s’adapter au milieu et de juger du risque :

C’est clair qu’on n’adapte pas le biotope à l’usager par rapport aux tiques. Ce qui est fait pour l’instant, c’est le minimum, c’est-à-dire une information qu’il y a des tiques, que ça peut causer des maladies difficiles et qu’après, c’est à la personne de s’adapter. Ça signifie que la tique fait partie du milieu naturel : soit la personne réduit le périmètre où elle veut aller se promener, soit elle sait qu’elle prend des risques et elle le fait en son âme et conscience, soit elle peut s’habiller avec des bottes et tout ça pour aller en forêt (responsable ONF, entretien, 20 mai 2022).

Dans le même sens, l’ordre de priorité des interventions se lit en fonction des perceptions des risques juridiques et financiers encourus, soit une lecture anthropocentrée – qui rejoint celle de la santé des forêts sous un angle sociétal, notamment leur entretien – et non pas par le milieu en soi :

Les situations peuvent évoluer. […] Sachant qu’on a déjà plein de contraintes. Rien qu’aux sentiers qui sont ouverts au public, c’est « attention, faut pas qu’il y ait un arbre mort, une branche qui pourrait tomber sur une personne ou même qu’il y ait une souche sur un sentier de parcours VTT ». Pour l’instant, ça fait beaucoup référence à des jurisprudences. C’est pour ça que je dis que tout peut évoluer, peut-être que si quelqu’un, un jour, tombe malade parce qu’il y a des tiques, il pourra se retourner contre l’ONF en disant qu’on n’a pas géré le milieu pour éviter qu’il y ait des tiques (responsable ONF, entretien, 20 mai 2022).

4.1.2 La tenue vestimentaire comme objet-frontière en situation d’exposition

En particulier, la tenue vestimentaire incarne un objet-frontière entre l’homme et le milieu, c’est-à-dire qu’il transporte un ensemble de conventions et de normes correspondant à une communauté de pratiques (Trompette et Vinck, 2009), en l’espèce à trois titres : physiquement, entre l’individu et son environnement ; dans la façon dont les acteurs s’en accommodent, notamment au fil des saisons ; et enfin quant au sens donné aux choix vestimentaires, où il ne faut pas surinterpréter le motif des seules tiques.

Dans le cadre professionnel, les forestiers sont les premiers à souligner l’intérêt d’une tenue vestimentaire adaptée, à commencer par celle mis à disposition par l’ONF, suivant ce technicien :

Moi j’ai une tenue en déperlant, les softshell, j’ai une veste rouge et noire, c’est le nouveau vestiaire de l’ONF dans les Ardennes, ou certains ont aussi du jaune fluo’ dessus. […] C’est serré au niveau du poignet, je remets des gants par-dessus, […] j’ai pris cette habitude. […] À ce niveau-là, les vestes softshell marchent bien : quand je la porte et que je l’ai fermée, en général sur la partie haute du corps, j’ai pas de tiques. […] Les collègues qui ont les nouveaux pantalons, niveau tiques et niveau processionnaires, ils sont moins embêtés (entretien, 20 mai 2022).

Quant à ce responsable santé sécurité au travail à l’ONF Grand Est, il dit en parler dès l’accueil de nouveaux personnels :

Le fait de plus aller en forêt en short, d’avoir des vêtements adaptés voire même, quand on n’a pas de guêtres, de remettre des chaussettes au-dessus du pantalon… Ça peut être des choses assez simples à mettre en œuvre (entretien, 15 juin 2022).

En même temps, nos enquêtes ont souligné que ces « bonnes pratiques » promues par les institutions sont en permanence l’objet d’accommodements individuels. C’est en particulier le cas en fonction de la saison :

Vous dire que quand il fait 38°, qu’on est en forêt et qu’on est habillé comme je suis là, non, honnêtement [journée fraîche et pluvieuse]. Il est clair qu’au bout d’un moment on est en Tshirt et même à traverser les fougères, donc c’est pas bien, mais voilà (responsable ONF, entretien, 20 mai 2022).

À cela s’ajoute le fait qu’une grande partie des pratiques de protection mises en œuvre ne sont pas spécifiquement assimilables à la perception d’un risque tiques, à commencer par le port de guêtres :

C’est déjà pour essayer de garder le pantalon un peu plus propre ou pas trop humide parce que souvent, quand y a la rosée, ça protège aussi. Après, ça protège des tiques... (forestier, entretien, 20 mai 2022).

La responsabilisation individuelle en pratique : les contrôles corporels ex post

La responsabilisation se matérialise aussi dans des appels à réaliser des contrôles corporels à l’issue du travail ou d’une activité à risque, quel que soit le groupe d’acteurs. On peut parler d’un « accommodement raisonnable », au sens de la sociologie des transactions sociales (Remy et al., 2020). Il s’agit de maintenir les pratiques en forêt, les lieux et les périodes, tout en intégrant la présence de tiques, par une modalité déportée à l’issue de l’activité – c’est-à-dire une prévention non tant du risque de piqûre que de ses conséquences avec la maladie de Lyme. Un forestier explique :

Moi j’ai l’habitude, en fin de journée, de prendre une douche, donc je me vérifie à ce moment-là. La dernière fois que j’avais un doute dans le dos, […] fallait que je remonte chez mes parents pour vérifier. […] Mais sinon, la majorité des collègues sont en couple, donc c’est leur femme qui va regarder (entretien, 20 mai 2022).

La diffusion des tire-tiques comme outils de « bonnes pratiques »

Outre la tenue vestimentaire, le tire-tique représente l’objet-frontière le plus évident face aux piqûres de tiques, afin de retirer l’acarien. Sa diffusion constitue un indicateur d’adaptation des pratiques. Signe du caractère courant pris par ce dispositif, le responsable d’une association d’activités de plein air argonnaise en vend désormais dans le magasin de sport qu’il gère :

Moi j’ai beaucoup [enlevé] à la main, mais c’est pas terrible. Mais au tire-tique, ça va tout seul. […] Je viens d’avoir une offre en plus. C’est les clips, pour les randonneurs, comme un mousqueton. […] Il y a deux tailles, puis il y a le clip pour pouvoir être attaché à votre sac à dos. Dans la région, c’est même des cadeaux (entretien, 12 mai 22).

Parmi les forestiers, un technicien de l’ONF que nous avons suivi sur une journée de travail a souligné avoir toujours un tire-tique à disposition, de même que son collègue affecté dans une autre forêt domaniale :

Tire-tiques, dans la voiture ONF, y en a deux. J’en ai aussi un dans la trousse de secours que j’emmène quand je fais mon bois de chauffage. À la maison, j’ai une pince à épiler en plus (entretien, 20 mai 22).

En écoutant un responsable Santé et sécurité au travail de l’ONF, l’on perçoit la réalité d’un marché économique avéré autour de la vente de tire-tiques. Lorsque des fournisseurs proposent des « innovations », c’est aussi le reflet palpable d’un outil désormais vulgarisé puisque constituant un espace commercial :

On en reçoit plein ! Le principal tire-tique qu’on a, c’est celui que tout le monde connaît, avec le crochet où on prend, on tourne et on enlève. […] Ensuite, on a des fournisseurs qui imaginent des choses un peu innovantes, sous forme de carte bleue, avec une sorte de petite pince et une petite loupe, etc. C’est souvent des échantillons promotionnels qu’on nous donne (entretien, 15 juin 2022).

Comment communiquer territorialement sur la question des tiques en forêt ?

L’attention réservée à des supports de communication s’avère clairement enserrée dans le social. D’une part, il est question de privilégier des supports pratiques et des conseils de base :

On pourrait donner une petite plaquette à tout le monde, la plaquette avec la photo de l’érythème [rougeur concentrique qui se forme autour d’une piqûre de tique infectée par la bactérie Borrelia] et puis les photos des tiques et un petit laïus… Pas trop, quand y en a beaucoup, au bout d’un moment on n’arrive plus à lire […], je pense que c’est beaucoup de monde comme ça (responsable ONF, entretien, 20 mai 2022).

D’autre part, les entretiens conduits illustrent des perceptions relatives plus qu’une évidence partagée. Pour preuve, ce forestier privé ne gomme pas une part d’incertitude :

Les certitudes, les incertitudes […], qu’on vende pas tout comme de la publicité pour yaourt. […] Dès lors qu’il y a une méconnaissance qui ne nous permet pas d’avoir la certitude d’être traité correctement par rapport à cette maladie [de Lyme], on l’accepte. […] Faut rester simple, pratique et dire les choses où on en est (entretien, 24 mars 2022).

Parallèlement, il s’agit également pour les acteurs du territoire argonnais de veiller à promouvoir économiquement le développement local, le tourisme ou l’activité cynégétique. Des réserves sont alors exprimées à l’endroit d’une communication inquiète : il s’agit de ne pas « affoler » ou de ne pas trop en dire, au risque de renverser des représentations sociales positives associées à la nature, et particulièrement à la forêt, vécue comme lieu de liberté et de bien-être, et non pas comme un lieu de danger ou en danger permanent. Écoutons ce forestier privé :

C’est comme la bagnole en fait ! On sait […] qu’on a une chance de mourir sur la route mais elle est minime. […] Sinon on ne vit plus ! […] Le drame, c’est qu’à la fin, on se dise « on va tous mourir » et faut surtout plus aller en forêt parce que c’est un milieu hostile. Non, on fait pas vraiment ça. […] Quand je suis en forêt, je me sens bien, c’est apaisant, c’est reposant (entretien, 3 mars 2022).

Un responsable santé sécurité au travail (SST) à l’ONF Grand Est parle ainsi de la borréliose en se voulant globalement rassurant :

Ce qu’on dit aux gens, c’est que la maladie de Lyme, beaucoup de gens l’ont attrapée et, comme beaucoup de bactéries qui gravitent autour de notre corps, notre corps dispose d’un système immunitaire qui lui permet de réagir et de s’en protéger (entretien, 15 juin 2022).

De même, un responsable d’un Office territorial des sports tient à définir toujours l’Argonne par son massif forestier, quelles que soient les évolutions perçues par ailleurs : « L’Argonne, c’est très boisé. […]. C’est une très belle forêt, c’est un terrain de jeu formidable pour les sportifs, les chasseurs, tous les amoureux de la nature » (entretien, 09/05/22). Inviter chacun à une attention comportementale permet de faire un double pas de côté : éviter de creuser de possibles tensions entre groupes professionnels et sociaux quant aux causes de l’accroissement des tiques et/ou de leur potentiel de contamination, et se prémunir tout autant de grever les politiques de développement sylvicole, territorial et touristique.

Conclusion

L’entrée par les écosystèmes forestiers donne à voir un cadrage binaire environnemental et médical des tiques et maladies à tiques, qui se relit suivant un triptyque territorialisation-sanitarisation-individualisation. Cela révèle toute la difficulté de la production de la parole légitime sur le sujet, et donc de mesures simples de communication et de prévention, compte tenu de la coexistence d’appréhensions diverses entre enjeux de santé, écologiques et socio-économiques, correspondant à des perceptions et des usages différents des forêts. Le sujet des tiques permet ainsi de relire la catégorie du risque en santé-environnement suivant les termes énoncés par Emmanuel Henry, soit « la fabrique des non-problèmes », en tant que « situation ou […] condition sociale qui ne suscite qu’une faible attention publique ou une attention uniquement de la part de groupes directement concernés par la gestion de ce problème ou par ses effets directs » (2021, p. 10).

Remerciements

Cet article fait suite au projet « Impacts des modifications socio-écologiques sur les tiques et les maladies à tiques et leurs représentations professionnelles et sociales » (2021-2023), soutenu par le levier « Université & Cité » de l’Initiative d’Excellence (IdEx) de l’Université de Strasbourg. Que l’établissement soit remercié pour avoir rendu possible cette recherche, tout comme la Zone atelier environnementale rurale en Argonne du CNRS, pour avoir facilité notre accès aux acteurs sur le terrain, et l’ensemble des participants et interviewés qui nous ont consacré de leur temps.

Références

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Auteurs


Aude Dziebowski

Affiliation : Université de Strasbourg, Faculté des sciences sociales, Institut d’urbanisme et d’aménagement régional

Pays : France


Philippe Hamman

phamman@unistra.fr

https://orcid.org/0000-0001-7340-8646

Affiliation : Université de Strasbourg, Faculté des sciences sociales, Institut d’urbanisme et d’aménagement régional

Pays : France

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